Ch 51 : Le poids du devoir
« Xiuxiu avait sept ans quand je l'ai rencontré. Nous avions le même âge. C'était la fille d'un jardinier de notre résidence qui s'appelait Song. La première fois que je l'ai vu, elle m'a partagé des grenades qu'elle récoltait directement sur un arbre. Je l'ai aimé dès le premier jour. Nous étions tous deux des enfants, on s'aimait d'un amour innocent, on jouait souvent à la maman et au papa, et Ang, son petit frère, était notre bébé. Ang était muet et plutôt maladif, ce rôle lui allait très bien. Mais quelques années plus tard, j'ai été forcé de quitter la résidence des Yu, j'ai été envoyé à la secte Bambou de Jade. Là-bas, j'ai appris la mort de Xiuxiu au moment où mes frères me disaient que père et mère Hu étaient morts, et me demandaient de rentrer à la maison...
— Tu es allé directement voir Xiuxiu... Tu n'es pas revenu tout de suite à la maison, se rappela Mei Fang d'une voix qui tremblait en s'échappant de ses lèvres devenues blanches.
— C'est vrai, répondit Yu Shengcai en lâchant un petit rire. Je ne voulais pas croire qu'elle était déjà morte et que je n'ai pas été là, ni à ce moment-là, ni même à ses funérailles...
— La mort de Xiuxiu, demanda Qian Jingliu, est en lien avec le Coeur de Soleil ?
— Jueye Qian est perspicace, félicita Yu Shengcai. La lettre ne disait pas comment était morte Xiuxiu. Ce n'est qu'en allant au village où vivait sa famille que j'ai appris qu'un Yao l'a attaqué et l'a tué.
— Comme ce qui est arrivé à mademoiselle Lune, dit Yuan Lie, qui commençait à comprendre qu'il y avait bien un lien entre ces deux décès tragiques, pourtant identiques.
— C'est exact. C'était le père de Xiuxiu qui avait été transformé en Yao, mais cela, je ne l'ai su que très tard. À l'époque, les villageois ont cru que le jardinier Song avait aussi été tué par le Yao, même si son corps n'a jamais été retrouvé, car ils savaient tous que jamais il n'aurait abandonné Ang. Comme Ang était encore trop jeune et muet, seul, il n'aurait pu survivre. Leurs voisins m'ont appris que Ang était parti vivre chez un oncle dans un lointain village de pêcheurs dans le royaume de Ba, l'un des frères du jardinier Song. Personne ne savait précisément où c'était. J'ai bien essayé de le retrouver, mais je n'avais que peu de ressources à cette époque, je n'aurais même pas su par où il fallait commencer, alors je n'ai pu que jeter des filets au hasard à la recherche d'informations qui ont été infructueuses. Et puis mon frère Zhaocai a déclenché sa guerre... »
Yu Shengcai marqua une pause et essuya la sueur du visage de son frère avec le bord de sa manche. Un voile de tristesse enveloppait ses yeux.
« Étrangement, ce fut aussi grâce à cette guerre que j'ai pu retrouver Ang, ou plutôt, il m'a retrouvé. Lorsqu'il a quitté sa maison après la mort de sa famille, j'étais déjà parti depuis des années sur le volcan des Zhu. Il ne pouvait pas deviner mon retour. La guerre finie, moi et les autres membres de mon clan étions confinés et avions l'interdiction de quitter le royaume de Ying. Le nom des Yu a été rayé et remplacé par Yumei. Nous étions comme des épines sur la route, tout le monde nous évitait et personne ne voulait plus faire affaire avec nous. Ang était devenu un adulte, il avait réussi à survivre et à échapper à la guerre. Lorsque les nouvelles sont parvenues jusqu'à lui, il a pris ses affaires, il a fait un long voyage et il m'a retrouvé. »
Mei Fang s'était mis à trembler de tout son corps, car la douleur de sa main amputée commençait à se transformer en véritable torture.
« Qu'est-ce qu'un muet a-t-il pu te raconter mon frère, qui t'a fait souhaiter ma mort ? » parvint-il à articuler péniblement.
Yu Shengcai ne tourna vers lui qu'un dur regard froid et lui répondit :
« Il était muet, mais il n'était ni sourd, ni aveugle, et il avait ses deux mains et tous ses doigts. Il savait lire et écrire, il est même un garçon extrêmement intelligent... Il m'a tout raconté. Il a tout écrit. Comment tu étais chez eux ce soir-là, comment tu as utilisé un objet rond et brillant pour changer son père en vile créature, comment sa soeur, Xiuxiu, s'est fait tuer en voulant venir au secours de son père... »
Mei Fang lâcha un soupir de dédain, ses dents se mirent à claquer.
« Ce fut mon erreur... J'ai laissé le Yao tuer la fille... Je n'ai pas fait attention en m'assurant de la mort du dernier. Comme il était muet, il a dû se cacher sans faire de bruit... Tsst.
— Oui mon frère, tu aurais certainement dû faire attention à l'eau qui dort, approuva-t-il cette fois avec un sourire en s'adressant à lui. Même si j'ai ressenti du ressentiment envers toi, je n'ai pu me résoudre à te haïr...
