8 - L'issue
Je m'arrête à la première station de monorail que j'aperçois et grimpe dans un wagon. Une trentaine de minutes plus tard, je descends à Haut-Central, dans le quartier des affaires de Norosk, la capitale. Autrefois, comme son nom l'indique encore et même s'il ne reste plus rien des premières installations, c'est là que se trouvait le centre de commandement et de sécurité de la planète-pénitentiaire. Bref, c'est le dernier endroit d'Axilante où l'on s'attendrait à voir débarquer un mineur. Ici pas de cheminées, pas de nuages de fumées, pas de poussière d'altane, pas de crasse sur les murs des immeubles. J'avais encore jamais quitté Saropa jusque là et j'ai du mal à croire que je me trouve sur le même monde. Tout est propre et tiré au cordeau ; je trouve ça assez laid en fait. C'est pas l'Axilante où j'ai grandi et que je connais ; sans doute parce que la majorité des habitants de Norosk ne sont pas des natifs. Beaucoup ne sont là qu'en transit, rongeant leur frein en attendant la mutation qui leur permettra de ficher le camp ; d'autres ne repartiront pas, ayant atterri là parce qu'y a pas de meilleur endroit pour mettre quelqu'un au placard.
A peine le pied posé sur le quai, je sens immédiatement des dizaines de regards converger vers moi. Je fais tâche dans le décor. J'ai l'impression de me trimballer au milieu d'une armée de Charles. On me regarde en biais, on attend que j'ai le dos tourné ou on me dévisage ouvertement. On m'examine et on m'étudie sous tous les angles avec autant de curiosité que de mépris et de méfiance. Pour vrai je m'en cogne mais comme je suis un peu porté sur la provoc', j'entonne un petit air avec un sourire goguenard.
— Elle court, elle court la vermine... La vermine du fond des mines... Elle est passée par ici, elle repassera par là... Elle court, elle court la vermine et les cols blancs font grise mine.
Autour de moi les regards se font assassins, personne n'appréciant qu'on lui foute le nez dans sa merde. Je dérange, je gêne, je mets mal à l'aise, je perturbe leur petite routine. J'ai tôt fait de remarquer du coin de l'œil l'uniforme, hérité tout droit de notre passé pénitentiaire, d'un flic qui me suit à bonne distance. Je fais celui qu'a rien vu. Tant que je me contente de chantonner, y a aucune raison pour qu'il m'épingle.
Le gars me colle jusqu'au quai du monorail qui me conduira à Timpo, la capitale de la région de Braviost. Il s'assure que je monte bien à bord et que je compte y rester avant de disparaître dans la foule. Le monorail se met en branle et accélère jusqu'à atteindre sa vertigineuse vitesse de croisière. Un bras posé sur la caisse où se trouve mon chat, posée sur le siège d'à côté, je me laisse bercer par les vibrations et finis par m'assoupir.
Tout mais pas ça ! Je peux tout supporter... sauf ça !
Je cherche à l'esquiver, blême, espérant peut-être atteindre la porte de ma prison pour m'enfuir, mais Serpent-Calvin me retient et me plaque avec brutalité dos au mur. L'une de ses mains m'enserre la gorge tandis que l'autre s'active à défaire la ceinture de son pantalon. Il se presse contre moi et je sens son érection à travers le tissu. Non, non ! Connor ! Connor, au secours ! Je m'agite, je hurle et me débats comme une furie, avec l'énergie du désespoir ; me cabrant, ruant, donnant des coups de pieds, le griffant au visage dans l'espoir de lui crever les yeux, tentant même de le mordre si c'est là le seul moyen d'échapper au sort qu'il me réserve !
En vain. Il me repousse violemment et l'arrière de mon crâne heurte le mur. Sonnée, je sens un filet chaud et poisseux me dégouliner dans le cou. Connor...
— Dernière chance trésor, entends-je la voix sans timbre de Serpent-Calvin à mon oreille.
