Attrapez-les tous ! (version longue)
Départ de la Terre: 10 août 2116 à 1h00.
Durée du voyage à vide : 9 mois 9 jours 3 heures.
Date d'arrivée dans l'atmosphère vénusienne : 12 mai 2117 à 2h00.
Durée de l'excavation : 3 mois 14 jours terrestres.
Date de départ de Vénus : 26 août 2117 0h00.
Arrivée sur Terre prévue au transit du 11 décembre 2117.
Durée du voyage du retour : 3 mois 16 jours 10 heures.
Estimation de la cargaison : 500 000 T de terre rare raffinée, valeur 1 152,8 Milliards de dollars.
La vie sur Vénus était d'un ennui mortel.
Évidemment, il fallait s'y attendre. Ils étaient là pour procéder à l'extraction de lithium et autres terres rares du sol de la planète, mais seuls les robots descendaient à la surface. Les humains, eux, se contentaient de patienter dans la station et de surveiller tout ça de loin. La station avait pourtant été conçue pour qu'un équipage de quinze puisse supporter d'y rester six mois. En comptant l'aller et le retour dans des navettes encore plus exigües, ça faisait quand même 3989,58 heures d'enfermement sans revoir le beau ciel bleu terrestre, et il ne fallait pas non plus que les mineurs deviennent totalement dingues.
Ils avaient des jeux, ils avaient des films, ils avaient Internet par liaison optique depuis la Terre, avec un ping de neuf minutes, mais c'était mieux que rien. Et une salle de sport. Ce qui était toujours bon à prendre pour lutter contre la sensation d'enfermement.
Mais quand les communications optiques étaient impossibles, gênées par le Soleil, les terriens étaient totalement coupés de leur planète natale. Ça durerait cinq jours. Cinq jours à tourner en rond.
Le jeu avait commencé quand Pat était rentré de sa corvée de nettoyage en s'exclamant :
« Hé les gars, venez voir ça, j'en ai trouvé un super bizarre !
Les gars en question n'avaient pas bougé tout de suite. Ils étaient occupés à superviser l'extraction. Les robots étaient en grande partie autonomes, et se déplaçaient dans l'enfer que constituait la surface de Vénus pour trouver les meilleurs filons. Ils étaient assez résistants pour tenir malgré la chaleur, la pression et l'acidité, mais mille accidents pouvaient arriver... Les éclaireurs partaient en tête tester les échantillons. Les foreuses et les excaveuses suivaient. Enfin, courant de l'un à l'autre en fonction des besoins, les réparateurs arachnoïdes se tenaient prêts à remplacer une jointure éraflée par ici, resserrer une vis par-là, et quand aucune mission ne les pressait ils faisaient office de vigilantes sentinelles. C'était eux qui projetaient la lumière pour tenter de compenser les trop minces rayons du soleil, parvenant en bas en dépit de l'épaisse atmosphère. Et eux qui portaient le plus de caméras et envoyaient en permanence les images à la station. Bien sûr, les autres robots étaient eux aussi reliés au système de contrôle des opérateurs humains, mais les caméras des réparateurs étaient le meilleur moyen d'anticiper les problèmes. On ne pouvait pas tout laisser en plan comme ça, il y avait un roulement, toujours trois humains devant les écrans.
Cependant, ceux qui avaient vu se dévouant pour prendre la place de ceux qui surveillaient, tous les membres de l'équipage - à part Jenny qui dormait - finirent par venir voir ce que Pat avait trouvé. Et admirent qu'effectivement, il n'était pas banal.
