Ch 39 : Les braises
Autour du petit feu qui avait commodément grossi, Yuan Lie leur narra leurs péripéties et aventures depuis l'instant où il fut ramené et sa quête le menant à Cime-d'Ail avec Qian Jingliu. Il leur exposa même leur théorie sur les deux yao impliqués dans le but de tuer mademoiselle Lune.
« La piste d'un deuxième yao devenant de plus en plus difficile à prouver, nous nous sommes penchés sur la raison qui aurait incité une personne à vouloir tuer cette jeune femme. La raison, selon nous, était de l'éliminer afin d'influencer le Procès du Nadir. Nous avons appris qu'il y a eu d'autres morts avant elle, qui ont aussi impacté le procès bien avant son accident à Cime-d'Ail. Le trépas de deux frères : Dǎ Zhan et Dǎ Cheng. C'est ce qui nous a amenés à Ongmeng. Nous voulions poursuivre la piste de la mort des deux frères, mais... Pour l'instant, eh bien... Disons que nos investigations n'ont pas eu le temps d'aboutir. C'était une entreprise délicate pour nous, étrangers d'ici, même avec le grand Faiseur de Pluie, de nous présenter sans invitation chez la famille Dǎ pour enquêter sur la mort de ses fils. À ce moment de notre enquête, nous nous sommes retrouvés dans une impasse.
— Ainsi, vous n'avez rien appris sur la mort de ces deux frères ?
— Non, nous n'en avons pas eu le temps, car c'est aussi là que nous nous sommes faits attaqués par des hordes de Mo. En vérité, nous avions encore des doutes quant à l'invocation de deux Yao au pic Cime-d'Ail, mais quand nous avons subi l'attaque des Mo, plus aucun doute n'était permis. Quelqu'un dans l'ombre doit certainement subtiliser le joyau Cœur du Soleil. Nous avons été retenus pendant des jours et loin d'Ongmeng, et nous n'avons pas pu poursuivre nos recherches, surtout dans mon état, ajouta-t-il en désignant ses yeux, nous n'avions aucun moyen de creuser cette piste. »
À cet instant, Yu Shengcai leva les yeux vers Qian Jingliu et lâcha :
« Je pourrais peut-être vous offrir quelques renseignements... J'étais présent le soir où le seigneur Dǎ Zhan a trouvé la mort. »
Yuan Lie orienta vivement la tête vers le son de sa voix.
« Sais-tu pourquoi et comment il est mort ? » demanda-t-il prestement.
Tous les visages se tournèrent vers Yu Shengcai. Ce dernier essuya la sueur sur son front, mal à l'aise d'être la proie de tous les regards.
« L'honorable Dǎ Zhan a trépassé dans un incendie après une dispute avec une jeune maîtresse de la province de Sui. Un jour, cette jeune femme s'est présentée à la Tour Acéphale, accompagnée de plusieurs pratiquants d'arts martiaux pour demander des comptes au seigneur Dǎ. Elle affirmait avoir tenté de le voir maintes fois, mais l'honorable Dǎ était comme une anguille glissante qui se faufilait toujours hors de sa portée. Alors elle n'a eu d'autres choix que de venir demander l'aide de mon frère, Mei Fang. Mon frère était le supérieur de feu seigneur Dǎ Zhan. Elle était venue à la forteresse pour venir réclamer justice et se venger. »
Il marqua une pause, laissant son récit s'insinuer dans l'esprit de son auditoire.
***
La forteresse immense du nom de la Tour Acéphale tirait son nom de la tour où était gardé le précieux joyau Cœur de Soleil. Elle se dressait fièrement sur une montagne, dominant le paysage environnant de toute sa hauteur. Ses murs de pierre épais et solides étaient surmontés de créneaux et de tourelles de guet, prêts à défendre la tour contre toute intrusion ennemie. Des bannières et des drapeaux aux couleurs des clans de cultivation des Neuf Royaumes flottaient au vent sur les remparts, ajoutant une touche de couleur à l'ensemble sévère et imposant. Des jardins et des patios intérieurs offraient un peu de verdure et de tranquillité au milieu de la forteresse, tandis que des escaliers en colimaçon permettaient de monter jusqu'aux sommets des murs pour admirer la vue imprenable sur les alentours.
