Ch 11 : Desseins Inavouables
Pour leur premier repas de la journée, Qian Jingliu et Yuan Lie mangèrent des pains vapeur et burent du thé avant de reprendre leur voyage sur le dos de Pétrichor, en discutant sans fin comme des perruches. Comme la veille, Yuan Lie se tenait à l'avant de l'épée et leva un bras pour toucher le visage de l'aveugle derrière lui. Il l'attira doucement pour lui faire savoir qu'il voulait parler, alors le Tigre se pencha lentement près de sa bouche.
« Ne vous ai-je pas trop dérangé dans votre sommeil ? demanda le jeune homme, dont les yeux brillaient tels deux soleils dans le ciel.
— Ça allait quand j'ai pu vous maîtriser, répondit la voix profonde près de l'oreille.
— Pardon pour ça. J'ai toujours eu un sommeil agité. Souvent, je fais des insomnies et hier, pour une fois, cela nous aurait bien servis.
— Vous ne m'avez pas dérangé, objecta l'aveugle tendrement.
— J'ai un peu de connaissance sur les arts martiaux grâce à mon vieux maître d'antan ! Je connais une technique, la 'Danse de la Mante'. Elle peut paralyser mon corps et m'empêcher de bouger. Je pourrais vous l'enseigner ?
— J'ai déjà croisé la 'Danse de la Mante', c'est resté gravé dans ma mémoire. »
Yuan Lie ajusta nerveusement sa mèche courte derrière l'oreille. Lorsque l'aveugle mentionna le souvenir qu'il avait de la 'Danse de la Mante', le passager gesticula et s'agita dans ses bras qui étaient une fois de plus autour de sa taille. Yuan Lie se souvint alors qu'ils s'étaient battus lorsqu'ils étaient plus jeunes et qu'il l'avait immobilisé avec cette technique lors de leur toute première rencontre. Il lui avait ensuite fait taire par un baiser voilé sur ses lèvres ! Bien des années plus tard, Yuan Lie s'était excusé de son geste sous l'effet d'un venin démoniaque qui l'avait empoisonné et Qian Jingliu l'avait alors embrassé passionnément. Hélas, Yuan Lie avait oublié ce dernier baiser qui s'était transformé en rien d'autre qu'un fantasme inavoué.
Yuan Lie n'avait pas retrouvé la plupart de ses souvenirs de l'époque de la guerre, à l'exception de quelques fragments avec Qian Jingliu qui s'étaient rappelés à lui alors qu'il était dans le Néant. Pendant son exil, Yuan Lie s'était mis à faire d'étranges rêves d'un autre genre avec le noble, impliquant un canapé, des jeux de regards et tous les deux enlacés sans aucun vêtement. Or, à cette dernière pensée, Yuan Lie cessa de réfléchir, pour autant, une partie de son anatomie réagit, bien malgré lui.
Comme s'il avait été frappé par la foudre, ses yeux s'écarquillèrent subitement, réalisant soudain ce qui était en train de se passer. Son dos se raidit et son corps se pétrifia. On aurait dit qu'il avait été changé en pierre sur place ! Yuan Lie ne savait pas s'il devait rire ou pleurer. Sous sa ceinture, son « bambou » se dressait soudain plus droit que le fier Pétrichor sous ses pieds !
'' Ciel ! Foudroyez-moi maintenant !''
Yuan Lie cria intérieurement de toutes ses forces ! Au même moment, une voix anxieuse résonna plus profondément dans son oreille.
'' Yuan-sama !? Yuan-sama, je vous ai entendu crier ! Où êtes-vous ?
— Kaze ??
— Vous vous déplacez très vite Yuan-sama. Êtes-vous en danger ? J'arrive immé...
— Non ! coupa Yuan Lie sèchement. Surtout, reste ! Où. Tu. Es ! Je n'ai pas le temps d'expliquer. Ne viens surtout pas ! Je voyage avec Qian... Qian Jingliu ! s'exclama-t-il d'une voix intérieure, légèrement tremblante.
— ... Hé ??
— Reste caché, ajouta-t-il vivement. Coupe la communication. Je t'appellerai quand je le pourrai.
— Bien, Yuan-sama,'' répondit Kaze d'un air entendu. Yuan Lie aurait juré qu'il y avait une pointe de moquerie dans sa voix.
Si Kaze était apparu et l'avait vu défier Pétrichor dans un duel de droiture inflexible pendant qu'il fendait l'air dans les bras du noble aveugle, il aurait certainement eu de quoi rire pendant un bon moment.
À cet instant, le Tigre parla à nouveau de sa voix de velours.
