Ch 37 : Au-Delà des Apparences
Il fallait dire que revoir Yuan Lie, l'homme responsable de la mort de son époux et de la destruction du Croissant d'Oasis, la bouleversait et la choquait profondément, comme une entaille dans son âme qui se rouvrait à vif. Revoir cet assassin n'était pas un événement auquel elle s'attendait.
Yuan Lie entendit le son doux et apaisant de la voix de velours, calme comme la pluie, qui répondit :
« Grande sœur, il est avec moi. Et je suis avec lui. »
La princesse Qian écarquilla ses yeux luisants du feu de la colère.
« Mais, A-Ling ! rétorqua-t-elle, la voix nouée par un sanglot qui menaçait d'éclater au moindre choc. Lui ? Non, non, non ! Tu n'as pas le droit !
— Sssh... Xiuying, je suis là » réconforta Wang Fei en lui tenant la main, alors qu'une larme s'échappa de ses grands yeux d'amandes.
Qian Jingliu se pencha sur sa sœur et déposa un baiser sur son front, puis, avec douceur, il essuya la larme qu'il avait fait couler.
Yuan Lie n'avait pas bougé, ni osé dire quoi que ce soit. Il se sentait si embarrassé. Il saisissait le malaise palpable qui s'était levé dans la pièce. C'était étrange comment, même plongé dans le noir absolu, il arrivait à sentir tous les regards braqués sur lui comme des lances pointues. Ses poings se serraient nerveusement dans ses manches, lorsque soudain, des doigts fins et délicats vinrent se saisir d'eux. Une caresse fraîche et agréable enveloppa ses paumes brûlantes d'une manière rassurante et Yuan Lie se détendit légèrement alors que le noble se plaçait à ses côtés.
Qian Xiuying ne dit plus rien et ravala ses larmes de rage. Qian Jingliu en profita pour leur exposer la situation :
« Il semble que vous ayez été capturé pour nous tendre un piège. Vous étiez possédé par la matière noire des Enfers et vous vous transformiez en créatures démoniaques.
— Justement, j'allais demander ce qu'on faisait ici, s'exclama Wang Fei. Nous étions possédés ? C'est vrai Yuan-xiong ?
— Mmh, c'est Qian Jingliu et Kaze qu'il faut remercier. Ce sont eux qui vous ont sorti de là. »
Yuan Lie perçut du mouvement et entendit un bruit sourd contre la cuve, comme si quelque chose avait été jetée au loin. Il se demanda si ce n'était pas la main de Wang Fei que Qian Xiuying avait repoussée.
« Quels sont vos derniers souvenirs ? » interrogea Qian Jingliu qui se fichait bien d'être remercié.
Cette fois-ci, Ying Shu prit la parole, brisant le malaise :
« Mes derniers souvenirs... Avec Wang-shidi, nous accompagnions notre chef de clan à la Tour Acéphale. Il avait été convoqué en urgence en vue de la guerre imminente.
— J'étais appelé à la Tour Acéphale pour faire les derniers rituels, confirma Zhu Yaling. Ling-ge, la guerre est déjà en marche. Les armées se sont mises en marche. »
Wang Fei se détourna du visage fermé de Qian Xiuying et parla à son tour.
« Princesse Qian se dirigeait aussi à la Tour Acéphale et accompagnait son père pour un dernier rituel de saison. J'accompagnais Ying-ge pour pouvoir la voir. »
Wang Fei était direct et franc. Malgré sa colère, les joues de Qian Xiuying prirent une touche encore plus rouge.
« Et n'est-ce pas Yu Shengcai ? ajouta Wang Fei qui avait enfin remarqué qu'il était là dans la pièce depuis le début.
— Que faites-vous ici ? Pourquoi êtes-vous habillé ainsi ? » questionna Zhu Yaling, méfiant à son tour.
Yu Shengcai posa une main nerveusement sur le coeur. Il n'avait pas osé bouger depuis que Qian Jingliu et Yuan Lie s'étaient déplacés.
« J'essayais simplement de vous aider, je ne voulais aucun mal... » Répondit-il doucement. Sa voix avait du mal à sortir, il toussa fort pour s'éclaircir la gorge.