Pendant cinq jours, le tumulte de plusieurs voix en colère avait résonné devant la Tour Acéphale. Tout ce raffut venait d'un groupe de personnes en furie, martelant ses portes de leurs poings, armés de bâtons. Les gardes avaient essayé de les apaiser, mais leur colère était comme une mer déchaînée, difficile à contenir jusqu'à ce qu'ils obtiennent une audience avec le Grand Conseiller.
Ce dernier se trouvait dans la salle d'audience de la forteresse, plongée dans l'obscurité où seules quelques lueurs de lune glissant à travers les hautes fenêtres éclairaient les fresques ornant les murs. Mei Fang élaborait paisiblement les thèmes de la prochaine rencontre des dirigeants des clans majeurs autour d'une grande table laquée tout en dégustant des petits biscuits au miel. Il aimait toujours avoir de la nourriture à portée de main, et il avait une petite pile de graines de pastèques à côté de lui pour satisfaire ses envies de grignotage. C'était un trait pour lequel il était aussi réputé — il avait toujours de la nourriture dans ses manches ou stockés dans un petit miroir qiankun avec lui.
Dans la pièce, des fauteuils vides et silencieux, fabriqués à partir de bois précieux, ornés de dorures et de motifs délicats sculptés à la main, attendaient patiemment les débats et les jugements qui se tiendraient ici à la prochaine conférence. Devant lui, une lampe à huile fumait faiblement, répandant le parfum subtil de l'encens et de la cire chaude. Un paravent de papier peint et un banc en bambou garni de coussins moelleux complétaient l'ameublement minimaliste de la salle. Tout était calme et paisible, comme si la salle était en attente de l'arrivée de ses augustes occupants.
Ce fut dans cette salle que Mei Fang accepta de rencontrer la femme et ses acolytes. L'arrivée soudaine du groupe en colère brisa la paix et la sérénité qui y régnait jusqu'alors. Mei Fang se leva de sa chaise et se dirigea calmement vers eux.
Mei Fang s'était épanoui en prenant de l'assurance et du pouvoir au fil des ans. Il était plus grand et plus imposant qu'auparavant, avec des épaules droites et une posture fière. Ses traits avaient gagné en maturité et conféraient une expression plus sérieuse à son visage. Il portait toujours son chapeau chinois d'érudit, mais ses cheveux s'étaient épaissis et montraient des reflets argentés aux tempes, amplifiant davantage sa stature autoritaire. Ses yeux avaient conservé leur douceur, mais ils reflétaient maintenant une profonde sagesse conquise au fil des années. Bien qu'il ait conservé son appétit pour les collations, son corps s'était tonifié, reflétant son dynamisme et sa détermination. En somme, Mei Fang était devenu un homme influent et respecté, symbolisant la puissance et la stabilité qu'il avait acquises avec le temps.
« Je suis le Grand Conseiller de la Tour Acéphale, déclara-t-il d'une voix qui coulait comme une rivière tranquille, bien que teintée d'une nuance d'autorité. Je suis ici pour écouter vos revendications. Si vous êtes prêts à discuter de manière raisonnable, je suis prêt à vous accorder une audience. Mais si vous continuez à crier et à vous montrer violents, je serai obligé de faire appel à la force pour maintenir l'ordre.
— Je suis Petit Nuage*, unique héritière du baron Li Mingzhong de la province de Sui. Je viens quérir justice et vengeance à l'encontre de votre bras droit, Dǎ Zhan. Ce traître a abusé de ma vertu et a bafoué mon honneur et celle de ma famille ! J'exige le droit d'appliquer une faide* contre cet homme ! »
Devant Mei Fang, se tenait une jeune femme, très belle et si fine que ses deux petites mains tiendraient dans une seule des siennes. Son visage était encadré par des traits délicats, avec des yeux expressifs et un front lisse. Dans son regard et sa prestance, se reflétait une force intérieure indomptable.
« Dǎ Zhan ? dit calmement Mei Fang en la toisant des pieds à la tête. Que lui reprochez-vous pour venir jusqu'à cette forteresse demander justice ?
— Lui-même ! Cet homme a trompé ma famille en se faisant passer pour son frère Dǎ Cheng et il disait vouloir me prendre comme épouse. Il a emprunté les traits de son propre frère pour nous leurrer, moi et mes vieux parents ! J'exige qu'il paie pour ce mensonge !
— Comment pouvez-vous avoir la certitude que c'était vraiment le seigneur Dǎ Zhan et non son frère ?