Pat venait de superviser le nettoyage extérieur de la station, une tâche malheureusement nécessaire en dépit du fait que celle-ci flottait à 50km de hauteur, portée par l'épaisse atmosphère vénusienne. Tout était aménagé à l'intérieur de ce qui était ni plus ni moins qu'un énorme ballon en matériaux composites, en forme de lentille horizontale sous laquelle on aurait greffé une longue et lourde quille pour stabiliser l'ensemble. Pilotée comme un dirigeable, la station était en permanence en train de naviguer d'un vent à l'autre pour rester globalement au-dessus des robots et ne pas perdre le signal. L'équipage s'était habitué à ce roulis perpétuel, qui, associé au fait que tous les meubles étaient fixés au sol ou aux murs, renforçait l'impression d'être à bord d'un antique voilier. Toute sortie à l'extérieur était extrêmement risquée, en dépit des combinaisons qui au besoin pouvaient s'aimanter directement sur la paroi. Là encore, c'était la tâche de robots dédiés de se charger du nettoyage, mais lorsqu'il y avait une anomalie, c'était à un humain de vérifier.
On avait ainsi souvent l'occasion d'attraper des petits vénusiens parmi les nuages, coincés au milieu des filaments plus longs.
La vie sur Vénus était essentiellement semi-bactérienne. De longs fils, mous et translucides, erraient au gré des vents et filtraient l'air, se nourrissant des huiles, graisses et acides aminés créés par l'énorme catalyseur chimique qu'était la surface de la planète. Les cellules qui les composaient étaient relativement autonomes et on pouvait déchirer ces filaments sans tuer aucun des deux morceaux, mais elles communiquaient entre elles et se transmettaient les précieux nutriments. Ces biofilms avaient été longuement étudiés et nombre d'entre eux avaient été ramenés sur Terre, où ils grossissaient paisiblement dans leurs aeriums. Mais de temps en temps, on tombait sur une créature plus sophistiquée, ayant adopté une forme particulière. La vie vénusienne était très différente dans sa structure biochimique. Sans eau, ni liquide solvateur, cette espèce était constituée essentiellement de gaz. Ses fluides vitaux étaient une sorte de mousse, une émulsion créée par le brassage des systèmes circulatoire en cil, étrangement onctueuse, et dont l'odeur d'œuf pourri suffisait à justifier de porter des masques lorsqu'on les disséquait.
Celle de Pat faisait la taille de sa main et ressemblait à un cylindre. Mais on voyait, par transparence, qu'il était composé d'anneaux similaires juxtaposés en un long tube . Sur les côtés, des filaments, ou plutôt de longs cils, devaient lui permettre de repousser les autres créatures quand il se retrouvait trop proche de ses concurrents.
— Je vais le garder ! déclara Pat. Je suis sûr que les gars de la NASA seront super contents de l'avoir !
— Ils en ont sûrement déjà attrapé des comme ça, protesta Naya. Avec toutes leurs missions d'exploration, ils doivent avoir la collection complète.
— Mais imagine qu'ils ne l'aient pas ? J'aurais une super prime ! Peut-être même qu'on lui donnerait mon nom !
Toute l'entreprise de minage était privée, mais travaillait en collaboration avec les agences spatiales publiques. Rien n'obligeait les mineurs à rapporter des échantillons, mais c'était vu comme un beau geste, et leur propre département recherche et développement les encourageait à le faire - on ne savait jamais, un alien dangereux pour les installations se cachait peut-être au milieu de ces blobs sulfurés.
Pendant ce temps, Erwan examinait la créature, remuant doucement le bocal pour qu'elle flotte à nouveau - il était à peu près sûr que les vénusiens n'appréciaient pas d'être écrasés sur les parois en verre. Il dit :
— Ton truc est trop petit, Pat. Il va crever. Mets-le vite dans l'aerium.
— Ouais, ouais...
Tandis que Pat s'exécutait, la discussion partit rapidement sur les vénusiens que les uns et les autres avaient déjà vus, pour tâcher de déterminer si la bestiole de Pat était particulièrement rare ou moyennement rare, et qui avait déjà vu le plus rare des animaux locaux.