— Vraiment ?
— Nhh » confirma Yu Shengcai d'un hochement de tête.
Les deux frères s'entretenaient comme s'ils étaient seuls en ce lieu, discutant à la faible lueur d'une lampe dans un jardin ancien des Plaines du Zénith. Leurs tons n'étaient ni colériques, ni empreint d'amertume ni de haine.
Mei Fang poussa un long soupir, comme s'il acceptait son destin. Ses dents cessèrent de claquer, son corps cessa de trembler et ses épaules se redressèrent légèrement. Yu Shengcai ne manqua pas ce léger changement, mais ne dit rien.
« Je t'aimais mon frère, et je ne pouvais pas me résoudre à faire du mal à la dernière famille qui me restait. J'ai gardé Ang parmi mes serviteurs et je lui ai demandé de ne rien dire et de me laisser faire. Je lui ai promis de venger sa famille et qu'un jour je trouverai bien une solution. En vérité, je mentais, mais je ne voulais pas le perdre, car lui aussi était comme un membre de ma famille. Et puisque les autres clans te retenaient loin de nous et que tu vivais à Wanqui, cela m'a permis de faire patienter Ang. J'ai essayé de trouver en moi la force de pardonner ce que tu avais fait à Xiuxiu. Mais quand j'ai appris la mort de mademoiselle Lune, comment elle a été tuée par un Yao, j'ai immédiatement compris que tu étais impliqué. À cause de toutes les invocations de Zhaocai pendant la guerre, notre monde n'arrivait plus à faire revenir les Yao naturellement, alors ce Yao qui s'est soudain manifesté pour tuer mademoiselle Lune juste avant le Procès du Nadir, c'était une coïncidence trop étrange pour que ce soit un hasard.
— Je ne peux plus le nier maintenant. Oui, c'est moi qui l'ai fait.
— Cela a fait bouillir mon sang ! Même Zhaocai n'était qu'un pion pour toi, n'est-ce pas, grand frère ?
— Dans une certaine mesure, oui, c'est le cas. J'aimais notre frère aîné malgré son caractère détestable et ses défauts, c'est vrai. Je voulais réellement l'aider à accomplir son rêve, j'aurais été heureux s'il avait su mieux se contrôler et maîtriser son envie de domination. Je lui ai même donné le véritable joyau que j'avais ramassé et s'il n'avait pas causé la mort de tant de gens et commis tous ces crimes, jamais je n'aurai mis fin à son existence. Mais notre frère avait l'esprit trop cabossé par le martelage incessant de sa mère dans son enfance, il a poussé comme un arbre tordu. Je devais l'arrêter, c'était ma faute et mon devoir. »
Yu Shengcai avait la gorge serrée, il ne put qu'émettre un souffle de mépris et ferma les yeux. Yuan Lie intervint à son tour.
« Pourquoi avoir tué mademoiselle Lune ? Pourquoi avez-vous voulu influencer le Procès du Nadir ? Était-ce pour que la guerre sur les Enfers soit votée ?
— Sa mort était un mal nécessaire. Faire le mal pour le mal n'était pas ma raison première pour commettre ce méfait. Je voulais simplement m'assurer que la chance soit équitable des deux côtés, car avec la mort de mon bras droit quelque temps plus tôt, j'avais hélas causé un déséquilibre dans un camp. J'ai voulu simplement rectifier cette faute. Mon but a toujours été de rendre le monde meilleur et d'affranchir le Monde Mortel de l'emprise chaotique des créatures spirituelles qui impactaient nos vies et nos pays, et de rendre à l'homme le contrôle sur son propre monde... Je n'espère pas que vous compreniez mes intentions. Je suis loyal envers les humains, je veux arracher ce monde de ses mauvaises herbes et améliorer les systèmes. C'est pourquoi j'ai accepté de partager le pouvoir du Coeur de Soleil avec les autres clans, je voulais briser ce système et cette hiérarchie entre clans qui n'ont apporté que guerres et misères. J'ai toujours eu des intentions sincères et tournées vers le bien de l'humanité.
— Alors pourquoi avez-vous trompé les chefs de clans qui formaient avec vous l'Alliance des Cinq Cardinaux ? Ils vous ont épargné, ils ont épargné le clan Yu, ils ont travaillé avec vous pour tenter de redresser l'équilibre entre les Trois Grands Royaumes durant des années. Ils ne voulaient que faire le bien, pourtant vous les avez trompés en leur donnant un Redondant.
— Si mon propre frère s'est laissé corrompre par le pouvoir que lui procurait cet objet, que croyez-vous qu'il se serait passé entre les mains de cinq autres personnes ? Je ne pouvais pas me permettre de leur remettre aveuglément le Coeur de Soleil sans une assurance. Je craignais d'être encore déçu par mes semblables, que ces loups ne respecteraient pas l'accord.