Malgré ma terreur, je reste assez lucide pour comprendre que son acte n'a que peu à voir avec un désir sexuel malsain ; du moins il ne s'agit pas que de cela. Il n'est même pas réellement question de sadisme dans le sens où ce n'est pas un acte gratuit ; il est au contraire soigneusement réfléchi et calculé, calibré sur mesure pour me faire céder. Je tremble. Monstrueux, il est véritablement monstrueux ! Bien plus que je ne l'avais imaginé ! Le viol dont il me menace n'est seulement pour lui qu'un nouvel instrument de torture pioché dans son arsenal, le moyen le plus efficient qu'il a trouvé pour enfin me briser ; et c'est efficace. Très efficace. Horriblement efficace. Cruel et infaillible. Je lui donnerai ce qu'il demande, tout ce qu'il veut ! Mais par pitié, faites qu'il arrête, qu'il me relâche et qu'il s'éloigne ! Pitié, tout sauf ça !
— S'il vous plait...
Je suffoque. Ma voix, si éraillée que je la reconnais à peine, se brise et je réalise que mes joues sont baignées de larmes. Il a gagné, je parlerai, il le sait. Serpent-Calvin desserre son étau sans pour autant renoncer totalement à son emprise.
— Eh bien ?
— Cassandre !
Je me réveille en hurlant comme un fou. Et fou, je le suis : fou de rage et fou d'inquiétude. Il a osé... Il a osé ! Je vais le tuer ! Tiens le coup Cassandre, donne-lui ce qu'il veut, le laisse pas te faire du mal ! On s'en fout, ça n'a plus d'importance ! Je serai là bien avant que ton paternel reçoive la demande de rançon ! Bien avant que tu ne leur sois plus utile.
Les quelques passagers qui m'entourent préfèrent quitter leurs places et migrer vers un autre wagon. J'en chope un par le bras, pas assez rapide pour m'esquiver, quand il passe à ma portée.
— Dans combien d'temps on arrive Timpo ?!
— Mais ça ne va pas ?! Lâchez-moi !
Nerveux, le type secoue son bras en espérant que je vais le lâcher. Pas de bol, je suis pas d'humeur à prendre des gants. D'habitude j'aime pas jouer les brutes mais là j'ai les nerfs et méchamment envie d'en découdre. Je me lève avec un grognement sourd, ce qui le calme direct. Je le vois se ratatiner sur place comme il prend conscience que je mesure deux têtes de plus que lui.
— J't'ai demandé dans combien de temps, Ducon.
Je dois pas avoir l'air commode à ce moment là parce que la tronche du gars perd quelques teintes. Je sais pas exactement ce qu'il a lu dans mon regard mais visiblement ça le motive à me répondre.
— Un... Un peu moins d'une heure ?
Eh ben voilà ! C'était quand même pas compliqué ! Je le libère avec un « merci » abrupt et passe l'heure suivante à trépigner sur mon siège. Impossible de trouver une position confortable. Je tiens pas en place et tape frénétiquement du pied sur le sol, serrant et desserrant mes poings agités de tremblements. Je bouillonne. Pourquoi ce fichu monorail n'avance pas plus vite ?
L'engin s'arrête enfin et je me précipite à l'extérieur. J'entends un éclat de voix et, tournant la tête, j'aperçois le gars du wagon avec deux argousins sur le quai. Il a l'air hystérique et me pointe du doigt. Oh oh... ça schlingue ! Je vois les condés se radiner vers moi. Ça risque de barder pour mon matricule. Merde ! J'ai vraiment pas besoin de ça... Mais qu'est-ce que tu peux être con parfois Connor ! Il est grand temps de se tirer, et plus vite que ça !