Tous restaient bâtis selon les mêmes principes : il fallait qu'ils soient légers pour vivre en permanence dans l'atmosphère sans jamais tomber au sol, qu'ils aient la plus grande surface d'échange possible avec l'air dont ils tiraient leurs nutriments, qu'ils arrivent à se déplacer dans les épais nuages. À part les innombrables filaments, qui n'intéressaient personne, les structures en tube étaient les plus adaptées, mais ces tubes pouvaient s'organiser en formes particulières : collés ensemble par le côté pour former une sorte de voile de parapente, en spirale d'escargot, en hélice... Certains optaient pour de petits bulbes capables de se déplacer comme des méduses, d'autres gardaient le principe du tube tout en se dotant de longs voiles sur les côtés qui les faisaient ressembler à des poissons aux grandes nageoires. Allant de quelques millimètres à plusieurs centaines de mètres, c'était difficile de dire qui appartenait à quelle espèce, et comment ils se reproduisaient.
La vie vénusienne cachait sans doute encore de nombreux mystères sous ses épais nuages. Dont les fameux prédateurs encore inconnus : parmi toutes les espèces survivant en filtrant l'air, certaines avaient bien dû tenter de trouver leur pitance directement dans leurs congénères. Les scientifiques les supposaient plus rapides que les autres, et estimaient que si on trouvait trace d'intelligence alien, ce serait parmi eux. Cependant personne n'en avait encore vu. Quelques appâts avaient reçu des morsures, venues de bouches circulaires et hérissées de pics. Mais, faute de budget, les missions de recherche scientifique avaient dû cesser trop tôt pour leur mettre la main dessus.
L'équipage s'ennuyait. La discussion dérapa rapidement en concours, et chacun décida d'attraper le vénusien le plus insolite sur lequel il puisse mettre la main. La fin du concours fut décidée pour le moment où la liaison optique serait rétablie, ce qui leur laissait 5 jours devant eux.
Pour capturer un vénusien, sans devoir attendre qu'il s'écrase spontanément sur la station et reste accidentellement coincé, il fallait du matériel. Un bocal était hors de question : il serait emporté par le vent en un instant. Un filet posait quelques problèmes. Souples et essentiellement remplis de gaz, les vénusiens pouvaient sans difficulté réduire leur taille, jusqu'à trente fois pour les plus imposants, et bien plus pour les plus petits. Enfin, il ne fallait pas que le piège soit rempli par un filament ; même si le vent finirait sans doute par le déchirer sur les mailles, ça boucherait le piège bien trop longtemps.
Dernière difficulté, comme le rappela Leïa Irmin, leur chef de mission : ils étaient tous présents ici sous agrément Exo-822, ce qui impliquait un engagement à préserver au maximum l'écosystème local. Ce n'était pas le plus strict existant, la simple présence de la station causait pas mal de dégâts à un certain nombre de créatures - les stations humaines étaient les seuls obstacles vraiment solides que les vénusiens pouvaient rencontrer dans leurs nuages et quand le vent était un peu violent, elles ne pouvaient pas l'esquiver et s'y écrasaient lamentablement. Mais en dehors de ce bâtiment nécessaire à leur survie, les humains n'étaient pas censés faire du mal aux vénusiens, et s'ils voulaient en capturer, il fallait les prendre vivants et les relâcher après analyse, ou les laisser voler à leur aise dans un aerium à leur taille. Sinon, ils pouvaient voir leur licence d'exploitation des sols de la planète être suspendue, voire supprimée. Et personne ne voulait être le salarié qui en serait la cause...
De la prudence, donc, et des pièges visant de petites créatures : celles dépassant les vingt ou trente centimètres ne survivraient pas longtemps vu la taille des aeriums disponibles, et ils risquaient juste de les blesser en arrachant par mégarde un cil ou une nageoire. Au moins, la conception elle-même occupa les mineurs un certain temps. Surveiller des machines était rébarbatif, ce concours au contraire les stimulait dans leur créativité. Ils se basèrent sur les techniques qui avaient fait leurs preuves lors des premières explorations scientifiques, puis les développèrent. Appâts et repoussoirs lumineux, entonnoirs, trappes, ils se permettaient de tout tester. Et très vite chacun s'était constitué une belle collection.
