Chapitre 5 : La menace fantôme
Une fois nos affaires rangées dans le dressing de nos chambres, nous descendîmes faire quelques longueurs dans la piscine de l'hôtel avant de remonter nous poser dans le canapé. Erin s'était alors mise en tête de trouver une chaîne parmi les milliers à disposition sur laquelle elle aimerait passer le reste de la soirée.
À la nuit tombée, je me félicitai de ne déplorer aucune éraflure sur le moindre meuble, aucune tache, aucune casse et donc aucun endettement pour le restant de mes jours. J'espérais de tout mon cœur que cela allait durer.
Je venais de sortir la carte du service d'étage pour regarder ce qu'ils proposaient comme menus pour le dîner (après tout, les repas étaient apparemment compris dans notre réservation), quand on frappa à la porte.
Enat reposa son livre et ouvrit aux visiteurs.
Je vous avoue qu'à ce moment-là, j'avais complètement oublié la raison de notre présence ici...
— Monsieur Murphy ! Quelle joie de vous revoir après tout ce temps ! s'exclama Léonard en tendant vers moi ses bras squelettiques.
Son frère, Jocelyn, aussi large que son aîné était grand, le suivit dans la pièce en saluant ma femme au passage d'une petite révérence.
Comme à leur habitude, mes deux voisins de palier étaient affublés de longues capes noires, de lentilles de contact rouges et de dents en plastique qui, couplées à leur accent français à couper au couteau, les rendaient parfois difficilement compréhensibles. Gary le pseudo-zombie fermait la marche. J'avais beau reconnaître les efforts que ce dernier fournissait en costumes, le globe oculaire sorti de son orbite qui pendait mollement contre sa joue droite me fichait toujours la frousse. Je remarquai qu'il s'était collé un morceau de scotch vert sur la pommette gauche au lieu du marron habituel. Nouvelle mode ou rupture de stock ?
La simple vue du trio d'abrutis fit naître en moi une fatigue dont je croyais m'être débarrassé lors de mon passage dans le jacuzzi de notre salle de bain.
Vacances à Paris... Gentil, Daniel... Gentil... songeai-je de toutes mes forces.
Enat entraîna une Erin récalcitrante vers la terrasse de l'hôtel pour nous laisser parler travail tranquillement. J'étais partagé entre le désespoir d'être ainsi abandonné avec ces idiots et le soulagement de les savoir toutes deux absentes quand les abrutis susmentionnés me raconteraient leurs idioties.
— L'heure est grave, monsieur Murphy ! déclara Léonard d'une voix théâtrale. Le devoir nous appelle.
Non. Ce qui vous appelait, bande de tarés, c'était une histoire inventée autour d'une bière pour occuper vos longues soirées d'hiver. Et puis celles de printemps, d'été et d'automne aussi.
— Depuis deux jours, Paris est le théâtre d'une invasion de fantômes qui troublent l'ordre public et menacent la populace ! Ils hurlent, chantent et piquent les postérieurs des passants de leurs fourches et baïonnettes !
— Ces fourches et baïonnettes sont elles aussi fantômes, les pauvres victimes ne risquent donc rien, mais nous ne pouvons les laisser agir ainsi impunément. Par principe. Quelle vulgarité, précisa Jocelyn.
— Nous avons donc été chargés de mettre un terme à leurs agissements et de les envoyer dans l'au-delà ! poursuivit son aîné.
Bah voyons... Et qui les avait chargés d'une telle mission ? La mairie de Paris, peut-être ?
— Cette requête émane de nulle autre que la mairie de Paris, annonça Jocelyn. Voyez donc.
Il fit signe à Gary qui me tendit une feuille un peu froissée. Mes connaissances en français ne me permettaient pas de déchiffrer les pattes de mouche qui noircissaient la lettre, mais la présentation faite main me fit lever un sourcil. Soit la mairie de Paris avait subi une panne d'imprimantes généralisée au moment d'envoyer cette requête, soit ces zigotos l'avaient écrite eux-mêmes et espéraient me faire avaler leurs bêtises. Dernière possibilité : quelqu'un s'était fichu d'eux et, abrutis comme ils l'étaient, ils avaient sauté à pieds joints dans un piège plus gros qu'un diplodocus.
Bon, qui que soit le véritable rédacteur de la lettre, on me payait des vacances à Paris, je pouvais bien jouer le jeu quelques jours.
— Mon très cher frère, si la mairie de Paris est au fait de notre présence, pensez-vous que c'est également leur cas ? murmura Jocelyn à Léonard d'une voix inquiète.
— Nous ne pouvons qu'espérer que notre retour leur ait échappé.
Non, je ne savais pas de qui ils parlaient et non, je n'allais pas leur faire le plaisir de leur demander.
Gary pianotait joyeusement sur son portable sans prêter la moindre attention à la conversation. Il sursauta quand Léonard lui tapa sur l'épaule et se pencha en grommelant pour récupérer le doigt (en plastique, bien entendu) qu'il avait fait tomber.
— Bien, ne perdons pas plus de temps ! lança le vampire. Messieurs, ce soir, nous nous lançons dans la chasse au fantôme !
Mes voisins de palier avaient un concept bien à eux de chasse aux fantômes.
— Bonsoir, monsieur, auriez-vous vu des fantômes ? me traduisit Gary.
Comme le monsieur en question était la trentième personne que nous croisions, j'estimai qu'après avoir entendu la question tout autant de fois, je n'avais plus besoin de l'aide de Gary et le remerciai définitivement pour son aide. Il acquiesça et son nez replongea aussi sec dans son portable.
Pendant que l'inconnu esquivait savamment les deux vampires penchés sur lui et s'éloignait prestement, je regardai ailleurs, histoire qu'il ne m'associe pas à ces demeurés.
— Quelle impolitesse, fit Jocelyn, outré. L'on ne voyait pas cela il y a un siècle !
— Le monde a changé, mon pauvre frère... soupira Léonard. Mais nous ne devons point nous laisser décourager ou décontenancer ! Notre mission passe avant toute chose.
— Vous avez raison, pardonnez ma distraction.
Quelques fuites de passants plus tard, nous débouchâmes dans une rue plus fréquentée et, à mon grand désespoir, cela ne décourage pas les vampires qui commencèrent à interroger tout le monde un à un.
Quand quelques regards se posèrent sur moi et qu'il devint évident qu'on me mettait dans le même panier que ces fêlés du bocal, je n'eus d'autre choix que d'abandonner ma passivité.
— Pourquoi vous ne demandez pas aux passants s'ils ont vu des gens déguisés en fantômes ?
Léonard et Jocelyn échangèrent un regard soudain illuminé.
— Quelle bonne idée vous avez là, monsieur Murphy ! s'exclama Léonard. Les profanes ne sauront pas distinguer un vrai fantôme d'un déguisement !
Les profanes auront surtout moins l'impression de parler à des cinglés et seront plus disposés à répondre. Je me demandai néanmoins à quoi pouvaient bien ressembler leurs déguisements de fantômes. Un drap avec des trous pour les yeux ? Comme certains tarés qui attendaient parfois sur le palier de mon bureau ?
Toujours est-il qu'armés de cette nouvelle question, mes voisins retournèrent harceler les pauvres badauds. Au moins, les pseudo-vampires passaient cette fois pour des participants à une soirée costumée et non pour des illuminés ou des ivrognes. Et moi aussi, par extension...
Après quelques minutes, ils revinrent le sourire aux lèvres. Je ne savais pas si je devais interpréter cette expression comme une bonne ou une mauvaise nouvelle...
— Une jeune femme a aperçu nos fantômes il y a une heure à peine, commença Léonard en désignant une cinquantenaire assise à la terrasse d'un pub. Ils sont une dizaine et se dirigeaient vers la Bastille.
— Rendons-nous-y de ce pas ! renchérit Jocelyn. J'ai toujours désiré emprunter ce fameux « métropolitain »...
— Moi de même, mon très cher frère !
Tous deux prirent la tête de notre petit groupe en direction de la station de métro la plus proche dont l'un des accès nous tendait les bras quelques dizaines de mètres plus loin.
— Que de monde en cette belle soirée, ne trouvez-vous pas ? fit alors Léonard.
— J'allais vous le faire remarquer... Les rues et fréquentations étaient bien différentes la dernière fois que nous nous trouvions en cette somptueuse cité, remarqua Jocelyn. Je dois vous avouer que l'envie de goûter à ce moderne festin se fait chaque minute plus pressante.
— Un peu de retenue, mon cher frère. Vider cette peuplade de son sang nous serait fort préjudiciable. Imaginez que le Conseil ait vent de notre présence en ce lieu.
J'ignorai leurs bêtises et admirai plutôt l'architecture parisienne que je n'avais jusqu'à présent vu qu'en photo. Les murs de pierres blanches, les grandes fenêtres, les balustrades de fer forgé... Ça ne valait pas les plus beaux monuments de Dublin, bien entendu, mais ça avait son charme, il fallait bien l'avouer. Je regrettais simplement de ne pas découvrir ces rues en meilleure compagnie. Quel intérêt y avait-il à visiter la ville de l'amour sans la femme de ma vie ?
Nous nous arrachâmes rapidement à l'effervescence de la surface pour la retrouver en sous-sol. Les gens allaient et venaient dans tous les sens, pressés, l'air bougon, guidés par une main invisible et sans aucun doute divine qui leur pointait du doigt la direction à prendre dans le dédale des couloirs.
Je tournai la tête vers les distributeurs de tickets pendant que mes voisins s'égosillaient sur tout ce qu'ils voyaient. Malheureusement, quand ils constatèrent que je m'éloignais, ils décidèrent que ma lutte contre le petit rouleau de sélection de la machine qui n'en faisait qu'à sa tête était bien plus intéressante que la publicité pour des pâtes qu'ils avaient trouvée. Ils se collèrent donc à moi pour mieux pousser des « oh ! » admiratifs dès que le curseur acceptait de faire ce que je lui demandais.
Quatre tickets et deux portiques cassés par les vampires plus tard, nous nous trouvions sur un quai puant l'urine en compagnie de passants qui, même parfaitement immobiles, parvenaient à avoir l'air pressé et de sans-abris qui profitaient de la douce chaleur du lieu pour s'accorder un peu de sommeil.
Agacé par les « oh ! » et les « ah ! » de mes abrutis de voisins de palier, j'imitai l'homme qui se trouvait à côté de moi et alternai les coups d'œil exaspérés entre l'écran des prochains passages du métro, ma montre et mes collègues bruyants.
Heureusement, nous nous trouvions sur la ligne qui menait directement à la station Bastille, je n'eus donc à supporter l'émerveillement de ces deux idiots – Gary était trop occupé sur son portable pour prêter attention à ce qui l'entourait – qu'une petite dizaine de minutes.
Oui, moi aussi, c'était la première fois que je montais dans un métro, mais il n'y avait vraiment pas de quoi faire un tel foin. C'était bruyant, c'était sale, ça bougeait dans tous les sens et les passagers tiraient tous une tronche d'enterrement. Certes, ça aurait été assez atypique et amusant pour m'arracher un sourire en temps normal, mais je ne voulais pas passer pour un touriste du même genre que les abrutis à côté de moi.
Je ne pus m'empêcher de pousser un soupir de soulagement quand nous débouchâmes enfin à la surface.
Nous nous trouvions au bord d'une place dégagée bordée d'immeubles dans le même style que ceux que nous avions quittés quelques heu... minutes plus tôt. À côté de nous, les voitures circulaient à bonne allure, encouragées par la lumière verte qui brillaient sur les feux de signalisation.
Lorsque ces derniers passèrent au rouge et que les voitures s'arrêtèrent, je compris enfin pourquoi mes voisins avaient redoublé d'excitation dès notre arrivée sur le trottoir : de l'autre côté de la route, au pied d'un monument, s'agitait un groupe d'une dizaine de personnes qui brandissaient lances et baïonnettes en hurlant et en chantant. Très fort. Et très faux.
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