— Parce que ce traître portait le visage de son propre frère ! Car le véritable Dǎ Zhan était déjà marié et le véritable Cheng n'a même jamais mis un pied à Sui ! »
La salle était emplie du crépitement des flammes mourantes, Mei Fang regarda Petit Nuage avec une expression impassible, mais ses yeux dénotaient une profonde réflexion. Le Grand Conseiller savait qu'il devait affronter cette situation avec la sérénité d'un sage. Les accusations étaient graves. Il ne pouvait pas refuser de les gérer après qu'il eût entendu l'affaire. Dǎ Zhan était un personnage important à la Tour Acéphale — après tout, il était son bras droit. Toutefois, ils étaient quand même à la Tour Acéphale, ce n'était pas le lieu pour régler ses comptes personnels, ni pour traiter ce genre de scandale. Mei Fang était le gardien de cette forteresse et il était assidu dans ce rôle et ses responsabilités. Il n'aurait jamais toléré pareille intrusion pour ce type d'affaire privée dans ce lieu, alors après avoir entendu leurs doléances, il les renvoya ailleurs pour traiter le problème.
Dans le but de trouver une issue favorable à cette situation et désireux d'apaiser les tensions dans la mesure du possible, Mei Fang invita la femme dans sa propre demeure, située dans le village au pied de la montagne. Il alla immédiatement dans son salon et les fit appeler. C'était une pièce spacieuse et lumineuse, décorée avec goût et raffinement. Les murs étaient tapissés de papier peint à motifs floraux et de calligraphies fines et élégantes, témoins de la culture et de la sophistication de son occupant. Des tableaux et des estampes étaient accrochés ici et là pour ajouter une touche d'art et de poésie à l'ensemble. Quelques coussins en soie et des coussins en coton recouvraient les banquettes et les chaises, des paravents et des lanternes en papier diffusaient une lumière tamisée et chaleureuse et quelques lampes à huile en bronze aux motifs élaborés étaient disposées çà et là dans la pièce, répandant partout leur lumière diffuse et l'odeur d'huile et d'encens. Tout était calme et paisible, disposé dans un ordre bien précis, comme si le salon invitait à la méditation et à la sérénité. Ce salon était à l'image de son propriétaire.
Quand Mei Fang les eurent réunis chez lui, il congédia ses serviteurs et les pratiquants qui accompagnaient la jeune femme, puis il convia la jeune maîtresse dans son salon et fit également mandater Dǎ Zhan. Mei Fang ordonna à Yu Shengcai de garder la porte, et ce fut comme cela que le jeune frère pu entendre ce qui se déroula cette nuit. Manifestement, Mei Fang voulait régler cette affaire avec la plus grande discrétion, mais une querelle éclata rapidement entre Dǎ Zhan et la jeune femme.
« Je l'ai connu quand il fut envoyé comme ambassadeur en mission dans ma province. Lors de notre première rencontre, il s'est initialement présenté à ma famille et à moi-même sous son véritable nom. Cependant, le soir venu, il est revenu, arborant l'identité et les traits de son frère, Cheng. Très vite, il s'est mis à me courtiser sans relâche en promettant de m'épouser. Un soir, j'ai été séduite car il sait parler aux femmes et être charmant. Une fois enivrée, il a partagé ma couche. J'étais éprise et naïve, il m'a vite conquise mais il s'est enfui juste après sa mission et il a disparu sans laisser de traces. Ma colère était immense et je refusais de le laisser s'en sortir à si bon compte. C'est ainsi que je me suis lancée dans une longue investigation, révélant que le vrai Dǎ Cheng n'avait aucune connaissance de ces événements.
— Grand Conseiller, ne l'écoutez pas. Cette femme est folle ! » avait rétorqué Dǎ Zhan, d'une voix plate.
Dǎ Zhan était un homme imposant avec une stature noble, des yeux perçants comme ceux d'un aigle, et il portait une fine barbe bien entretenue.
« Je ne l'ai jamais vu et elle ne dit que mensonges immondes ! ajouta-t-il d'un ton sec en joignant ses mains dans son dos. Apprends à te tenir, femme ! Sais-tu à qui tu t'adresses ? Sais-tu qui tu accuses ? »
Mei Fang croisa les bras, jetant un regard significatif à Dǎ Zhan puis, ses yeux scrutèrent chaque détail du visage de Petit Nuage, révélant une compréhension profonde de la complexité de la situation. Il s'éloigna de quelques pas en silence, comme s'il les laissaient pour aller contempler les flammes d'une lampe qui s'éteignaient lentement.