Le but du concours était de mettre la main sur "le plus rare". Quand un banc de ce qui ressemblait à des raies mantas à la queue aplatie à l'horizontale se présenta, c'était des créatures qu'aucun d'entre eux n'avait jamais vues, mais les mineurs en attrapèrent trois d'un coup, ce qui réduisit à néant leur intérêt - sauf pour Pat, qui décida de garder la sienne en dehors du concours, et l'installa avec sa première trouvaille.
Il fallait se spécialiser davantage.
Ils se mirent donc d'accord pour partir en chasse des prédateurs. Après tout, si ça marchait, ça ferait un beau papier. Et surtout, ils avaient commencé à miser : le premier qui en attraperait un gagnerait un jour de repos complet une fois la connexion rétablie, en plus de ses repos règlementaires.
Les prédateurs étaient dans toutes les discussions. Pendant qu'en bas, les mastodontes de métal fouillaient sans fin, au-dessus on les surveillait du coin de l'œil tout en traçant en douce des plans pour adapter les pièges à d'autres types de créatures. Après tout, ceux-là ne se nourrissaient pas en filtrant l'air. Ils n'avaient pas besoin d'être ouverts à tout vent, même si des poches de gaz semblaient indispensables. Et surtout, comment repéraient-ils leurs proies ? Arrivaient-ils à se déplacer vers elles ? Après tout, difficile d'imaginer un sens de l'odorat qui fonctionnerait dans cette purée de pois, et les vents rendaient difficile de se diriger librement. Des colonies entières de vénusiens pouvaient se croiser sans jamais se rencontrer, chacune restant dans le type de courant d'air auquel elle était adaptée. Mais ils ne pouvaient pas se contenter de voler jusqu'à rattraper accidentellement une proie...
Même Leïa, qui supervisait la chasse pour éviter qu'ils n'aillent tous trop loin - et de fait était exclue du concours - se laissait gagner par la fièvre de la traque. Elle accepta que les mineurs utilisent des appâts encore vivants, tant qu'ils étaient en théorie hors d'atteinte. Et vérifia qu'une fois le prédateur attrapé, ils auraient le droit de le nourrir avec d'autres vénusiens.
Plusieurs membres de l'équipe prirent l'habitude de regarder par la fenêtre, quand ils ne travaillaient pas sur les pièges. Les petites créatures avaient ravivé l'intérêt pour les plus grandes. On les voyait toujours très mal : dans la faible lumière, les épais nuages ne permettaient jamais de distinguer quoi que ce soit à plus de dix mètres, et souvent encore moins. Les translucides vénusiens passaient comme des fantômes, et il était facile de douter de leur présence quand on n'en voyait qu'un rapide reflet huileux glissant à vive allure autour de la station. Ce paysage déprimant avait longtemps été caché en fermant un maximum de volets et en projetant dessus des paysages terriens plus sympathiques. Plus maintenant que la chasse était lancée.
« Je te dis que c'est un prédateur !
— Ce truc ridicule ? Tu rêves !
— Tu vois bien qu'il est plein ! S'il bouffe des micronutriments, elle est où sa surface d'échange ? Celui-ci est fermé, et il a une bouche ! Je te dis que s'en est un !
L'échange était vif : en tant que premier prédateur vénusien jamais découvert, le ridicule petit ver qui se tortillait dans son bocal ne vendait pas du rêve. On distinguait par transparence de longues poches de gaz, et effectivement, le tuyau inférieur semblait bien être un tube digestif lié à une bouche. Il remplissait les critères. Mais de là à le nommer vainqueur du concours...
Erwan, énervé qu'on critique sa prise, finit par lancer :
— Pat ! Prête-moi ton aerium, on va voir si ce n'est pas un prédateur !
— Mais...
— Allez, c'est bien toi qui viens de dire que ce n'en était pas un, pas vrai ? Si tu as raison, tes bestioles ne craignent rien !
Pat hésita. Évidemment, le ver ne semblait pas dangereux : long d'à peine trois centimètres, il se tortillait mollement de temps en temps, et restait sinon aussi parfaitement passif que s'il était mort. Mais Pat était très attaché à sa collection de vénusiens, qu'il avait amoureusement baptisé avec des noms de sa propre famille : Herbert, Mika, Jilly, et bien sûr Pat Junior pour celui qui avait tout déclenché. Il les nourrissait lui-même, orientant les jets d'air enrichi directement vers leurs filtres à nutriment au lieu de simple les presser dans l'aerium, et il jurait à qui voulait l'entendre qu'ils arrivaient à reconnaitre l'arrivée de la pipette et volaient vers elle. Ils étaient tous bien plus gros et plus vifs que le ridicule petit ver d'Erwan. Aussi Pat finit par dire oui.
Le ver se laissa flotter mollement, ballottant d'un côté et de l'autre, sous le regard fasciné de l'équipage qui regardait Mika la raie s'approcher innocemment à sa portée...
Dès qu'elle posa le bord de ses longs voilages sur lui, elle se rétracta immédiatement sur elle-même tout en battant la queue à toute allure pour s'enfuir. Trop tard. Le ver, expulsant une partie de son gaz, avait fait un bond prodigieux vers elle et avait réussi à coller sa bouche sur la fine paroi de Mika, qui se débattit dans tous les sens pour s'en débarrasser. Et pendant que les humains témoins de la scène criaient de joie d'avoir vraiment trouvé un prédateur, Pat se précipitait. Il ouvrit le couvercle de l'aerium - étant donné le poids de l'atmosphère reconstituée, elle ne s'échapperait pas - et attrapa d'une main gantée le petit ver. Celui-ci ne lâcha pas sa proie, et les deux lui glissèrent entre les doigts : attraper un vénusien revient à attraper un ballon de baudruche à moitié dégonflé et à la surface recouverte de savon. Avec un juron, Pat utilisa sa main en cuillère pour faire rebondir les deux créatures vers le haut. Sous le choc le ver se détacha enfin, et, toujours à petits coups, Pat le fit sortir et le jeta dans un flacon.
Le seul commentaire d'Erwan fut :
— Fais attention, c'est un spécimen précieux !
— Ah, parce qu'ils ne sont pas précieux, mes spécimens ?
—Absolument pas. Maintenant, il falloir que je nourrisse ce petit bonhomme... Au moins on sait qu'il aime les raies.
— Enlève-moi cette abomination de là et ne touche plus à mes vénusiens ! Chef, on ne peut pas le garder, on est censé n'en tuer aucun...
— Désolée, Pat, mais Erwan a raison. Scientifiquement, ce spécimen est très précieux, et il faut qu'on le garde en vie et qu'on le ramène sur terre.
Devant l'air meurtri de Pat, Leïa ajouta :
— Ne t'en fait pas, on ne touchera plus aux tiens. Mais on va essayer de lui en trouver d'autres.»
Erwan n'avait pas attrapé son ver par un coup de chance. Il avait utilisé un bon appât. En réutilisant la technique, ils avaient mis la main sur des spécimens bien plus gros. Trop pour être ramenés à l'intérieur, mais les membres d'équipages étaient prêts à sortir en combinaison pour une photo d'eux à côté de leur trophée. Deux mètres de long pour le plus grand ! Un mètre cinquante après qu'il se soit dégazé pour tenter de s'enfuir, mais ça restait la plus belle prise de toute la station. À présent la question n'était plus d'attraper un ver, mais d'attraper le plus gros ver. Oubliés les cages et les filets. Garder la créature collée à la station suffisamment longtemps pour prendre une photo-trophée suffirait...
Et quoi de mieux, pour attirer le plus gros des prédateurs, qu'un appât de prédateur ?
Ça, c'était rigoureusement interdit, impensable même. Ça impliquait de prendre le prochain ver géant et de le laisser suspendu en plein vent, dans un filet qui finirait par le blesser irrémédiablement. Bien que, pour ce qu'on en sache, ces créatures étaient dépourvues de nerfs, ça restait une mise à mort cruelle et gratuite.
Naya et Dan le firent donc en cachette. Sous la station, manié par un robot nettoyeur modifié, le filet était parfaitement exposé, et eux-mêmes s'étaient bricolé un abri en installant plusieurs filets entre le ballon et la quille. Le risque d'être emporté était limité tant que le temps se maintiendrait. De toute manière, l'excitation de la chasse valait tous les risques.
Et toutes les patiences. Ils crurent bien ne jamais voir arriver ce prédateur géant. Après tout, rien n'attestait de son existence, à par une logique somme toute terrienne.
Mais, alors qu'ils commençaient à désespérer et que la dernière heure du concours approchait à grands pas, ils virent un cil de plus de dix mètres émerger de la brume, suivi par une dizaine d'autre. Les cils, dotés de larges pales à leur bout, effleurèrent la station, suivant ses contours, et s'attardèrent sur l'appât qui se tortillait dans son filet. Fébrile, Naya se mit à filmer. Ça ne ressemblait pas à l'un des gigantesques et vides brouteurs de nuages qu'ils avaient déjà pu observer. C'était plus massif, comme les vers.
Les cils battaient à l'unisson pour que la créature puisse voler à contre-courant, et ils virent son corps émerger de la brume, se mettant lentement en position tandis que des cils plus petits se refermaient autour de leur proie et s'y agrippaient. Trop long pour qu'on puisse distinguer ses extrémités, tout ce qui était visible du vénusien était un cylindre crénelé, dont le centre semblait creusé par une profonde tranchée. Au fond de celle-ci, sous un mucus gélatineux, une bouche circulaire s'ouvrait, pourvue de milliers d'épines.
Il colla sa bouche au ver et se mit à l'aspirer à travers le filet.
À présent qu'il était aussi proche, les deux humains ne voyaient même plus les longs cils du mille-pattes, seulement les plus petits, de un à deux mètres, dépourvus de pale, qui tâtonnaient sur la surface de la station. Sans doute incapable de comprendre ce qu'était cet objet si dur, la bête se colla au métal traité et tenta de le mordre, en vain. Elle se déplaça et renouvela l'opération à différents endroits libérant d'autant plus de mucus, certainement corrosif pour ses proies, mais totalement inefficace face à la matière terrestre. L'un de ces cils attrapa le petit filet où les terriens étaient installés. Sa texture lâche était assez proche d'un vénusien pour attirer à eux la terrible bouche, qui se referma sur eux.
Figés par la peur, Naya et Dan sentirent la pression des épines tâtonnant mollement pour pénétrer leurs combinaisons, tandis qu'un courant d'air tentait de les aspirer à l'intérieur de la créature. Ils frappèrent violemment le vénusien de l'intérieur, dans un réflexe primal, et le prédateur surpris les lâcha sans demander son reste. Il mordilla encore la station, puis abandonna les lieux, se laissant porter par le vent bien loin d'eux.
Encore tremblante, Naya vérifia rapidement que les épines n'avaient pas réussi à pénétrer sa combinaison, que le mucus qui la recouvrait n'était pas en train de ronger l'épaisse protection. Mais si cette gelée était bien censée prédigérer des proies, fort heureusement, les équipes de la NASA avaient anticipé bien pire. En cas d'avaries qui auraient fait chuter leur vaisseau quelques kilomètres plus bas, dans les turbulences chimiques, les combinaisons les protégeaient aussi bien de l'atmosphère acide que des bases organiques. Elle allait bien. À ses côtés, Dan ne retrouva sa voix que pour dire :
« Bordel, qu'est-ce qui vient de se passer ?
— Je crois... je crois bien qu'on est officiellement trop dégueulasses pour être mangé par un vénusien.
— Pitié, dis-moi que t'as filmé ça.
— J'ai largement de quoi nous faire virer et gagner ce putain de concours, et peut-être même le Nobel avec.
— Personne ne pourra battre ça. C'est impossible.
— Ouais. Complètement impossible.»
Tout en répondant, la jeune femme n'en était pas si sûre. Elle gardait, au contraire, la tenace impression qu'ils n'avaient fait qu'effleurer les découvertes possibles sur la planète de brume...
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