Ch 25 : Aube échauffée, crépuscule glacé
S'assurant que le Tigre s'était assoupi, Yuan Lie invoqua Kaze et lui donna ses nouvelles missions à faire auprès de Wang Fei et Ying Shu avant de lui exposer un autre plan qu'il avait en tête. À la fin de son discours, une affreuse expression de choc s'était logée sur le visage du démon, mais Yuan Lie étant déterminé, il ne put qu'accepter les ordres.
L'aube matin suivant, Yuan Lie et Qian Jingliu furent réveillés par le chant du coq et des chiens qui aboyaient à la queue de la nuit. Le noble se réveilla en premier, près du bassin de carpes koï, allongé dans les bras de Yuan Lie qui l'enlaçait. De bon matin, le cerveau du Tigre eut une flagellation et son sang ne fit qu'un tour complet avant de se mettre à cavaler follement dans ses veines. Qian Jingliu força sa respiration à se calmer et prit de grandes bouffées profondes. Sa conscience lui lançait des signaux d'alerte pour se lever et quitter la grande place commune avant que quelqu'un ne les voie étalés par terre, enlacés dans les bras de l'autre. Deux hommes adultes dans cette position, cela risquerait de porter matière aux commérages et passerait mal inaperçu dans un village aussi minuscule.
Si Qian Jingliu se faisait reconnaître grâce à son allure de chevalier servant sur un cheval blanc, il se faisait aussi reconnaître grâce à ses cicatrices noires qui lui balafraient les yeux et les tempes. Son compagnon n'était pas à l'abri de tomber en proie à des regards indiscrets non plus. Bien qu'il eût disparu depuis plus de dix ans, son visage était tout aussi connu. Yuan Lie avait été relégué au plan de parfait parjure, de paria et de monstruosité dont le portrait était devenu une représentation du mal incarné. Des affiches de lui placardaient encore les murs de nombreux villages. Certaines dépeignaient son visage d'aujourd'hui, le même qu'il avait dix ans plus tôt, habillé tout en noir et brandissant un démon noir à sa gauche et Hundun à sa droite. D'autres affiches le représentaient dans sa forme du golem monstrueux, avec le même démon noir, Kaze sans doute, debout sur son épaule, tantôt à gauche, tantôt à droite.
Mais sans se presser, ni le réveiller, Qian Jingliu tissa mentalement un sort, sans avoir besoin de ses mains, de matériel ou d'ingrédient, et créa un dôme protecteur autour d'eux. La barrière était suffisamment grande et large pour couvrir entièrement le bassin et les deux hommes en les rendant invisibles aux yeux de ceux hors de ses parois. Personne ne pourra pénétrer, ni même les voir.
« Qian Jingliu ? » la voix de Yuan Lie surgit soudain à son oreille.
Ce dernier avait surpris le Tigre penché sur lui, la tête nichée dans le creux de son cou. Sans le réaliser, Qian Jingliu s'était rapproché très, très près, vraiment très près de Yuan Lie. Comme douché par la foudre, l'aveugle se figea dans cette position sans plus savoir quoi faire ou dire. Embarrassé, il se redressa et s'excusa.
« Je n'avais pas compris que nous nous étions endormis à l'extérieur et je ne comprenais pas ce que je faisais dans les bras d'un inconnu étendu par terre.
— D'un inconnu étendu par terre ? répliqua Yuan Lie sur un ton persifleur. Tu n'as pas pensé que je pouvais être cet inconnu ?
— Comment être sûr ? Je ne sais pas à quoi ressemble ton visage après tout.
— C'est-à-dire...?
— Je ne connais que ton odeur. Tu ne m'as jamais laissé... toucher ton visage.
— Ha ? Tu me sentais pour t'assurer que c'était bien moi ? s'étonna Yuan Lie.
— ...Oui, murmura Qian Jingliu. Tu as toujours l'odeur de... du soleil.