« Je ne savais pas qu'il y avait des gens ici ! Je dis la vérité...! ajouta-t-il d'une voix qui continuait de trembler légèrement. Je garde un œil sur cette prison et ces souterrains depuis des années. Je viens régulièrement faire des purges ici, il le faut, je vous assure. Je suis un descendant du clan Yu, un clan de chasseurs de démons qui remonte à des générations, du moins... ce qu'il en reste... »
Il observa une pause en balayant la pièce de sa main, puis poursuivit d'une voix plus assurée :
« La prison de la Clairière des Pensées Vertueuses a été détruite durant la guerre précédente, mais cette forteresse est vielle et elle est très ancienne, ajouta-t-il. Elle a vu et vécu des choses durant les innombrables générations du clan Yu. Elle ne doit pas être livrée à elle-même, sans purge fréquente et régulière. Ces vieilles pierres sont marquées de sorts et de sortilèges qui imprègnent cet endroit, mais ceux-ci souffrent du passage du temps et perdent en efficacité. Il y a eu d'innombrables exorcismes et de rituels de purification. Personne n'ose venir ici de nos jours et j'ai donc continué à garder cet endroit. C'est mon devoir de veiller à la purification de ces lieues. Pendant trois ans, j'ai trié les pierres pour dégager l'entrée des souterrains et je viens ici à chaque nouvelle lune pour les purges et pour faire des prières. Je ne savais vraiment pas que je vous trouverais ici ! Je ne m'attendais pas à voir quiconque ici d'ailleurs, je vous assure ! »
Qian Jingliu se tourna vers Yu Shengcai :
« Est-ce vous qui avez installé ces pièges au sol ?
— Je n'ai rien fait de tel ! Je vous assure ! Ce n'est pas moi !
— À part vous, quelqu'un d'autre est au courant de ce lieu ? De l'existence de ces souterrains ?
— Cet endroit n'est secret pour aucun membre de mon clan, mais personne ne sait que je viens ici régulièrement. Je n'ai vu aucun piège quand je suis venu la dernière fois. Mais cette matière noire qui était dans la cuve, elle, elle était bien là ! Là, dans la prison je veux dire, mais pas dans cette chambre. Je le sais, parce que c'est moi qui ai trouvé cette chose visqueuse quand je déblayais les souterrains. Je l'ai découverte sous les débris, éparpillée et n'attendant qu'un moyen de s'échapper d'ici. Je savais que c'était une substance démoniaque et c'est pour ce genre de situation que je me suis donné comme mission de continuer à purger ce lieu. Mais j'avais beau tenté de purifier cette matière noire, rien n'y faisait. Mes compétences en démonologie étant limitées, j'ai pu au moins tout ramasser et je l'ai mise dans des cuves que j'ai scellées moi-même. Personne n'aurait dû les trouver ! Je les avais enterrées ! »
Qian Jingliu se pencha vers Yuan Lie et lui murmura :
« Qu'en penses-tu Yuan Lie ?
— Inspectons cette pièce plus tard » répondit-il en affichant un bref sourire.
Yuan Lie voulut immédiatement envoyer un petit monstre de pierre pour inspecter cet endroit, mais il pensa à Qian Xiuying qui ne semblait pas avoir encore changé d'humeur et se ravisa. Il n'était pas assez stupide pour créer une réplique de l'objet de sa haine à un moment pareil — il risquerait d'enfoncer le clou davantage, jamais elle ne lui pardonnerait. Si Qian Xiuying le déteste au plus point, est-ce que cela ne mettrait pas Qian Jingliu dans une position inconfortable ? Et lui, quel visage pourrait-il montrer ?
« Je suis passé devant la chambre où j'avais caché cette chose noire, répondit Yu Shengcai qui sortit Yuan Lie de ses pensées. Je l'ai inspecté. Quelqu'un est bien venu ici et a détruit les sceaux et les entraves sur la porte. Lui ou ils, ont tout pris, il ne reste plus rien d'autre qu'un énorme trou... Vous pouvez aller vérifier, je vous en prie, faites ! Mais... Je ne comprends pas. Comment ? Qui a pu savoir qu'il y avait cette chose ici ? Et puis... Mais vous ? Qu'est-ce que vous faites tous ici au juste ? C'est vous qui êtes sur mon domaine et... Pouvez-vous me dire ce qui se passe ? »
Zhu Yaling ne tenait plus à rester dans cette grosse baignoire. Cela lui donnait l'impression d'être un morceau de viande prêt à cuire et il n'aimait pas se sentir proie.
« Depuis combien de temps sommes-nous ici ? demanda-t-il en se levant.
— À en croire le temps passé, nous avons été emmenés ici il y a à peine douze heures, observa Ying Shu en se relevant à son tour. Ça ne fait pas un jour.
— Qui nous a capturés pour nous emmener là ? Comment on a pu se faire posséder par cette chose noire ? grinça amèrement Wang Fei.
— Nous n'avons aucune piste sur la personne qui vous a enlevé, mais quelqu'un a aussi voulu nous piéger. En voulant communiquer avec grande sœur, j'ai senti qu'il y avait un problème et nous avons accouru immédiatement, expliqua le Tigre.
