Chapitre 2, Troisième partie
-Pourquoi ne l'avez-vous pas ignorée ? S'enquit Samial.
-Depuis quand dois-je me taire ? lui répondit le prince.
Tous deux marchaient sur une des voies végétales, en direction de la source, un grand lac naturel à proximité du village, un sanctuaire de paix et de silence. Le seul endroit où la prêtresse chat ne mettrait jamais les pieds, trop d'eau pour son feu, dédié à un Dieu qu'elle nommait Kordouai, un dieu de renaissance, un dieu phénix. L'opposé de la croyance tigre ; alors que Kordouai était le maître des flammes purificatrices, son culte dédié à la réincarnation et au Karma, la croyance en la Forêt-Mère voulait que tout ne soit qu'un, et que rien ainsi ne se renouvelle, puisque tout respirait, battait sur le même rythme. Pas de réincarnation, mais un transfert d'essence entre deux organes d'un même corps. Il n'y avait pas de mort et de renaissance, puisque rien ne mourait jamais. L'âme n'existait pas, ni les fantômes, il n'y avait pas de vie après la mort, ni de retour vers la vie à travers un nouveau vaisseau, le corps seul était, et à la Terre appartenait. Les chairs restaient des chairs, celle de la Forêt, l'Humus sur lequel les pas s'enfonçaient, l'eau dans laquelle les mains plongeaient. Rien ne cessait, tout était et cela sera toujours ainsi. Le cercle qu'on traçait sur la paume n'était donc pas un signe de renouvellement ou d'infini, mais un symbole d'immortalité. Le cercle est un et tout à la fois.
Ce qui Est un, Est tout.
Tel était la croyance des tigres. Une croyance bafouée par une étrangère, polluée, par l'interprétation fantaisiste d'une manipulatrice ; une chatte intelligente, Dirar le concédait. Elle était parvenue à joindre les deux bouts, à lier ce qui ne l'était pas, à rapprocher deux religions toutes différentes et à s'en justifier. Elle détruisait peu à peu une tradition, la remplaçant par une autre. Personne ne semblait pouvoir l'en empêcher. Le prince était piégé dans son discours ; les changements s'enchaînaient s'en qu'il ne puisse rien y faire, elle qui avait l'appui de son père malade, du moins pour le moment. Si la prêtresse voulait utiliser la guerre à son avantage, profiter de l'effervescence pour influer sur le moral des guerriers, Dirar pouvait faire de même, et il le ferait.
Si Samial le savait, il ne pouvait s'empêcher de craindre le pire, pressentant déjà comment tout cela allait se terminer.
-Vous prenez des risques inutiles, soupira le serviteur.
-Inutiles ? Je suis le prince. Cracha Dirar. Cette chatte n'a rien à me dire, rien à m'ordonner.
-Soyez patient, murmura Samial, impuissant à changer son seigneur.
-Nous n'avons que trop attendu.
Le regard de Dirar était douloureux. Il se souvenait encore des yeux de son frère, plein de regrets, alors qu'on l'avait banni, chassé de chez lui, alors qu'il ne cherchait qu'à les protéger tous. Et ce père corrompu ! Il lui en voulait. Lui et sa faiblesse pour cette féline, cette femelle qui s'était d'abord introduite comme mendiante dans le village, puis avait gagné le chevet du Chef de clan, avant de pénétrer sa couche. Il la haïssait pour cela.
-Vois ce qu'elle a réussi à accomplir en si peu de temps !
Le prince grognait, en rage.
-Nos enfants la croient et la révèrent, nos anciens lui donne du crédit, et la Forêt seul sait ce qu'elle a payé pour cela. Nous sommes des tigres. Nous prenons par la force. Pas besoin de viles ruses, pas besoin de secrets. Nous sommes un seul, et un seul peut tous nous diriger. Mon père a une fois été ce Un là. Il ne l'es plus. J'avais espéré que Kar le deviendrait à son tour.
Dirar enfonça ses doigts dans sa fourrure striée, ses lèvres tordues par le remord.
-Qu'elle manigance, laissa-t-il enfin échapper. Je réunierais mon peuple autour de moi, et ce, par le seul respect que j'inspire. Je deviendrais ce Un qui nous manque. Car quelqu'un doit protéger notre peuple. Et je deviendrais ce quelqu'un là.
Silence. La forêt, religieuse, se taisait. Dirar traça le signe dans sa paume. Samial fit de même, ému.