« Pourquoi pas ? Si vous voulez bien m'enseigner la Danse de la Mante, alors je serai ravi d'être votre... » Qian Jingliu fredonna, ne trouvant pas de mot pour se qualifier, puis retenta :
« Que vous soyez mon... hmm... Je veux dire, j'en serai honoré. »
Yuan Lie se mit à rire nerveusement pour oublier le durcissement sous sa ceinture qui déformait son pantalon. Ils devaient encore voyager pendant cinq heures avant de trouver un petit village. Ils firent halte pour se restaurer et se reposer avant de reprendre leur voyage dans les airs.
Ils trouvèrent une auberge pour la nuit, mais comme il était encore tôt, Qian Jingliu remit un petit rouleau à Yuan Lie et lui demanda de le remettre à un messager pendant qu'il s'occuperait de louer des chambres. Ils convinrent de se retrouver à l'heure du dîner.
Ayant quelques heures de solitude devant lui, Yuan Lie en profita pour se rendre à la taverne locale qui servait de repaire aux hommes et aux amateurs d'alcool du quartier. Il devait garder en tête sa mission première, qui était de retrouver le meurtrier de la jeune maîtresse Lune. Il commanda quelques jarres de vin et s'assit sur un banc en bois près de deux hommes qui semblaient être des paysans.
L'un des deux, déjà éméché, s'endormait presque sur la table. Son voisin semblait abattu et fixait son verre comme s'il venait d'enterrer sa mère. Il soupira et déclara :
« Lang-ge ! J'ai commis une erreur impardonnable, et maintenant, je dois en subir les conséquences. Tout cela à cause de cette conférence et de sa guerre ! Je n'aurais jamais dû parier tout mon argent, j'ai tout perdu ! Aujourd'hui, ma femme m'a quitté !
— Rien ne peut être caché sous le soleil*. Que vas-tu faire ? s'éleva une voix qui semblait provenir de l'homme endormi.
— Foutu ! Je n'ai plus qu'à rejoindre l'armée et aller à la guerre pour ramasser des feuilles d'or sous les pierres, et peut-être que ma femme reviendra ! »
Yuan Lie se tourna vers eux avec un sourire et leur dit :
« Jeunes maîtres, pardonnez-moi... Je suis un voyageur et j'ai entendu votre conversation par inadvertance. J'ai entendu parler de la guerre imminente, allez-vous aussi rejoindre l'armée ? »
Prétextant ne pas vouloir boire seul et voulant se renseigner sur les seigneurs qu'il pourrait rejoindre, Yuan Lie amena l'homme au regard abattu à parler du procès évoqué. Les deux hommes se présentèrent comme Zheng et Lang. Lang, son voisin qui semblait éteint sur la table, se redressa subitement en s'exclamant alors :
« Tahii, j'avais prévenu ce grand âne de Zheng de ne pas parier contre la guerre, quelle bourrique ! Plein de gens ont dit 'non, nous ne voulons pas encore d'une guerre !' Jeune maître, tu connais les vieillards ! Ces vieilles sectes de cultivateurs préfèrent se faire des rides au coin du feu, du coup... Débats, votes et long procès, allala ! fit-il en tapant son poing sur la table, faisant tinter les vaisselles.
— Tout le monde n'était pas d'acc..hic !... Cord, ah ! répondit Zheng tristement. Qui a envie d'une guerre après ce que nous avons vécu avec le clan Yu dans le passé ? Surtout... Cette fois-ci contre des démons !
— Tahii bourrique, tu connais les jeunes... hic ! gronda celui qui était à moitié affalé sur la table. Une fois qu'ils ont goûté à la guerre, ils n'tiennent pluz'en place... Surtout maintenant ! Nous ne pouvons pas rester au coin du feu alors que, pour une fois, les hommes sont maîtres de leur propre monde, putain ! Moi, je dis ; je bois à ta santé Mei Fang ! C'est d'hommes comme toi, avec des couilles d'acier, qu'il nous faut !
— Mei Fang !? s'écria Yuan Lie en se redressant sur sa chaise. Il a gagné son procès ? Il est en vie ?
— Mais oui, ayo ! répondit celui qui avait été quitté par sa femme. Tu crois qu'il parle du procès d'il y a dix ans où Mei Fang a été gracié pour avoir sauvé tout le monde et vaincu le Dompteur de Démons ? Non, pas de ce procès-là ! »
Yuan Lie avait supposé que parmi les cinq clans restants, seuls les Qian, les Zhu, les Huang, les Sima et les Ye existaient encore. Les Zhang avaient été décimés par Sun Kaze et il ne pensait pas que les Yu aient pu survivre après leur défaite dans la Pluie de Purge.