Je m'élance vers la sortie la plus proche, jouant des coudes et bousculant au passage celles et ceux qui sont trop lents à s'écarter de mon chemin. J'entends des « oh ! » et des « ah ! » de surprise, des « hé ! » scandalisés dans mon sillage. Rien à foutre ; ils comptent pas. Personne ne compte à part Cassandre, et rien ni personne ne m'empêchera de la rejoindre ! Je dévale une volée de marches et m'engouffre dans une galerie souterraine avant de bifurquer fissa dans une autre, puis encore une autre. Dans la cage, le chat se met à feuler. Apparemment il apprécie pas d'être brassé dans tous les sens. Désolé mon minet mais si Connor va en taule, ça m'étonnerait que la suite du programme qu'on aura prévu pour toi te plaise beaucoup.
Je me retrouve à l'air libre, je sais pas trop comment, au bord d'un périphérique que je longe à grand renfort de moulinets en espérant attirer l'attention de quelqu'un qui acceptera de me prendre en stop. Au bout de quelques minutes un transport de marchandises s'arrête à quelques pas de moi et ouvre sa portière. Je m'y rue.
— Où vas-ti mon gars ?
— A Forensk.
Le routier grimace.
— Ah désolé... C'est-y pas vraiment sur ma route.
Je cale mon bras dans la portière pour l'empêcher de repartir et sans lui laisser le temps de rouscailler, je sors tout ce qui me reste du pognon d'Akseli. Cent quarante-sept dolpecs. Partout ailleurs dans les colonies, ce serait peanuts mais ici c'est presque une petite fortune. Ça doit représenter quoi... pas loin de trois semaines de salaire pour un routier ? Une lueur de convoitise s'allume dans son regard et je le vois hésiter en se mordillant la lèvre. Je l'ai déjà ferré.
— Tu m'emmènes et c'est tout à toi. T'auras qu'à dire que t'as crevé en route.
Ce qui sera retenu sur sa paye pour pas avoir respecté ses délais, ce sera jamais autant que ce que je lui propose et il le sait. Le type me fait signe de m'installer.
— D'accord, grimpe.
Je passe le reste du trajet muré dans le silence. J'ai pas envie de faire la causette, je veux juste retrouver Cassandre et la sauver. Je suis incapable de penser à autre chose. Curieux de savoir ce qu'un gaillard comme moi fait dans le coin avec un chat, mon chauffeur tente de me cuisiner à plusieurs reprises mais mes réponses lapidaires ont tôt fait de le décourager et il finit par lâcher l'affaire.
Connor !
Je sursaute. J'aurais piqué du nez ?
— Terminus, qu'y me dit mon chauffeur, en s'arrêtant.
Je lui file son fric, descends avec mes affaires et m'éloigne. Bientôt, Cassandre, très bientôt... Ça va aller, je te le promets.
La fonderie d'AltaCorp se dresse à plusieurs centaines de mètres de moi comme une géante malgracieuse et noiraude. Le gueulard du haut-fourneau, alimenté continuellement en minerai par le skip qui le relie à la station de concassage, vomit en direction du ciel une épaisse fumée grise. Au pied du haut-fourneau, une armée de besogneux sous-payés s'active au remplissage des cuves – conçues pour recueillir la fonte d'altane en fusion qui s'évacue du creuset – qui seront ensuite acheminées dans des sidérurgies.
Je tourne le dos à la scène, laissant derrière moi le vacarme, et gagne les ruines de l'Hansa situées plus loin. Pans de murs effondrés, toit éventré de l'intérieur, blocs de bétons projetés un peu partout... Malgré la végétation qui a envahi les lieux, je peux encore voir les stigmates de l'explosion qui a détruit la plus imposante des installations de ce complexe. Le changement d'ambiance est radical.
Je commence à explorer les vestiges qui m'entourent. Les bâtiments, tombés graduellement dans le délabrement après leur abandon, sont tous plus ou moins éboulés. On dirait des cadavres de béton à différents stades de décomposition. Un, deux, trois... sept, huit... y en a tellement ! L'ancien complexe est si vaste que je passe toute l'aprèm à le fouiller, et encore j'en ai pas fait le tour. Loin de là.