— Du soleil ? Mon pauvre Qian Jingliu... Cela doit être pénible d'être aveugle. Donne-moi ta main... Voilà. Touche mon visage, ne te gêne pas » offrit Yuan Lie avec un grand sourire et dans le même élan, attrapa la main de son compagnon et la posa sur sa joue.
Puis il croisa ses bras derrière sa tête, ferma les yeux et profita de rester traîner encore un peu sur les coussins douillets. Qian Jingliu avait toujours les doigts froids et souvent même glacés, et bien que Yuan Lie détestât sentir le froid l'envahir, les doigts du Tigre ne lui déplaisaient point, bien au contraire, ils l'aidaient à se rafraîchir quand il avait soudain des coups de chaud.
Décontenancé par son geste, Qian Jingliu laissa sa main immobile sur la joue de Yuan Lie pendant quelques instants et lentement, la glissa et épousa la courbe de son visage. Ses doigts frais remontèrent et glissèrent sur la surface de sa pommette et quelques vestiges de ses taches de rousseur, puis l'arc autour de son oeil et la courbe de ses sourcils broussailleux. Il se surprit que ses sourcils étaient plus doux qu'il ne le pensait au toucher. Il effleura doucement ses yeux fermés, ses longs cils noirs et recourbés. Lentement, son index glissa sur la chute de son nez jusqu'à sa boule arrondie et continua jusqu'à la petite vallée creuse au-dessus de sa lèvre. Il dessina la forme de sa bouche du bout du doigt et le glissa délicatement sur ses lèvres.
Ciel ! Comme Yuan Lie rêverait de goûter ce doigt, d'ouvrir ses lèvres et de le laisser glisser dans sa bouche, mais le noble s'en allait déjà visiter son menton et la forme de sa mâchoire. Qian Jingliu portait une attention particulière à chaque centimètre de son visage, le souffle court et le coeur en état de fibrillation. Comme hypnotisé, ses doigts remontèrent visiter la vallée de sa bouche et il fit glisser encore ses doigts sur la chair rose et tendre. Sans réfléchir, Yuan Lie ouvrit distraitement la bouche et promena sa langue sur ses lèvres sèches pour les humidifier. Il lécha le bout du doigt de Qian Jingliu, lorsque soudain, le visage du Tigre se pencha, puis s'abaissa sur Yuan Lie.
Les lèvres de Qian Jingliu se trouvaient à un centimètre de sa bouche quand un « bong » bruyant et monumental retentit et fit vibrer la paroi de la barrière invisible. Leurs têtes se tournèrent instinctivement en même temps.
Un éclat de rire s'éleva plus loin. En-dehors de la barrière, la voix d'une femme se fit entendre qui riait aux éclats.
« Tu n'es pas encore réveillée, ma chérie, fais attention où tu mets les pieds, disait la voix d'un homme.
— Je me suis cognée et je suis tombée comme une vieille ânesse ! Attends, regarde, touche ! On dirait qu'il y a quelque chose devant. »
De l'autre côté de la barrière, les deux hommes poussèrent un soupir dépité.
« Allons-y avant de causer des histoires » suggéra Yuan Lie en caressant distraitement les cheveux de Qian Jingliu.
Muet, l'aveugle se redressa avec un drôle d'air. Le pauvre semblait en proie à une avalanche de pensées et de sentiments confus. N'ayant plus d'autre choix, le Tigre se résigna et se leva, si tôt suivi de son compagnon qui remerciait le ciel que l'aveugle ne s'était pas rendu compte que son bambou était dressé bien haut dans son pantalon. Son coeur ne savait plus s'il devait irriguer son cerveau ou ses contrées intimes plus bas sous sa ceinture.
Ils se retournèrent et contournèrent le bassin, puis se faufilèrent discrètement derrière des hautes herbes jusqu'à ce qu'enfin, Qian Jingliu relâcha la barrière qui se dissipa sous les doigts des villageois ébahis s'étant rassemblés devant ce mur invisible.