« Oui ! Tou... tous... ceux qui soutiennent Mei Fang le Grand Conseiller ont voté pour sa proposition durant de longs procès, poursuivit Lang de sa langue lourde. Mei Fang, tel un phénix, s'est élevé au-dessus des flammes et a réuni les c...cinq clans en une alliance. Ce type est t'une perle rarrre, il est bon qu'y ait des z'hommes de bien comme lui, sinon je n'sais pas comment se porterait c'pays ! C'est grâce à lui que nous avons une chance de gagner cette guerre. Sans lui, il n'y aurait pas eu cette croisade... ni même d'armée ! Mais d'où ess qu'tu sors toi ? Tout le monde connaît ces z'histoires !
— Gege, je vous ai dit que je suis un voyageur. J'ai voyagé loin et je reviens seulement après dix ans. J'étais en mer, menti Yuan Lie, se justifiant intérieurement.
— Ah vous êtes un homme de la mer ? demanda Zheng en lui adressant son premier sourire de la soirée.
— Eh... j'ai beaucoup voyagé. » Techniquement, ce n'était pas un mensonge pensa Yuan Lie.
« Ah, je comprends maintenant. Laissez-moi vous conter une histoire intéressante, écoutez-moi bien ! »
Zheng appela le propriétaire et commanda encore à boire, profitant d'une agréable conversation autour d'un verre avec un étranger. Ils trinquèrent ensemble, mais alors qu'il était sur le point de lui révéler les événements, celui qui était à demi endormi, s'écroula tout à coup sur la table, deux traits à la place des yeux. Son ami reposa son verre avec énervement.
Yuan Lie demanda :
« Que lui arrive-t-il ? Est-ce qu'il va bien ? »
Yuan Lie glissa un doigt sous son nez pour vérifier s'il respirait encore. Son voisin de table lui dit en soufflant :
« Ne vous en faites pas. Il fait ça tout le temps. »
Yuan Lie s'empressa de jeter l'alcool sous son banc, sans attirer l'attention, puis mitrailla Zheng de questions, craignant qu'il ne finisse comme son acolyte sur la table. Son récit commençait également à traîner et sa langue à s'alourdir alors que cela devenait enfin intéressant.
« Racontez-moi ça autour d'un autre verre, gege.
— Bien sûr ! Prêtez-moi votre oreille, vous allez tout comprendre ! Le Grand Conseiller Mei Fang allait perdre le procès qu'il avait lui-même proposé pour déterminer l'issue d'une guerre sur les Enfers. Même s'il siégeait dans l'Alliance et qu'avec une main adroite qui ramène la santé dans l'équilibre des Trois Grands Royaumes, il avait réussi à s'bâtir une réputation de renom, son camp et tous ceux qui étaient en faveur de la guerre étaient désavantagés en nombre et partaient perdant. Le Grand Conseiller Mei Fang n'avait pas plus de pouvoir que le garde d'une prison en ruines ! Il ne pouvait contraindre les clans majeurs des cultivateurs à entrer en guerre, même si les démons intensifiaient leurs z'attaques pour venger leur Patriarche. »
Zheng marqua une pause pour se rincer la gorge avec de l'alcool, puis reprit aussitôt tandis que Yuan Lie le resservait volontiers, s'estimant chanceux d'obtenir de si précieuses informations à si bas prix.
« À cause des cicatrices et des marques de la guerre menée par son propre frère il y a dix ans, les clans majeurs et les peuples z'étaient réticents à s..sacrifier cette période de paix pour une telle cause. Le Grand Conseiller a quand même essayé, mais hélas ! qui aurait pensé qu'un accident surviendrait le jour du vote final, retournant entièrement la situation du 'Procès du Nadir'* !
— Le 'Procès du Nadir' ? releva Yuan Lie avec intérêt.
— C'est comme ça qu'ils ont baptisé la conférence où s'est tenu le vote pour appeler à l'invasion des Enfers, précisa Zheng.
— Oh, acquiesça Yuan Lie d'un air entendu.
— Plusieurs des clans du camp opposé à Mei Fang ne se sont pas présentés au Procès du Nadir. Après un suspense insoutenable pour tout le monde et des rebondissements qui faisaient tendre les nerfs jusqu'au dénouement final, ce fut finalement le camp favorable à la guerre qui remporta le vote ! »
Les informations de Zheng s'arrêtèrent à ce point. Yuan Lie ne put en apprendre davantage sur l'accident, puisque son voisin n'avait aucune information, ni ne savait pas précisément qui étaient les absents le jour du vote.