Visiblement contrarié, Zhu Yaling donna une tape à l'épaule de Wang Fei pour le faire bouger.
« Qui a l'audace de s'en prendre à un chef de clan et à l'héritière du duc Qian ? s'exclama-t-il.
— Pourquoi dites-vous qu'on a voulu vous piéger ? demanda Ying Shu qui était déjà debout sur ses pieds en s'adressant à Yuan Lie.
— Nous nous dirigions vers Ongmeng et... nous avons eu... un léger retard. Nous avons été attaqués par des troupeaux de Mo pendant plusieurs jours de suite, et entretemps, il semble que vous vous soyez faits enlevés pour nous attirer ici. Cet endroit était tapi de pièges contenant de la matière noire dans tous ses recoins. Jueye Qian les a tous fais disparaître et vous avez pu être libéré.
— Vous vous êtes fait attaquer par des Mo ? Est-ce même possible de nos jours ? s'interrogea Ying Shu en desserrant un peu son col.
— Que faisiez-vous à Ongmeng? Où en est votre enquête sur l'accident de Cime-d'Ail ? » intervient Zhu Yaling à son tour.
Yuan Lie tiqua et poussa un soupir désemparé. Il n'osait pas imaginer la tête que devait faire Qian Jingliu à cet instant. Tous avaient des questions à poser et des choses à dire. Aurait-il la patience de supporter ce flot incessant de questions qui n'allait qu'en s'amplifiant ?
Mais à bout de patience, la princesse Qian s'écria vivement :
« Et lui alors !? Que fait-il ici !!? »
Elle se releva, Wang Fei l'aida en la soutenant pour l'aider à sortir de la cuve. Qian Xiuying tremblait, sa colère ne désemplissait pas. Elle reprit son souffle et dit avec rage :
« N'est-ce pas lui, le démon qui nous a attaqués ? Qui à part lui cela peut-être ? Il réapparaît et voilà que... C'est lui ! C'est sûrement lui !!!
— Ce n'est pas Yuan Lie grande sœur, répondit Qian Jingliu sur le même ton calme et déférent.
— Dans ce cas, c'est la faute de son chien ! Ce Premier Sang ! Il était là à l'instant, je l'ai senti ! Je l'ai senti ! Vous voyez un démon, et vous vous demandez « comment je me suis fait posséder ? » et « qui nous a attaqués » ? Ha !! » rétorqua-t-elle avec du venin dans la voix, ses épaules montaient et descendaient rapidement. Les veines vertes sur le dos de ses poings pulsaient.
Elle avait en face d'elle, celui qui avait précipité son univers dans l'abîme. Le golem de pierre géant s'était levé un jour et son monde à elle s'était écroulé. Sa respiration se faisait de plus en plus saccadée lorsque tout à coup, son expression changea soudain et elle se retourna vers ses trois compagnons, les sourcils froncés et les fixa d'un air soupçonneux.
« Attendez... Vous tous... Pourquoi aucun de vous ne semble surpris de le voir ici ? Vous le saviez !?
— ...
— ...
— Xiuying, ne vous mettez pas en colère. Ce n'est pas la faute de Yuan shixiong » tenta Wang Fei en levant ses mains devant lui et en mettant inconsciemment un pied derrière l'autre.
Son pied se cogna bruyamment contre la cuve se trouvant juste derrière lui, dans un son creux et bruyant qui résonna.
« J'aimerais prendre l'air. Pourriez-vous me montrer le chemin, junzi ? »
Qian Xiuying leva un pied et envoya Wang Fei valdinguer contre le mur. La silhouette de Wang Fei fut découpée dans le mur en briques, révélant un passage illuminé vers un tunnel menant à la surface. La Tigresse s'avança et tira le junzi assommé qui portait l'empreinte d'un pied allant du front au menton. Elle s'en alla à travers les débris en traînant Wang Fei par les chevilles derrière elle.
Yu Shengcai proposa de les accompagner jusqu'à l'extérieur pour leur montrer le chemin et ils furent suivis par Zhu Yaling.
Seul Ying Shu resta derrière avec Yuan Lie. Qian Jingliu alla inspecter la pièce scellée où Yu Shengcai disait avoir enterré la matière noire des Enfers. Entretemps, Ying Shu inspecta la pièce où ils se trouvaient tout en expliquant ce qu'il trouvait à haute voix à l'intention de Yuan Lie. Ne trouvant rien que des pierres, il abandonna et s'approcha de son vieil ami.
« Dois-je te le demander ? Était-ce ta décision ?