Avec l'aide de Sel, le duo parcourut la traversée jusqu'à Ongmeng au bout d'une poignée de jours en évitant de traverser les quartiers où ils risqueraient de croiser des cultivateurs. Ils descendirent de Sel avant d'entrer dans la ville natale de la famille Da pour ne pas se faire remarquer, car un aveugle qui dirigeait un cheval avec un passager bien voyant assis à l'arrière, se voyait comme un nez rouge au milieu de la figure.
« Comment allons-nous procéder pour percer le mystère de la mort de Dǎ Zhan ? soupira Qian Jingliu. Nous ne pouvons pas nous introduire chez eux sans cérémonie pour poser des questions, ce serait impudent, même pour le Faiseur de Pluie.
— Oh c'est simple ! Visitons la taverne, ou l'auberge du coin ou bien la maison des plaisirs, nous pourrions y apprendre une chose ou deux » suggéra alors Yuan Lie qui n'avait pas eu besoin de réfléchir longtemps à la question.
Afin de garder l'anonymat, Yuan Lie portait son chapeau voilé qui dissimulait son visage en permanence. Ils découvrirent l'auberge, et Yuan Lie réserva la meilleure chambre disponible. Puisqu'il servait en tant que domestique, il informa l'aubergiste qu'il dormirait au pied de son maître aveugle, et qu'il n'avait donc pas besoin d'une chambre à part. À l'entendre, Yuan Lie prenait son rôle de préposé personnel vraiment au sérieux. Un loyal valet, très soucieux du bien-être de son maître.
Ils avaient choisi exprès de loger à l'auberge la plus proche de la demeure de Dǎ Zhan dans l'espoir de glaner des informations sur sa mort. Pendant que l'aveugle montait à l'étage, Yuan Lie emmena Sel à l'abreuvoir et le rejoignit un peu plus tard avec un plateau de mets et des bouchées vapeurs. Après une collation, ils allèrent trouver la taverne de la ville à la tombée de la nuit.
La taverne, en réalité un restaurant très bruyant, était bondée et animée, comme souvent le cas dans les grandes villes. Qian Jingliu et Yuan Lie s'attablèrent à une grande table auprès de quelques habitués des lieux. Ils s'assirent l'un en face de l'autre sur un banc et commandèrent plusieurs cruches de vin. Un bâton d'encens plus tard, la foule dans le restaurant était en liesse grâce à Yuan Lie qui avait payé des tournées générales offertes par le Faiseur de Pluie qui s'était vite fait reconnaître.
Yuan Lie avait la bouche pleine de fleurs* en servant une autre tournée joyeusement.
« C'est une province remarquable et ça doit être agréable de vivre ici. Qui sont les seigneurs de cette belle ville, chef ? Nous cherchons du travail, nous pourrions aller les voir ?
— Bien sûr que vous pouvez trouver du travail par ici, gege ! Allez voir le seigneur Da Lei qui vit au pied de la colline ! Avec la guerre qui approche, la tribu Da recrute des soldats et achète des chevaux en ce moment. Étant un alchimiste aussi réputé, votre maître aura vite beaucoup de clients de prestige ! affirma son voisin assit à sa gauche sans se faire prier, souriant à pleine dent tout en levant son verre. Maîtres, ne nous oubliez pas quand vous connaitrez gloire et richesses ! »
Le grand jeune homme habillé comme un noble s'empressa de jeter le liquide fait-maison dans laquelle flottait des petits grains blancs dans son gosier. Il avait déjà descendu un nombre incalculable de jarres de ce breuvage.
« Je vous remercie pour ce renseignement, jeune maître ! » acquiesça Yuan Lie en essuyant un postillon du voisin qui avait atterri sur la manche de Qian Jingliu. ''Cela va vite, on aborde directement le sujet qui nous intéresse dès qu'il y a un peu d'alcool ! C'est tellement facile dès qu'ils sont un peu saouls !'', se félicita Yuan Lie qui ne put réprimer un coin de ses lèvres qui se souleva.
« Ça va être simple d'entrer dans la résidence de la famille Da » murmura-t-il à l'oreille du Tigre.