La tension s'accrut rapidement, l'atmosphère devenant électrique, comme si tout le monde se tenait au bord d'un précipice, prêts à basculer dans l'inconnu.
« Croyez-moi ! avait-elle crié, si furieuse qu'elle enfonçait ses ongles dans ses paumes. C'est de Dǎ Cheng lui-même que j'ai su la vérité ! Il m'a avoué que son frère avait en sa possession, un masque de Mille Visages avec lequel il s'amusait souvent pour leurrer les jeunes naïves comme moi ! Je ne suis pas toutes les femmes et je ne suis pas que naïve ! J'aurai ma vengeance et j'ai eu ma vengeance sur Dǎ Cheng.
— Que veux-tu dire espèce de folle ? Mon frère Dǎ Cheng s'est donné la mort !
— S'est fait tuer par mes mains ! avait-elle hurlé, hystérique. Voilà la vérité ! Je l'ai fait pendre dans les bois ! Haut et court !
— Qu'as-tu dit, misérable folle ! Tu as osé tuer mon frère ? s'écria Dǎ Zhan d'une voix qui trahissait à la fois un mélange de choc, d'incrédulité et de colère.
— Il portait le même nom, le même sang que toi ! Il avait le visage de celui qui m'a dupé, alors je l'ai tué et je n'ai eu aucun regret ! Mei Fang ! J'ai avoué mon crime et je veux que vous punissiez Dǎ Zhan comme j'ai puni Dǎ Cheng ! avait-elle supplié en se tournant vers Mei Fang.
— Pauvre folle, je vais te tuer !!! » avait menacé Dǎ Zhan en se jetant sur Petit Nuage, fou de rage.
Autour du feu de camp, Yu Shengcai balaya une cendre qui s'était posé sur son genou d'une main. Son visage était fermé et son regard se perdait dans les flammes vives du feu. Il marqua une pause dans son récit, prit une inspiration et poussa un soupir avant de poursuivre.
« Enfin... Les cris se sont faits plus violents, puis ils ont commencé à casser des choses. Quand j'ai entendu les disputes et les cris, je n'ai pas pu rester à la porte et je me suis approché. Je craignais que la dispute ne dégénère et mes craintes se sont avérées fondées. Quand j'ai ouvert la porte, j'ai vu l'honorable Dǎ Zhan ramasser une lampe à huile et il l'a jeté sur la jeune maîtresse. C'était une fine fleur élégante, vêtue de soie, ses vêtements ont immédiatement pris feu et le feu s'est répandue de ses pieds à la tête en un clin d'oeil. »
Yu Shengcai ferma les yeux, se remémorant la scène, il détourna son regard des flammes vers le ciel constellé de diamants.
«... J'étais choqué, Mei Fang était choqué, j'allais faire irruption dans la pièce, mais Mei Fang a été plus rapide que moi et il a poignardé la femme ! J'étais surpris, si surpris ! Je suis resté paralysé aux portes, je ne pouvais que regarder. Elle courait, complètement affolée et enragée. Je n'ai pas compris pourquoi, mais Mei Fang a tué la jeune femme au lieu de tenter de la sauver. Il a mis fin à ses jours. Au début, j'ai pensé qu'il cherchait à protéger l'honorable Dǎ. Cependant, aujourd'hui, je pense qu'il a agi pour abréger ses souffrances. C'était déjà trop tard pour elle.
Après ça, l'honorable Dǎ et mon frère ont échangé quelques mots... Je n'ai pas entendu d'où je me trouvais, mais l'instant suivant, Mei Fang et lui se sont livrés à un affrontement. Ça n'a pas duré longtemps, le feu s'était mis à se répandre très vite autour. Quand j'ai accouru, l'honorable était également en feu, hurlant d'agonie. L'instant d'après, un objet est tombé sur moi et je me suis évanoui. À mon réveil, mon frère m'a expliqué qu'il avait dû me tirer hors de la pièce pour me sauver des flammes. Il avait ensuite tenté d'y retourner pour sauver l'honorable Dǎ, mais c'était déjà trop tard... sa demeure entière était à la merci des flammes. »
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Notes :
* Petit Nuage : Le nom complet est « Petit nuage du matin » ou en chinois : Li Xiaoyun.
* faide : vengeance légale, système de vengeance opposant deux groupes familiaux ennemis ou guerre privée.
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