Ch 23 : L'Eau parlante
Qian Jingliu sortit plusieurs fioles d'un miroir qiankun que lui avait offert Shen Shuwen et il les posa sur la table. Les flacons étaient taillés dans un verre cristallin d'une clarté exceptionnelle. Changeant de ton, le Tigre dit avec la trace d'un sourire désolé :
« Tu n'es pas obligé de m'appeler Jueye Qian non plus. »
Yuan Lie l'observait avec de petits yeux :
« Mes connaissances sont limitées et mon ignorance est trop grande... Comment donc quelqu'un dans ma position devrait vous appeler ? Je vous prie d'éclairer mon chemin. Ce serviteur est tout ouïe. »
Même si les mots étaient polis et courtois en soi, sa voix portait une nuance d'amertume et cela n'avait pas échappé au Tigre qui haussa les sourcils et sembla soudain confus. Il ouvrit la bouche pour vouloir dire quelque chose, hésita et poussa un soupir.
« Au lieu de shixiong ou Jueye, pourquoi pas 'ge..' ? sa voix se brisa brièvement et il toussa légèrement pour s'éclaircir la gorge... Pourquoi ne pas simplement m'appeler par mon nom ? »
Yuan Lie cligna des yeux deux fois. Inconsciemment, il glissa sa mèche de cheveux derrière ses oreilles. Un demi-sourire creusa sa joue et ses yeux d'or scintillèrent avec éclat l'instant suivant. La vue de Qian Jingliu était devenue trop difficile à contempler plus longuement, alors il détourna les yeux vers le bol d'eau.
« Puis-je t'être utile, Qian Jingliu ? »
Yuan Lie, bien que tentant de cacher ses émotions derrière un masque de politesse, ne pouvait s'empêcher de ressentir une émotion palpable dans l'air. Chaque mot échangé avec Qian Jingliu semblait chargé d'une énergie électrique, créant une connexion intime entre eux. Qian Jingliu sourit pendant qu'il ajoutait des poudres et des choses étranges que Yuan Lie était incapable d'identifier dans le bol. L'eau prit une teinte étrange, passant d'un clair liquide transparent à un ton légèrement argenté. Des volutes de vapeur montèrent de sa surface et se répandirent dans la pièce.
« Merci de proposer si gentiment, dit la voix veloutée, mais je t'en prie, laisse-moi faire et repose-toi. Je connais mes affaires et je sais où sont les substances dont j'ai besoin. Tu m'aides déjà énormément.»
Depuis qu'il était devenu aveugle, le noble avait appris à se débrouiller seul et il avait trouvé son propre équilibre. Yuan Lie ne serait sûrement qu'une gêne dans ses pattes, alors il ne s'en vexa pas pour un sou cette fois.
Il fit un hochement de tête, puis alla se mettre sur une chaise un peu plus loin et se servit une tasse de thé en observant l'alchimiste préparer son étrange potion.
Le jeune homme le vit sortir une poupée de chiffon et un poignard de son sac. La poupée était d'un blanc pur, ses longues manches semblaient flotter, et ses yeux étaient clos en forme de croissant de lune. Des cordelettes fines enroulaient son corps, lui donnant un air à la fois mystérieux et sacré. Avec le poignard, Qian Jingliu saigna sa paume et laissa couler un peu de son sang dans la mixture, puis, il badigeonna la poupée d'une fumée d'encens, releva ses manches d'un geste gracieux et plongea la figurine dans le bol, de sorte que seule la tête dépassa de la surface du liquide. Les yeux de la poupée semblèrent presque s'animer, reflétant une lueur étrange. Yuan Lie sentit un léger frisson lui parcourir l'échine alors qu'il observait ses mouvements gracieux.
« Yuan Lie, tu peux approcher maintenant » interpella Qian Jingliu qui rougissait des lobes d'oreilles.
C'était comme si dire son nom lui avait donné des frissons dans tout le corps, alors il apaisa son expression et sa respiration.
Yuan Lie se leva et, passant près d'une commode où était posé son chapeau, arracha son voile au passage. S'approchant du Tigre, il lui saisit la main et enveloppa sa blessure. En silence, Qian Jingliu le laissa faire et respira lentement. Yuan Lie se plaça de l'autre côté de la table et examina l'étrange autel dressé. Une incantation au cinabre ornait la surface de la table, semblant vibrer doucement dans la lumière tamisée de la chambre. L'aveugle claqua ses doigts au-dessus de l'eau, déclenchant des ondes circulaires sur la surface du liquide qui s'écrasèrent contre la paroi du bol, puis il fit le signe de la concentration en levant deux doigts de la main devant son visage.
« Grande soeur, m'entends-tu ? » commença-t-il.
L'atmosphère dans la pièce resta inchangée, et aucune réponse ne parvint à leurs oreilles. Qian Jingliu persista, tentant encore une fois :
« Grande soeur ? »
Puis tout à coup :
« Ah-Ling ? » fit la voix claire et nettement reconnaissable de Qian Xiuying qui s'élevait du liquide étrange.