— Je lui ai donné mes yeux parce que je le voulais, répondit chaleureusement Yuan Lie avec un sourire teinté de timidité. Il en aura plus besoin que moi quand je repartirai dans le Néant.
— C'est très stupide ou très généreux, commenta son ami avec un sourire désabusé.
— J'ai l'habitude de l'obscurité » claironna Yuan Lie avec un léger sourire en donnant un coup de coude à son ami.
Qian Jingliu revint à ce moment-là et Yuan Lie tourna instinctivement la tête avec une expression qui s'illumina :
« Qian Jingliu ! Tu es revenu ! »
La douleur de la marque maudite s'était intensifiée et le noble remarqua la sueur perler sur les tempes de Yuan Lie. En deux bonds, le Tigre était à leurs côtés et prenait le visage de son amant entre ses mains. Du bout des doigts, en le caressant tendrement, il lui insuffla une douce sensation de fraîcheur qui le soulagea rapidement.
Ying Shu frappa dans ses mains et s'inclina avec respect en s'exclamant avec un ton empreint de remerciement :
« Jueye... Merci de prendre soin de mon frère ! Je vous en prie, veuillez continuer ainsi ! » Puis il se retourna et parti sur la trace du groupe.
Il rejoignit Wang Fei à l'extérieur qu'il retrouva seul. Qian Xiuying était partie s'isoler en quête de solitude. Zhu Yaling et Yu Shengcai examinaient les alentours pour trouver d'éventuels indices suspects.
« Tu ne cours pas après elle ? s'enquit Ying Shu en se mettant à la hauteur de son ami.
— Avec un frère qui peut la suivre n'importe où, je n'ai pas à m'en faire, marmonna Wang Fei d'un ton goguenard, mais qui cachait mal son angoisse.
— Tu lui as collé un traqueur ?
— Évidemment... »
Ce fut en soupirant avec un sourire amusé que Ying Shu souligna :
« Je te plains, tu sais.
— Pourquoi dis-tu cela, shixiong ? répliqua Wang Fei d'une voix anxieuse. Tu crois qu'elle ne me pardonnera pas de lui avoir caché la réapparition de Yuan-ge ?
— Non, si je te dis ça, dit-il en posant une main sur l'épaule de Wang Fei, c'est parce qu'il faudra que tu lui annonces que son frère aime tellement ton deuxième shixiong qu'il ne veut plus jamais le lâcher et que l'esprit de son ennemi est tout aussi détraqué que celui de son frère.
— Oh, ma peine...! s'exclama Wang Fei en se frottant les tempes. Pourquoi maintenant ? Pourquoi moi ?
— He... Je te plains, frère. »
Dans la chambre souterraine, Yuan Lie était confus et son visage s'était crispé.
« Ying-xiong est parti ? Que lui prend-il ? Tant de bienséances et de courtoisie, est-ce la paternité qui l'a rendu ainsi ? Pourquoi n'est-il pas resté ? cingla Yuan Lie, pris au dépourvu.
— La bienséance et la courtoisie des junzis sont toujours rafraîchissantes. Je lui en suis reconnaissant.
— Ah ? Je suis plus vieux que Ying-xiong, mais je suis si immature comparé à lui, répondit Yuan Lie qui leva la main jusqu'à ce que ses doigts rencontrèrent la mâchoire du Tigre. Tu lui es reconnaissant d'être un junzi courtois ? Et ce disciple, ne l'est-il pas assez ? Trouvez-vous une autre personne plus agréable, Qian-shixiong ? Regrettez-vous ma compagnie ? »
Qian Jingliu esquissa un sourire en s'apercevant que sa malice naturelle n'était jamais bien loin. Il répondit, comme s'il regrettait :
« Lui, il sait qu'il ne doit pas m'appeler 'shixiong' ».
Yuan Lie marmonna un instant en réfléchissant avec une moue, puis tapota ses doigts sur la joue du Tigre.
« Hmm... Ling-gege ? »
Un éclat de bonheur et de surprise brilla dans les yeux de Qian Jingliu, un souffle suspendu flotta dans la pièce. Il caressa la main brûlante sur sa joue, puis se pencha pour déposer un baiser passionné sur les lèvres de Yuan Lie. Il finit par l'embrasser jusqu'à rendre ce dernier pantelant. Ils restèrent dans cette chambre de prison, perdant et retrouvant leurs souffles, oubliant un moment, toutes leurs interrogations et toutes leurs angoisses. Il y avait des instants où les mots ne parviennent guère à exprimer l'ampleur des sentiments, surtout lorsque l'amour de deux âmes faisait écho l'un dans l'autre dans chaque conversation à deux et dans chaque silence complice.
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