-Je vous suivrais, prince Dirar.
-Tu m'as toujours suivi.
- Je n'ai jamais été déçu.
***
Le soir même, Liliedel se trouvait sous la tente du chef des tigres. Celui-là arriverait bientôt, porteur des nouvelles des clans, qui s'étaient réuni en préparation de la guerre.
La prêtresse attendait impatiente. Elle avait fait placer sous les toiles recouvertes de tapisseries, un foyer sous une petite cheminée. Les flammes pourpres du bois de Ciur coloraient l'habitacle. Sur la grande table basse au milieu, on avait posée des grandes corbeilles de fruits odorants, des jarres de miel et de légumes confits, des grands vases de liqueur et de nectar, des plateaux de viandes crus, rouges, dégageant un parfum puissant et épicé.
Dirar et Samial entrèrent bientôt. Liliedel ne dit rien même si elle en pensait beaucoup. Apparurent ensuite les trois grands généraux du chef de clan, trois tigres massifs, vêtus d'un pagne recouvert de fourrure et de peau de Seryyln. Un grand coutelât en os tombait sur leur cuisse gauche, gravé d'une figure féminine, la forêt. Les mains en coupe au-dessus de sa tête, l'allégorie dévoilait son corps nu que de longues tresses de fleurs et de feuilles décoraient par endroit. Puis entrèrent les cinq membres de l'ordre ancien, cinq tigres au pelage grisonnant, cinq sages un peu gâteux, mais qu'on conviait, après tout, ils étaient la mémoire du village. Vinrent ensuite deux sentinelles, celles qui étaient de garde la journée passée et qui venaient délivrer les nouvelles. Puis les cinq frères de Dirar rejoignirent l'assemblée. Enfin, l'enfant du Kaliss entra.
Tous prirent place autour de la table. Les trois généraux, les six fils du chef, les cinq membres de l'ordre ancien, les deux sentinelles, l'enfant du Kaliss, et enfin, la prêtresse. Ne manquait que le grand Chef. Tous attendirent, comme des statues félines ; figés, immobiles, à se jauger, une incrédible tension dans l'air. Seul la prêtresse continuait son office, triant des brindilles que tour à tour, elle offrait au flamme. Elle ne s'était toujours pas faite à ces repas, où, Kordouai seul sait pourquoi, les tigres se figeaient derrière les tables, jusqu'à ce que le grand Chef prenne place en son bout. Elle détailla l'étrange scène, qui si elle n'avait pas apporté son brasero, se déroulerait dans la semi-pénombre. Comment pouvait il vivre ainsi ? Sans lumière. Elle se demandait parfois si les tigres ne voyaient pas dans le noir, cela expliquerait au moins leur comportement plus qu'étrange.
Elle se tenait à coté de la place du Chef, assise en tailleur. En face d'elle, cet étrange enfant dont elle ne connaissait le rôle. Enfant du Kaliss. Quel nom étrange. Elle n'aurait su dire ce qu'ils pensaient tous d'ailleurs, à laisser asseoir ce bambin qui ne dépassait le brasero debout. Il ne devait pas avoir plus de huit printemps et d'aussi loin qu'elle l'avait connu, il n'avait jamais parlé. Du côté droit se trouvaient les six fils alignés, du plus vieux au plus jeune. Dirar se situait au plus près d'elle, à côté de la place du chef. Cependant, un espace conséquent les séparait : le prince ne semblait pas accepter le départ de son frère ainé ; un vide dans son existence qu'il ne voulait combler, et ce vide prenait la forme de cette place, cet interstice entre lui et son père. Les autres fils étaient sans grand intérêt.
Enfin, les tentures se soulevèrent et apparut à contre jour, la silhouette du Chef : Evnaar le Elik. Il semblait crever la lumière du jour. Le rideau retombé, il ne resta que sa silhouette que le brasero découpait, projetant sur les toiles brodées de la tente, une ombre massive.Tous ce levèrent pour le saluer, lorsqu'il prit place, tous s'assirent. D'un geste de la main, il commanda qu'on commença le repas, et ainsi fut fait.