Tellement simple que par moments, Qian Jingliu souhaiterait presque que les choses se corsent, voire deviennent un peu plus dangereuses. Yuan Lie mettait tout en œuvre pour simplifier sa vie, en l'assistant en permanence. Si au départ il appréciait l'attention dévouée que ce dernier lui portait, dans une même mesure, il redoutait de finir par lui paraître vide, faible et inutile. Cette pensée sournoise commençait tout juste à prendre une place dans un coin de la tête de Qian Jingliu. Pourtant, en ce moment, il ne pouvait que se réjouir de la situation et il ne s'en plaignait pas. Car plus vite il aidait Yuan Lie à résoudre sa quête, plus vite ce dernier serait libéré du sort qui le lie à la Pierre d'Opaque.
Dans cette optique de pensée, le Tigre en était venu à admirer le talent naturel de Yuan Lie qui arrivait facilement à mettre les gens à l'aise et arrivait à les faire parler, peu importe leur monde, leur rang ou leur prestige. Un talent qui, à lui, ne lui viendrait pas naturellement et qu'il préférait éviter devoir faire autant que possible. De plus, ils n'avaient pas beaucoup de temps devant eux, alors, plus les choses avançaient vite du côté de cette enquête, plus tôt il pourra venir à bout du vrai problème qu'il avait sur les bras.
Qian Jingliu reçut un coup de coude inattendu dans les côtes qui le rappela brusquement à la réalité et il s'aperçut que l'ambiance s'animait pas mal autour de lui. L'atmosphère s'échauffait tel un feu qui se répandait autour de la table. Yuan Lie assis à sa gauche, se débattait légèrement, gesticulant comme s'il repoussait quelque chose. L'attention de Qian Jingliu s'aiguisa dans la foulée et il inspecta l'environnement en une pensée.
L'homme à gauche de Yuan Lie avait un nez alcoolique, il était beaucoup trop proche de Yuan Lie et avait posé une main dégoutante, sentant la crasse et la pisse sur sa cuisse. Il s'inclinait vers Yuan Lie avec une haleine nauséabonde chargée d'effluves d'alcool et glissait ses doigts pour remonter le long de sa jambe. Que fait donc cette main poissarde sur Yuan Lie ?!
Le propriétaire de la cuisse entendit un sifflement, un schwing reconnaissable, et vit passer un rayon lumineux du coin de l'oeil juste à côté de lui. Avant même que Yuan Lie ne puisse placer un mot, Pétrichor jaillit de son fourreau.
Son sang ne fit qu'un tour ! Pétrichor allait trancher la main de cet homme !
Instinctivement, Yuan Lie libéra un souffle puissant de sa paume, repoussant l'homme loin de la lame aussi fort qu'il le put. Il maugréa intérieurement, "Si seulement j'avais mon épée !'', il l'aurait levée pour bloquer la lame de Qian Jingliu, mais pour le moment, il ne put que crier son nom pour le ramener à la raison.
La fine lame semblable à de l'eau se planta dans le banc et n'en ressortit pas.
Yuan Lie retenait involontairement son souffle, réalisant que Pétrichor l'avait frôlé de près ! L'homme à l'haleine fétide tombé par terre, rigolait de bon coeur, complètement ivre au sol.
Yuan Lie tourna la tête vers son voisin qui avait gardé deux doigts levés devant lui. Il avait les sourcils froncés et son visage affichait clairement sa colère. Même s'il ne pouvait voir ses yeux sous ses paupières noircies, Yuan Lie sentit le regard du Tigre se détacher lentement du type à terre pour venir se poser froidement sur lui. Ses cheveux se redressèrent instantanément. Il pouvait clairement deviner le regard meurtrier qui le transperçait, même derrière ces paupières closes. Un seau d'eau glacée aurait été plus chaud !
***
Notes et Références :
*avait la bouche pleine de fleurs : suggère que quelqu'un parle avec éloquence et fait des éloges flatteurs.
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