Le cœur de Qian Jingliu bondit de joie à l'entente de ces mots. Ses doigts tremblèrent légèrement, mais il maintint sa concentration, ne laissant pas l'excitation détourner ses pensées du rituel. À côté, Yuan Lie regarda ce phénomène avec fascination. C'était bien la première fois qu'il voyait une telle chose et il pouvait à peine dissimuler sa curiosité. Il observait attentivement, ses yeux brillants d'une lueur d'anticipation.
« Jiejie ! s'exclama le Tigre. Les ondes à la surface semblaient suivre la cadence de sa voix.
— Je suis là ! répondit le liquide tremblant. J'ai bien reçu ton message.
— Peux-tu parler librement ?
— Oui, je suis seule dans mon atelier. »
La voix de Qian Xiuying sonnait douce et rassurante, bien qu'elle émanait d'un bol d'eau.
« J'ai reçu ton rapport de ta visite chez le chef de clan Shui. Je ne devrais pas le plaindre, mais je suis attristée des malheurs qui lui arrivent... Tu voulais des informations sur le Procès du Nadir ?
— En effet. Jiejie, peux-tu me dire si tous les six représentants de l'Alliance étaient présents à Baiyue et, hormis Eau des Montagnes, y avait-il d'autres clans qui manquaient ce jour-là ?
— Les six représentants étaient tous présents, effectivement. Ils sont tous arrivés avec deux ou trois jours d'avance pour veiller aux préparatifs. Père se chargeait de l'accueil et de loger les invités. Ton ami, le chef de clan Zhu Yaling s'occupait de veiller à la sécurité et à la surveillance. La cheffe de clan Ye avait la charge de la logistique pour toute cette organisation, et le chef de clan Huang secondait Zhu Yaling et la cheffe de clan Ye. Le chef de clan Sima veillait à la cuisine pour nourrir tout ce beau monde assoiffé d'alcool et Mei Fang se chargeait d'accueillir les invités et de les occuper durant leur séjour. Que m'as-tu demandé d'autres ? Ah oui, il manquait Eau des Montagnes et ses alliés, et toute la suite du clan Da de Ongmeng. Il ne manquait personne d'autres.
— Et la Porte de l'Avenir était où ce jour-là ?
— Le Coeur de Soleil ? Pourquoi l'appelles-tu la Porte de l'Avenir ? répéta l'eau sur un ton découragé. Tu es encore sur ce sujet Ah-Ling ?
— Jiejie, insista timidement Qian Jingliu, c'est important, je t'assure.
— Où veux-tu d'autre qu'elle soit ? Elle était à la Tour Acéphale.
— Est-ce qu'il y a eu des incidents à la Tour Acéphale pendant le Procès du Nadir ? Personne n'a tenté d'y pénétrer ?
— Non, puisque cette tour est parfaitement gardée et s'il y avait eu une intrusion, le joyau aurait été protégé. Tu es bien placé pour le savoir, en plus, tous les membres de l'Alliance et les gardes du joyau auraient été immédiatement avertis. Ils ont un sort de liaison avec le joyau qui les aurait prévenus en cas de danger, mais rien de la sorte ne s'est produit. Le joyau était bien sagement gardé à la Tour Acéphale.
— As-tu vu le joyau depuis le dernier rituel de saison quand tu as accompagné Père ? Cela remonte au solstice d'été. Le prochain rituel est prévu pour l'équinoxe d'Automne. Jiejie, peux-tu t'assurer que la Porte de l'Avenir est bien en sécurité à la Tour ?
— Je te l'assure, elle l'est, soupira la voix dans l'eau... Bien, je m'en occuperai. Puis-je te demander pourquoi tu me poses ces questions ?
— ... Non.
— Je comprends, soupira le liquide. Est-ce que tu vas bien, petit frère ?
— ... »
Yuan Lie avait remarqué que Qian Jingliu donnait toujours une réponse à sa sœur, même quand il semblait ne pas vouloir répondre. Yuan Lie se demanda s'il allait répondre cette fois encore, car à voir la tête qu'il faisait à l'instant, il semblerait plutôt qu'il lui serve l'un de ses vents glacials. Pourtant à sa grande surprise, le noble déclara en faisant glisser machinalement son index sur son collier :
« Oui grande sœur, je vais très bien. Porte-toi bien et salue père. »
Les yeux de Yuan Lie pétillèrent et il afficha un sourire.
« Très bien ? releva-t-elle joyeusement avec une pointe de surprise... Bien, bien, bien, fit la voix autour de la petite poupée. Tu m'en dis un peu plus ?
— ...Une prochaine fois, chère sœur.
— Viens vite à la maison, je veux que tu m'en dises plus toi-même, insista Qian Xiuying. Et je voudrais te voir avant que les feuilles d'automne ne s'installent sur le sol, tu veux bien ? »
Après un bref silence, Qian Jingliu répondit doucement :
« Je viendrai te rendre visite bientôt.