Yuan Lie se demanda alors, '' Si tous les clans et les sectes qui pratiquent la cultivation montent des armées pour partir en guerre, est ce que cela veut dire que Qian Jingliu sera également appelé ?'', mais il abandonna aussitôt cette pensée. ''Non, c'est impossible, car il est désormais aveugle, il n'est plus... Hmpf, il reste toujours Qian Jingliu après tout, le grand Faiseur de Pluie.''
Yuan Lie quitta la taverne et remarqua qu'il faisait encore jour mais que les lampes brillaient déjà dans quelques maisons. La faim tordant des nœuds dans son estomac, il décida de se rendre directement à l'auberge pour rejoindre Qian Jingliu.
Qian Jingliu accepta une fois de plus de se laisser inviter à dîner et avait réglé la note d'avance avant que Yuan Lie ne tenta de le faire. Pendant que Yuan Lie aidait l'aveugle à manger, comme il avait commencé à prendre l'habitude de le faire, ils convinrent que le lendemain matin, Yuan Lie irait en ville pour trouver une calèche et remplir les sacs de provisions.
« J'ai parlé à la femme de l'aubergiste, dit Qian Jingliu. Elle m'a annoncé qu'il ne lui restait qu'une dernière chambre disponible. Tenez, voici la clé, je serais heureux que vous la preniez.
— Une seule chambre ? Jueye Qian, pourquoi me donnez-vous la clé ? Elle vous revient, je ne peux l'accepter ! Vraiment, je vous en prie, prenez cette chambre ! » protesta Yuan Lie en s'opposant farouchement à sa proposition.
Les sourcils du noble se soulevèrent légèrement de surprise. Un voile sombre traversa son visage l'espace d'une seconde, mais l'instant suivant, il ne laissa rien transparaître et retrouva son usuelle élégance de glace.
« Je suis l'héritier d'un grand clan majeur. Je viens d'une famille noble. Quel genre d'héritier serai-je, si je ne rendais pas les faveurs qui me sont offertes ? Vous m'invitez à partager votre repas, je vous offre une chambre avec un bon lit pour la nuit. J'ai compris à votre réaction hier, que partager un lit avec un homme étranger ne vous est pas agréable. Je vous en prie, jeune maître Ling, je souhaite ainsi effacer ma dette envers vous.
— Voyons, voyons, cessons ces politesses entre nous, réfuta Yuan Lie en balayant sa main devant lui. Vous m'avez transporté sur votre épée hier et toute la journée jusqu'à ce village... Vous m'avez fait économiser des jours de voyages ! Voilà une faveur qui compense largement un maigre dîner.
— Cela n'a été possible que grâce à vous, jeune maître Ling, c'est moi qui ai une dette, objecta Qian Jingliu de sa voix grave en relevant sa coupe de vin velouté. Vous avez été mes yeux et mon guide. Sans vous, je n'aurais pas pu voler, encore moins dans la bonne direction.
— Vous avez préparé à manger hier, alors que j'ai gâché la nourriture ! Je ne fais que rembourser ce dîner.
— Vous avez réalisé un rêve que j'avais oublié, vous m'avez offert un don inestimable, comment pourrais-je même vous remercier pour cela ?
— Voyons, voyons, Jueye Qian, pas besoin de tout cela entre nous...
— ... »
''Il aura réponse à tout si je comprends bien'', songea Yuan Lie, un tic nerveux déformant agréablement le sourire naissant à ses lèvres. ''Je ne peux pas accepter de prendre la seule chambre disponible et laisser Qian Jingliu aveugle, dormir dans l'écurie ou dans la rue ! Qui laisse un Qian Jingliu aveugle dormir à l'écurie ou dans la rue ?''
« Partageons le même toit pour la nuit, tout comme nous partageons ce repas ? » proposa-t-il alors.
Le Tigre marqua une pause et sembla réfléchir à la proposition. En voyant le sourire de l'aveugle qui leva son verre en signe d'acquiescement, Yuan Lie ne put que soupirer avec un sourire aux lèvres.
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Notes et Références :
* Rien ne peut être caché sous le soleil : cette phrase signifie que tout finit par se savoir, comme la lumière du soleil qui éclaire tout.
* Procès du Nadir : point du ciel à la verticale de l'observateur, à l'opposé du Zénith. Dans le bouddhisme chinois, il y a 10 directions et Nadir, ce sont les enfers et par extension, cela peut signifier « le point le plus bas ».
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