— C'est pourquoi vous leur avez fait croire que l'objet avait été imprégné par un pacte de lignage et qu'il ne pouvait marcher qu'en présence d'un Yu, déclara Yuan Lie d'un air pensif. D'un côté, vous vous assuriez qu'ils laissent votre frère et les Yu qui restaient en vie, et d'un autre côté, vous les avez obligés à vous garder auprès de l'objet. Et quel meilleur Yu que celui qui a tué l'ancien oppresseur, qui a sauvé le monde d'un géant et du Patriarche des Enfers que vous, Mei Fang ? De cette manière, vous pouviez à la fois les surveiller et utiliser le joyau et le Redondant. »
Mei Fang garda le silence et n'émit qu'un sourire avenant. Qian Jingliu ne se laissa pas prendre à son jeu et intervint à son tour d'un ton dur.
« Derrière votre sens aigu de droiture et votre intégrité, Mei Fang, en réalité, vous ne faites que dénigrer le monde depuis le début. Vous êtes un homme au masque de fer, au coeur de pierre et vous prenez plaisir à contrôler les autres et les événements. Vous faites preuve de mépris et de condescendance envers ceux qui ne partagent pas votre vision. Vous vous considérez au-dessus de tous, plus éclairé, plus intelligent que le reste de l'humanité. Mais si un palmier envoie son ombre loin, jamais il ne peut couvrir tout le ciel. C'est un trait de caractère qui est semblable à feu votre frère, Yu Zhaocai. Vous avez bien cela en commun. Vous croyez tenir la lanterne et conduire les gens, en réalité, vous les avez conduits dans le fossé et n'avez semé que le malheur. »
Mei Fang dirigea un regard empli de surprise vers Qian Jingliu et Yuan Lie. Son visage était pâle comme celui d'un spectre, témoignant de la souffrance imposée par sa blessure. Bien que Qian Jingliu eût stoppé l'hémorragie de sa main tranchée, la douleur mordait et cognait comme le son d'un bronze qu'on martelait sans cesse. Mei Fang ne dit rien et baissa simplement les yeux avec un sourire en contemplant ces mots.
« Les autres arrivent, ils seront bientôt là, déclara Qian Jingliu de sa voix de velours. La réputation du Grand Conseiller sera réduite à néant et tout ce qu'il a entrepris pour cette guerre sera abrogé. Il répondra de ses crimes dans un procès. »
Plus loin, des bruits de voix et de pas se rapprochant commencèrent à se faire entendre. Les autres cultivateurs n'allaient pas tarder à arriver et ils pourraient enfin leur remettre le coupable. Yu Shengcai aida Mei Fang à se redresser en passant son bras valide autour de son cou et en le tenant par la hanche. Mei Fang étouffa péniblement un bruit de douleur et, une fois debout sur ses jambes, il tira encore plus son jeune frère vers lui et appuya sa tête contre la sienne.
« Je suis désolé, mon cher petit frère, lui murmura-t-il. Je ne savais pas que tu aimais cette fille et que je serai la cause de ta douleur, je n'ai jamais voulu te faire de mal délibérément. Je suis sincèrement désolé, et aujourd'hui, je regrette. Je te demande pardon, même si c'est trop tard, mais sache que je t'aime profondément Sheng-er. Zhaocai et toi, vous étiez ma lune et mon soleil, vous étiez les seuls qui ont réellement compté pour moi. Je suis très fier de l'homme que tu es devenu. Sois toujours fier, car tu es notre fierté. »
Yu Shengcai serra son frère plus près de son corps. Des larmes se mirent à rouler sur ses joues.
« Moi aussi, grand frère, lui murmura-t-il. Je t'aime de tout mon cœur, sans réserve. Es-tu prêt ?
— Je suis prêt » répondit calmement Mei Fang.
À ces mots, Yu Shengcai plongea la pointe froide d'un poignard entre les côtes de Mei Fang. Des sons étouffés s'échappèrent de lui à travers des gargarismes ensanglantés. Mei Fang jeta un profond regard à son frère tandis qu'il tituba en s'accrochant maladroitement à ses vêtements, luttant désespérément pour de l'air. Yu Shengcai plongea sa lame semblable à l'eau plus profondément et glissa une main dans le dos de son frère pour le soutenir dans sa chute.
Yu Shengcai répéta :
« Je suis désolé » en tombant sur ses genoux, le corps de son frère mourant dans ses bras.
Mei Fang glissa une main ensanglantée sur la joue de son benjamin et lui sourit. Ses yeux se teintaient de larmes rouges, il lutta pour pouvoir lui dire dans un dernier souffle :
« Merci... »
Yu Shengcai lui rendit son sourire. Dans les yeux de Mei Fang, il ne lut aucune haine, ni aucun regret. Alors que la vision de Mei Fang se brouillait, il revit les plaines verdoyantes des rizières où Yu Zhaocai et lui promenaient ensemble le petit Sheng-er, riant gaîment et gazouillait en leur tenant la main alors qu'il apprenait maladroitement à marcher. Au loin, Mei Fang aperçut la silhouette familière de sa mère et entendit sa voix mélodieuse qui l'appelait en lui faisant signe de la main. Sa forme pouvait clairement se voir dans le soleil couchant qui baignait les prairies de la couleur du jaspe. Il réalisa à quel point ce sourire l'avait tant manqué. Il sourit, ferma les yeux et libéra ses dernières larmes.
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