Jour 5 : Le midi

Ce midi, j’ai encore été invitée à déjeuner avec Angel et les filles de son groupe. Je commence à m’habituer à leur présence, mais un léger malaise persiste avec certaines d’entre elles. Avec Marie, en revanche, tout est plus simple, presque naturel.

Alors qu’Angel engloutit une bouchée de son repas, elle interrompt la conversation :

– Au fait, les filles, quelle heure est-il ? Il faut qu’on passe à l’épicerie avant les cours.

Je baisse les yeux vers ma montre.

– Midi douze, dis-je timidement.

Elle lève un sourcil, visiblement peu enchantée que ce soit moi qui lui réponde.

– Ok, marmonne-t-elle sans plus de considération.

Angel est vraiment étrange. D’un côté, elle m’a entraînée dans son cercle dès la rentrée, mais depuis, elle semble oscillante, parfois amicale, parfois désinvolte.

– Vous saviez, commence-t-elle en changeant de ton, que quand on tombe sur une heure comme ça, avec les mêmes chiffres pour l’heure et les minutes, la lettre correspondante dans l’alphabet indique l’initiale de la personne qui pense à vous ?

Manon, visiblement amusée, enchaîne :

–Donc, là, on tombe sur la lettre L ?

Angel hoche la tête avec enthousiasme, tandis qu’elles entament ensemble l’alphabet en comptant jusqu’à douze. Je suis surprise. Ce genre de petit jeu enfantin les amuse ?

– C’est bien le L ! s’exclame Angel, le regard pétillant. Alors, Heavan, tu connais quelqu’un dont le prénom commence par un L ?

Je réfléchis un instant avant de répondre :

– Non, pas à ma connaissance.

Les filles éclatent de rire, même Lisa, habituellement plus discrète.

– Moi, je n’en connais qu’un, ajoute Angel d’un ton assuré et moqueur.

Manon la relance, curieuse :

– Qui ça ? On le connaît ?

– Évidemment ! Celui de ma classe. Vous savez, le chanteur low-cost.

Manon rit aux éclats, presque incrédule.

– Oh non, pas lui ! Ce type est insupportable. Il se prend pour une star alors qu’il chante comme une casserole.

Elles rient toutes de concert, Manon se tapant sur les cuisses. Mais moi, je reste silencieuse, un peu perdue face à cette avalanche de médisances.

– Louis ? demande Chloé en plissant les yeux.

Angel acquiesce avec un sourire en coin tout en attaquant son dessert.

– L’an dernier, il pensait avoir un don. Mais sérieusement, il chante faux, et son anglais est une catastrophe. Mes oreilles saignent dès qu’il ouvre la bouche.

Manon renchérit :

– Et le pire, c’est que le prof d’anglais le couvre parce qu’ils aiment les mêmes groupes de rock.

Je ne peux m’empêcher de poser une question, intriguée malgré moi.

– Il joue du rock ?

C’est ce Louis dont elles parlent depuis le début de la semaine. C'est lui qui m’intrigue, même si je ne le connais pas.

Malgré leur discussion, je reste en retrait, n'étant pas du genre à juger quelqu’un sur des rumeurs.

Angel éclate d'un rire strident.

– C’est ce qu’il dit, mais honnêtement, moi j’appelle ça du yaourt. Il marmonne plus qu’il ne chante.

C'est à ce moment que je me permets une précision :

– En fait, le rock a de nombreux sous-genres. Il y a le hard-rock, l’indie, le glam-rock, et bien d’autres… C’est un style musical très varié.

Mais Angel me regarde comme si je venais de lui expliquer une équation complexe.

– Pour moi, c’est tout pareil, lâche-t-elle avec un haussement d’épaules.

Je sens la colère monter en moi. Le rock, c’est sacré pour moi. C’est le seul lien que j’ai réellement avec ma mère. Et voir Angel réduire ce genre à quelque chose d’insignifiant me dérange profondément.

– Pas si fort, Angel ! s’écrie Manon en lui donnant un léger coup de coude. Il est juste derrière nous.

Angel se retourne brièvement avant de hausser les épaules.

– Et alors ? Ce que je dis, tout le monde le pense.

Un frisson de malaise me traverse. Comment peut-on être aussi cruelle avec autant d’assurance ? Je ne connais pas Louis, mais ces paroles me blessent comme si elles m’étaient directement adressées.

Cette scène me fait comprendre une chose : certaines filles peuvent être réellement méchantes, gratuitement. Mais moi, je refuse de me laisser emporter dans cette vague de médisances. Je préfère m’en tenir éloignée.