L'endroit est désert ; y a pas âme qui vive. On dirait un lieu maudit et ça me file la chair de poule. Je comprends mieux pourquoi personne y fout jamais les pieds. Et c'est bien ça le problème : je vois pas la plus petite empreinte de pas dans le sol. Pourtant... je devrais pouvoir trouver des traces du passage de Calvin et de son complice. Il doit forcément y en avoir ! Alors pourquoi j'en déniche pas ? J'en viens à me demander si je ne poursuis pas une chimère.
Non ! Je refuse de croire que Cassandre n'existe pas ! Sa frayeur, je l'ai ressentie et c'était tout ce qu'y avait de plus réel ! Elle est forcément là quelque part, à m'attendre ! Je passerai tout le secteur au peigne fin, je retournerai toutes les pierres s'il le faut, mais je finirai par trouver le passage qui me conduira à elle ! Elle est pas loin, je le sais, je le sens dans mes tripes.
Je continue mon exploration, bien décidé à passer en revue le moindre recoin de ces ruines. Dix, onze, douze... Que dalle. Le soir approche et je commence à me décourager. Combien il m'en reste encore ? Je décide de faire une pause. Ma bestiole a besoin de se dégourdir un peu les pattes. Sitôt libéré de sa prison, le chat se plante devant moi en rouspétant. Je comprends le message et je lui donne un peu de flotte avec un truc à mâchonner. Je m'installe sur un tas de pierres le temps qu'il fasse ses besoins puis je le chope par le collet pour le remettre dans sa cage. Il est pas franchement ravi d'y retourner, c'est clair, et se débat comme un beau diable.
— Aïe ! Putain !
Ce petit enfoiré vient de me griffer ! Suçant le sang qui goutte de mon pouce, je me mets à courir après le chat qu'a décrété qu'il se ferait la malle. Hors de question ! J'ai plus Akseli et vu comme c'est parti, je commence à croire que je trouverai jamais Cassandre à temps. Je peux pas perdre ma sangsue aussi ; y a pas moyen !
— Fais pas le con ! Reviens !
J'accélère pour pas me faire distancer. Je négocie un virage à droite, un autre à gauche, encore à gauche... Je le suis dans ce dédale de bâtisses jusqu'à en perdre tous mes repères et ne plus savoir où je me trouve. Je pénètre dans l'une d'entre elles, presque intacte, où je viens de voir entrer le chat. Je l'ai déjà visitée celle-là ou pas ? Je sais plus. Je suis complètement paumé. A l'intérieur, des dépouilles rouillées de machines et de la tuyauterie dans tous les sens. J'aperçois le bout de la queue jaune de ma bestiole disparaître dans un couloir et je me précipite à sa suite.
— Assez perdu de temps mon salaud ! De toute façon j'vais te coin...
Je m'arrête net.
— ... cer.
J'en reviens pas.
— Putain le chat, t'es un génie.
Je l'ai trouvée. Enfin ! L'entrée. Un escalier qui s'enfonce et disparaît dans l'obscurité. On dirait la gueule béante d'un monstre prêt à me gober tout rond. Un miaulement me parvient des profondeurs et curieusement, je sais pas pourquoi, ça me rappelle une vieille histoire que ma mère me racontait quand j'étais môme, une histoire de terrier et de lapin toujours à la bourre.
Je ramasse une barre de fer qui traîne par terre. Pour un peu je me prendrais presque pour un chevalier en armure prêt à foutre la raclée de sa vie au dragon, comme dans les contes de fées. Ah ! Quelle bonne blague. Vise un peu le chevalier ! On a vu mieux !
Je pose le pied sur la première marche et entame ma descente, tous mes sens en alerte à la recherche d'un écho, l'écho d'un rêve nommé Cassandre. Réalité ou folie, je serai bientôt fixé.
– FIN –
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