Jour 19 : vendredi midi

Bientôt trois semaines se sont écoulées depuis la rentrée et je continue de faire mon petit bout de chemin plus ou moins seule.

Ces derniers jours, Marie est devenue une présence réconfortante. Cette fille, avec sa crinière mi-blonde mi-brune et son sourire chaleureux, est une véritable perle. Nous avons beaucoup discuté, et il n’a pas fallu longtemps pour que je découvre qu’elle est une grande fan d’un certain Keen’V. Nos goûts musicaux ne pourraient pas être plus opposés.

De mon côté, je lui raconte ma vie avant de venir en France et surtout les différences culturelles entre ici et l’Amérique.

– Les mentalités n’ont rien à voir, lui avais-je confié. Le mode de vie est complètement différent, et parfois, c’est... déstabilisant. Là-bas, les gens sont plus ouverts, plus chaleureux. Ils n’hésitent pas à aider un inconnu. Ici, c’est plus… discret, plus réservé.

Marie m’écoute avec attention, hochant doucement la tête. Peu à peu, nos échanges deviennent plus personnels. Je lui parle de mes difficultés à m’intégrer au lycée et, inévitablement, d’Angel. Le sujet est délicat, puisque c’est son amie, mais je suis surprise par sa neutralité et ses conseils bienveillants.

– Angel a un sacré caractère, reconnaît-elle, c’est vrai qu’elle peut être… spéciale, mais je ne pense pas qu’elle soit méchante. Elle manque peut-être de confiance en elle. Donne-lui du temps, tu verras. À force, vous apprendrez à vous connaître. Qui sait, d’ici la fin de l’année, vous serez peut-être inséparables !

Malgré son optimiste et ses encouragements à m'intégrer parmi elles, je décide de passer mon midi dans mon refuge préféré. Cela fait trois jours que je n’y ai pas mis les pieds, et l’idée de retrouver l’odeur familière du papier et le calme des rayonnages me réconforte.

La documentaliste, me voyant quotidiennement, me reconnaît et m'accueille avec un sourire chaleureux.

J'échange un peu avec cette dernière pendant que je lui rends certains des bouquins que j'avais empruntés à la rentrée et dont j'ai terminé la lecture.

– Vous êtes déjà de retour ? dit-elle en récupérant les livres que je viens de terminer.

– Oui, ces ouvrages étaient captivants, mais j’ai besoin de nouvelles découvertes, réponds-je avec un sourire.

Il me tarde d'en trouver de nouveau et j'espère être tout aussi émerveillée que lors de mes précédentes trouvailles.

Du coin de l’œil, je remarque que ma place habituelle est libre. Soulagée, je m’empresse de chercher un nouveau roman à dévorer. Mais alors que je fouille les rayons, je vois, à travers une rangée de livres, qu’un étudiant aux cheveux en bataille a accaparé mon coin.

Un pincement de frustration me serre la poitrine. Mes recherches perdent de leur saveur, et mon enthousiasme s’éteint peu à peu. Avec une moue dépitée, je me dirige vers le bureau des emprunts, les bras chargés de livres, traînant comme un boulet mon humeur un peu morose.

La documentaliste s'exécute me commentant l’un de mes choix, La Divine Comédie de Dante, mais je ne l’écoute qu’à moitié, trop préoccupée par l’intrus qui a subtilisé ma place.

Et si Louis avait raison après tout ? Et si je m'imposais une bonne fois pour toutes ?

« Prends ton courage à deux mains, Heavan. Tu peux le faire ! » murmure une petite voix intérieure

Qu'à cela ne tienne !

Inspirant profondément, je récupère mes livres, murmure à cette dernière un timide « merci » et me dirige vers ma table. Plus j’avance, plus mon cœur tambourine dans ma poitrine.

Je m’arrête devant l’étudiant, prête à exprimer mon mécontentement. Mais au moment où nos regards se croisent, je reste figée.

Assis là, un sourire en coin, me fixant avec une intensité presque déstabilisante, se trouve Louis Sträff en personne.

Quelle surprise…

– Salut, Heavan, lance-t-il d’un ton faussement nonchalant, tout en croisant les bras sur la table.

Son sourire ravageur me désarçonne. Pendant une fraction de seconde, j’en oublie même pourquoi je suis là. Mon cerveau tente désespérément de rassembler des pensées cohérentes, mais tout ce qui sort de ma bouche est un maladroit :

– Euh… Qu’est-ce que tu fais là ?

Il hausse un sourcil, amusé.

– Je pourrais te poser la même question. Mais vu ta tête, je suppose que cette place a une signification particulière pour toi.

Je fronce les sourcils, gênée par son ton moqueur.

– C’est juste… un endroit tranquille. J’aime m’installer ici pour lire, réponds-je, tentant de retrouver un semblant de contenance.

Louis tapote doucement la surface de la table.

– Alors, ça tombe bien. J’ai toujours pensé qu’un bon endroit pour lire devait être partagé.

Je reste interdite. Partager ? Avec lui ? Mon cœur hésite entre panique et curiosité. Il doit sentir mon hésitation, car il ajoute :

– Écoute, je peux partir si ça te dérange vraiment. Mais si tu veux bien, on pourrait… discuter un peu. Je t’ai souvent vue ici, et ça m’intrigue.

Ses mots me prennent de court. Il n’a pas l’air de se moquer, pour une fois. Son regard est sincère, presque désarmant.

– D’accord… Pourquoi pas, finis-je par dire, presque en murmurant.

Celui-ci se redresse légèrement, visiblement satisfait de ma réponse. Je pose mes livres sur la table et m’assois face à lui, les mains tremblantes.

– Alors, par quoi on commence ? demande-t-il avec un sourire énigmatique.

Comment vais-je m'en sortir ?