Evnaar était le tigre le plus fort de sa tribu les Adebaen ou Dents de fer, respecté de tous dans son clan, le Un qui guidait les enfants de la forêt, le Elik. D'une carrure pourtant ordinaire, personne ne pouvait l'égaler, à l'exception sans doute de son propre fils, Kar. Un fils qui l'avait quitté, un fils qui jamais ne deviendrait le Elik ; Evnaar ne le regrettait guère. Il n'avait jamais aimé la concurrence, ainsi avait-il tant redouté le potentiel naissant entrevu chez sa propre progéniture. Plus simplement, il haissait son fils. Son propre sang : il n'aurait pu lui pardonner de devenir plus fort, plus puissant que lui-même. Depuis quand était-il aussi imbu ? Il n'en avait pas conscience, mais il fut un jour ou il aimait ses enfants ; ce jour s'était effacé, emporté sous une pluie de feu , des histoires si bien contées, des mensonges si bien dits que le Chef était tombé. On avait défait la légende vivante, le tueur de Seryyln ; Liliedel aurait bien mérité le titre de Elik. Elle possédait un genre de force qui faisait tomber les guerriers plus vite qu'avec aucune arme. Elle était le plus grand danger qu'avait rencontré les tigres depuis les Temps d'Avant.
Le repas se déroula comme à son habitude, mais une effroyable tension restait déployée dans l'air. La guerre était là. Et tous attendaient les nouvelles du Elik. Après avoir terminé une fine coupe de viande rouge et sanguinolente, Evnaar prit enfin la parole.
-Le Conseil des Elikn a décidé.
Tous se turent. Evnaar prenant son temps, nettoya d'un coup de langue le sang sur ses griffes.
-Une alliance a été forgée. Les tigres s'uniront contre les lions. Que le village se prépare au combat, nous levèrons le camp dans six nuits. Quand à toi, Dirar, prends tes hommes dès à présent. Tu partiras demain.
Un murmure désapprobateur entre les généraux et les sentinelles. Le bruit se tue bien vite, sous l'aura du grand Chef.
- Si Dirar s'en va, alors qui mènera les éclaireurs à travers la Forêt-mère ? osa enfin l'un des généraux.
Dirar restait silencieux, ces deux prunelles figées sur son père, sans une once de stupeur.
-Ogdar s'en chargera répondit le Elik.
Un silence gêné se posa sur la table de dîner alors que le grand Chef prononçait le nom de son troisième fils, un tigre sans aucune prétention. Il était incontestablement le plus gêné de tous, mais fit-il au moins bonne figure en relevant le menton fièrement.
-C'est un honneur, Elik.
Les généraux hochèrent la tête pour approuver sa réaction. Ainsi se devait de parler un guerrier. Et cela même si le tigre n'avait que quatorze printemps.
Liliedel jubilait intérieurement, mais ne prit-elle même pas la peine de dissimuler le fin sourire qui se dessinait sur son visage. En face d'elle, un enfant l'observait, ses grands yeux ouverts détaillait la prêtresse, imprimait son image dans tous son être. En lui, des forces se déchiraient, des forces bien trop grandes pour le si frêle et exiguë corps qui les contenait.
***
Lorsque le repas fut terminé, Ogdar vint saluer Dirar qui se préparait au départ.
-Je ne serais jamais un aussi bon éclaireur que toi, Anui. Je ne mérite pas d'être le Flagai.
Dirar posa son épaisse main sur l'épaule de son petit frère. Il y dessina un cercle avec sa griffe.
-Tu es jeune. Tu apprendras vite. Je n'ai pas peur, Anei, tu seras un Flagai, le reflet de la lune dans la nuit. J'ai parlé aux éclaireurs. Ecoute Reynel. Il te guidera.
Ogdar maintint le regard de son grand frère et idole.
-Notre père et Elik a changé, Anui. Sinon, il ne m'aurait pas confié cette tâche. Mais je défendrais mon honneur.
Dirar sourit et embrassa son frère. Il pouvait lire dans ses yeux la détermination de cet être à peine sortie de l'enfance.
- Ce qui est Un, est Tout.
-Ce qui est Tout, est Un.
Son frère le salua en retour sans comprendre la véritable signification de cet au revoir solennel. Au plus profond de lui, Dirar savait qu'Ogdar était destiné à mourir.
Lorsqu'il entra dans sa tente, Dirar pleura son frère et son funeste destin, blâma l'absence de leur protecteur Kar, jura sur le nom de ce père qu'il haïssait, et enfin s'insulta lui-même, incapable, impuissant à protéger sa famille du Elik. Fusse t-il Evnaar ou Liliedel.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro