Chapitre 15 : Du nouveau dans le voisinage
En arrivant à Bastille, les fantômes étaient assis en cercle là où nous les avions laissés quelques jours plus tôt, fourches et baïonnettes sur les genoux. Selon Gary qui avait enfin arrêté de pleurnicher, leur conversation pouvait se résumer en quelques mots : « Comment on va faire pour prendre la Bastille ? ».
Les fantômes étaient tellement absorbés par leur discussion qu'ils ne remarquèrent notre présence que lorsque Léonard se planta au milieu du groupe. Gary se racla la gorge et traduisit le beuglement du chef :
— Qui c'est çui-là ? Un espion ? On nous attaque ? Chargez !
Il bondit sur ses pieds, ses camarades aussi, quoiqu'avec un peu moins de réussite et de panache, ce qui se solda par quelques ratés doublés de chutes.
— Nous avons retrouvé ce que vous cherchiez, annonça fièrement Léonard.
Le chef des fantômes le regarda comme s'il débarquait d'une autre planète puis tourna la tête vers ses moutons.
— On cherchait pas que'qu'chose, les gars ?
Le groupe sembla un peu perdu. Jocelyn en profita pour présenter le morceau-de-tissu-qui-était-en-fait-une-chemise à la vue de tous.
Les yeux du chef s'illuminèrent.
— Ma chemise porte-bonheur !
Il arracha le bout de tissu des mains de Jocelyn pour le regarder de plus près.
J'étais curieux de savoir comment mes cons de voisins pouvaient bien expliquer le fait qu'un fantôme immatériel saisisse ainsi un objet, mais j'étais beaucoup trop fatigué pour demander. De toute façon, ils me sortiraient encore une réponse inventée sur le tas. Ou alors ils joueraient à l'autruche.
Le petit groupe de fantômes poussa quelques cris joyeux pendant que les trois idiots qui m'accompagnaient les observaient attentivement.
— Ils disparaissent toujours pas, finit par remarquer Gary.
C'est cet instant que choisit le chef pour se tourner une nouvelle fois vers nous.
— Bon, maintenant, on veut le noble avec la perruque rayée !
— Il n'était point coupable de... commença Jocelyn d'une voix patiente.
— On va le guillotiner ! À mort le roi ! À mort les nobles !
S'en suivirent des hurlements excités. Pendant ce temps-là, leur meneur dévisageait les vampires d'un air suspicieux.
— D'ailleurs, 'seriez pas des nobles, vous aussi ?
Les deux frères se jetèrent des regards inquiets.
Léonard ouvrit la bouche et je fus pris d'un horrible pressentiment... Allait-il se lancer sur un historique de la noblesse vampirique française ? Je ne devais pas le laisser faire. Surtout pas. Il était grand temps que cette soirée interminable se finisse. Les « fantômes » voulaient Honoré ? Je voulais mon lit.
— Votre noble se balade dans les souterrains, annonçai-je d'une voix rendue cassante par la fatigue et le ras le bol.
Mon intervention ne fit pas déguerpir le groupe de Schtroumpfs, mais elle eut au moins l'intérêt de détourner leur attention de mes cons de voisins. Léonard referma la bouche et je retins un soupir de soulagement.
— Z'avez des preuves ? demanda le chef.
J'arrachai la perruque rayée des mains de Jocelyn pour la lui balancer.
Les fantômes formèrent un nouveau cercle pour mieux voir ce que je venais de leur donner. Ils échangèrent quelques mots surpris et excités qui ne valaient vraiment pas la peine d'être retranscrits ici (croyez-moi... À moins que vous ne souhaitiez découvrir de nouvelles insultes à base de cochon, de nourriture périmée et d'excréments).
— Eh, Pelot, c'est pas dans les souterrains qu'on était l'aut' fois ? se rappela l'un d'eux. Pour chercher l'noble !
— Ah mais oui !
— Allons-y, camarades ! Pour la Révolution ! décida leur chef (qui répondait au nom de Pelot, donc).
Ils ramassèrent les draps blancs qui traînaient par terre, leurs fourches et leurs baïonnettes et disparurent de l'autre côté du monument.
La façon dont j'étais rentré machinalement jusqu'à l'hôtel, m'étais laissé tomber sur le lit tout habillé et m'étais réveillé quinze heures plus tard dans un hurlement de douleur suite à un mouvement malencontreux de mon épaule n'était pas vraiment digne d'intérêt. Vous me direz que dans mon état, un lit d'hôpital aurait été préférable à un lit d'hôtel et la compagnie de bien meilleur secours, mais je dois vous avouer qu'au bout d'un moment, j'avais complètement oublié ma blessure pour ne plus songer qu'à aller me coucher.
Je m'étais rétabli assez rapidement grâce aux infusions d'Enat, mais j'avais quand même souffert pendant nos derniers jours de vacances. D'une, à cause de ma nuit blanche dans les catacombes qui m'avait complètement épuisé, et de deux, parce que des reliquats de douleur dans mon épaule me réveillaient en pleine nuit.
Finalement, j'avais sans doute été le plus heureux de retrouver notre maison cet après-midi-là (oui, même Erin avait eu l'air plus bougon que le jour de notre départ).
Je m'étais certes demandé comment avaient bien pu apparaître toutes ces boîtes de pizzas dans notre salon, mais Enat m'avait assuré qu'elle avait sa petite idée sur la question et s'était lancée à la recherche du chat. Allez savoir.
Puis j'étais retourné au boulot dans la soirée.
— Quelle trouvaille formidable ! s'extasia Jocelyn.
— Je dois vous avouer, mon cher frère, que je n'en suis pas peu fière, admit Léonard en bombant le torse.
— Ce serait pas votre copain Honoré, par hasard ? demanda Gary.
— Bien sûr que non ! Ce très cher Honoré aurait été incapable de soulever trois assiettes ! Il eût été impossible que nous le découvrions ainsi dans les catacombes avec une lance !
Je ne savais pas vraiment si je voulais m'enfuir en courant ou vomir. Bah, après tout, pourquoi choisir ?
Je secouai la tête. Je devais résister si je voulais conserver ma dignité.
N'empêche, je me posais quand même des questions sur la légalité d'exposer ainsi dans l'entrée d'un immeuble dublinois un squelette et sa lance récupérés dans les catacombes parisiennes.
— Un squelette de garde ! Nous voilà sauvés ! Les chasseurs n'oseront plus mettre les pieds dans notre demeure !
Moi aussi, je commençais sérieusement à y réfléchir. Après une chute dans un conduit d'accès aux catacombes et de longues heures d'errance dans un labyrinthe souterrain avec un plan aussi fiable que les horaires de bus, c'était finalement une crise cardiaque qui avait failli me terrasser quand j'avais découvert ce qui m'attendait à côté des escaliers.
— Comment allons-nous l'appeler, mon cher frère ? s'enthousiasma Jocelyn.
— Sac d'Os ? proposa Gary.
— Je pensais à Jacques-Henri de la Renardière.
— Tueur de la Mort ?
— Oh, quelle merveilleuse idée !
— Quoi, Tueur de la Mort ?
— Bienvenue dans notre modeste bâtiment, Jacques-Henri de la Renardière.
— Et pourquoi pas Lance Diabolique ?
Pourquoi étais-je encore en bas avec eux ? Je me posais la question, moi aussi. Je pivotai donc pour remonter dans mon bureau.
— Salut mes cons !
Je sursautai tellement haut que j'atterris sur la première marche des escaliers.
— Madame Irma ? Quelle surprise de vous voir ici ! la salua Léonard.
La vieille folle se tenait dans l'entrée, un sac de voyage du début du siècle dernier dans chaque main, trois plumes dans les cheveux et chapeau pointu gris (sans doute noir dans sa première jeunesse) posé par-dessus. À en juger par les pépiements qui s'en échappaient, elle était venue accompagnée de ses oisillons. Elle avait recouvert son châle d'un long manteau vert pomme et chaussé ses claquettes froufrou jaunes.
— J'm'ennuie à Paris, j'm'installe ici. Vous avez de la place ?
— Eh bien... Malheureusement, je crains que... commença l'aîné des vampires en réfléchissant.
— Il y a bien l'appartement de madame Rosemary, suggéra Jocelyn avant de se tourner vers la folle. Cela vous conviendrait-il de partager ce logement avec elle ? Elle dormait bien, mais quelqu'un l'a réveillée pendant notre absence, elle peut donc se montrer un peu bruyante.
— C'est qui celle-là ?
— L'ancienne propriétaire, expliqua Léonard.
— Elle est décédée il y a quatre ans, ajouta Jocelyn.
— Si c'est que ça... Marché conclu !
Les vampires me dépassèrent en compagnie de la vieille voyante pour lui montrer son nouvel appartement.
Gary fixait toujours le squelette.
— Denture Mortelle ? Zigouilleur de l'Ombre ? Orbites du Néant ?
Je l'abandonnai donc et remontai une bonne fois pour toutes dans mon bureau.
Désormais au calme (si on faisait abstraction du remue-ménage dans l'appartement du dessus), je m'appuyai contre le dossier de mon siège et me plongeai dans mes pensées.
« Mais... T'es encore vivant, toi ? »
Les paroles de Bob tournaient en boucle dans ma tête. Faisaient-elles vraiment partie du jeu de rôle ? Le couteau avec lequel il m'avait menacé quelques semaines plus tôt m'avait paru bien réel. Et cette fois-ci, à Paris, il avait eu l'air surpris de me voir toujours en vie. Le plan des souterrains... Était-ce lui qui avait demandé à la vieille folle de nous le vendre ? Elle avait semblé disposée à nous le donner uniquement après avoir confirmé mon identité.
Bob cherchait-il vraiment à me tuer ? Était-ce lui qui organisait les jeux de rôle de mes voisins dans ce but ? Mais pourquoi ?
Qu'avait dit la Enat imaginaire qui était venue me sauver dans le pub, l'autre jour ? « Dis à ma mère de te faire ranger ton couteau ou je le lui fais avaler » ? Ou quelque chose du genre ? Il me paraissait impossible que ma femme ait pu être présente ce soir-là, mais imaginons... Était-ce la mère d'Enat qui voulait ma peau ? Je savais qu'elle ne m'appréciait pas. Ni elle ni mon beau-père n'avaient d'ailleurs souhaité me rencontrer.
Si la mère d'Enat avait engagé Bob et que Bob avait ensuite engagé Irma, l'arrivée de cette dernière dans l'immeuble était-elle une simple coïncidence ?
— Eh ! La Marie-Rose ! Viens dire bonjour à MacRoaster et ChickNorris ! s'exclama la voix de la vieille folle.
— Ouuuuuh ! lui répondit la voisine soi-disant décédée. Qui êtes-vous ?
— Ta nouvelle coloc' ! Je vois que tu aimes la poussière et les araignées, on va bien s'entendre !
Je sentis l'énervement contre ma nouvelle voisine grandir en moi. En même temps que l'auto-dérision. La débile du dessus faisait partie d'un complot pour me tuer ? Qu'est-ce que j'allais encore m'imaginer, comme bêtises ?
J'ouvris mes sites d'animaux perdus, sortis les photos du chien et des trois chats qu'on m'avait demandé de retrouver (Princesse était semble-t-il rentrée chez elle entre-temps) et parcourus les petites annonces en soupirant.
Tome 2 - FIN
À suivre dans La Malédiction du Saumon Vert
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