— Bien, dans ce cas, je te tiendrai informé si je relève quelque chose. »
Il rompit le lien et les rides à la surface du liquide s'apaisèrent. Yuan Lie tira une chaise et l'aida à s'asseoir, puis se plaça à côté de lui. Qian Jingliu posa délicatement sa main sur la table. Leurs doigts s'effleurèrent brièvement, créant une sensation électrique qui les fit frissonner tous les deux, comme si leurs âmes s'étaient brièvement touchées. Yuan Lie sentit une vague d'émotion le submerger.
« C'était impressionnant ! s'extasia ce dernier d'une voix quelque peu tremblante. Vous arrivez à parler à travers du liquide maintenant ? »
Le noble ne bougea pas sa main, et répondit calmement en rapprochant son épaule un peu plus de lui.
« Après la Pluie de Purge, les alchimistes et les chercheurs ont travaillé sur la communication à longue distance. C'est difficile, car la pensée ne peut voyager. Puisque la voix est comme une onde, j'ai trouvé un moyen de faire traverser ces ondes à travers un sort, mais il fonctionne uniquement avec des proches.
— C'est incroyable ! Tu réalises à quel point tu pourras changer la vie des cultivateurs si tu trouves un moyen de les aider à communiquer sur de longues distances ? s'exclama Yuan Lie en frappant la table avec enthousiasme. Cela nous aurait bien été utile il y a dix ans !»
Qian Jingliu rougit et « Mmh mmh » légèrement.
« Ce n'est pas encore au point si je ne peux parler qu'avec les membres de ma famille.
— Ne te sous-estime pas Qian Jingliu ! Tu es un homme d'excellence au talent incomparable ! réfuta-t-il d'une voix sérieuse. Tu as réussi une chose que personne avant toi n'a jamais su faire et tu trouves qu'il y a encore du potentiel dans ton sort à améliorer ! Tu es comme le soleil brûlant d'un ciel bleu en plein jour, tu es lumineux et sans égal ! Tu m'impressionneras toujours, Qian Jingliu ! Je t'admire tellement, si tu savais !
— Sunjie... Qian Jingliu souffla son nom dans un léger soupir et s'avança, sa main se plia et se déplia nerveusement.
— Mmh, shixiong ? susurra Yuan Lie avant de s'exclamer en happant un grand bol d'air. Pardon ! Pas shixiong ! Qian Jingliu ! »
Qian Jingliu semblait le « regarder » aussi d'un air abasourdi. Comme il restait sans voix, Yuan Lie lui saisit la main qui avait saigné sur son voile et la leva devant son visage.
« Je vais m'occuper de ta blessure. Laisse-moi la nettoyer pour éviter qu'elle n'empire. »
Yuan Lie partit prendre ce qu'il lui fallait et revint avec un bol d'eau propre. Il lui prit la main et lava délicatement la plaie avec un tissu propre. La blessure était peu profonde, mais l'entaille était longue. Yuan Lie appliqua une pommade pour empêcher qu'elle ne s'infecte et pansa sa main. Le Tigre demeura muet tout le long et resta immobile une bonne partie du temps. Il ne bougea que sa main libre pour essuyer son front et remettre une mèche de cheveux devant ses oreilles brûlantes. Lorsque le « valet » eut terminé, il soupira, ses épaules s'abaissèrent et il se gratta derrière l'oreille.
« Nous n'avons pas l'ombre d'une piste sur un supposé assassin ou même un indice pour nous mener vers une deuxième ancre. Kaze m'a confirmé avoir trouvé quelques yao capable d'emmener la pluie dans les environs, mais ils ne sont pas assez puissants pour correspondre à celui de la montagne Cime-d'Ail. Je ne sais pas comment débusquer ce second yao, ni même un éventuel assassin s'il en existe un. D'ailleurs, comment prouver que le yao de Cime-d'Ail a été invoqué ? Et par quel moyen !? »
Le Tigre aussi semblait avoir médité sur cette question.
« Je me rappelle un détail à la suite de ce qu'a dit ma soeur. Il n'y a pas eu qu'une seule mort autour de cette conférence. Cela s'est passé il y a plusieurs mois, mais dans l'autre camp adverse.
— C'est-à-dire ceux qui militaient pour l'invasion sur les Enfers ? demanda Yuan Lie, sa curiosité piquée une nouvelle fois.
— Mmh, acquiesça Qian Jingliu en inclinant la tête. Il s'agissait de deux frères du clan Da de la région Ongmeng. La mort de l'aîné a été classée comme un crime passionnel. Le cadet s'est ôté la vie de ses propres mains. »
Qian Jingliu marqua une pause pour s'assurer d'avoir l'attention de son voisin. Yuan Lie étant tout ouïe, il poursuivit :
« Après la perte tragique de ses deux fils, le chef de famille Da et toute sa tribu ont préféré se retirer du Procès du Nadir et décliner l'invitation à la conférence. La tribu Da est une ancienne et puissante famille et leur raison de refuser d'y assister était compréhensible.
— Qu'est-ce que leur absence a changé exactement ? demanda Yuan Lie de plus en plus intrigué par cette nouvelle révélation et se pencha en levant des yeux avides de curiosité sur l'aveugle.
— Lorsque les Da se sont retirés, les prédictions quant à l'issue du vote avaient basculé en faveur de ceux qui s'opposaient à la guerre. »
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