Chapitre 2
Kageyama Tobio est porté disparu.
C'était un choc, et Oikawa n'arrivait pas à s'en remettre, tout à coup envahi d'une multitude de sentiments –le regret, la culpabilité, la compréhension, l'appréhension. Il finit par hocher la tête pour signifier aux policiers qu'ils pouvaient entrer, et remarqua alors qu'ils étaient loin d'être seuls ; derrière eux suivait un homme qui ressemblait à un médecin, et, encore à la suite, venaient les deux dernières personnes qu'Oikawa s'attendait à voir entrer dans son appartement.
Ushijima Wakatoshi se tenait devant lui pour la première fois depuis des années, détestablement grand et épais, arborant la même tête sérieuse qu'Oikawa lui avait toujours connue. Son visage était plus adulte, plus marqué aussi, ce qui n'avait rien d'étonnant étant données les circonstances. A côté de lui se trouvait quelqu'un qu'Oikawa identifia tout de suite, mais qu'il n'avait jamais vu d'aussi près : le champion international brésilien, Nicolas Romero, dont il avait visionné les exploits sur le terrain depuis les années collège. Le voir soudain en personne lui donna le tournis –c'était un des meilleurs joueurs de leur époque. Tous les deux portaient le même survêtement blanc, bordé d'orange, orné de leurs noms, de sponsors prestigieux et de l'emblème de leur équipe –le rapace des Schweiden Adlers.
-Bonjour, Oikawa, salua Ushijima.
-Ushiwaka, se contenta de répondre Tooru.
Romero se contenta d'un signe de tête, et Oikawa songea qu'il ne parlait peut-être pas couramment japonais. Il lui rendit le signe et, toujours bouleversé par les nouvelles, guida la police jusqu'à la table de sa cuisine, où ils passaient tous et où il pouvait feindre d'être un bon hôte en proposant du café.
-Ce n'est pas de refus, sourit le médecin. Merci, Oikawa-san.
Pendant que les cinq hommes s'asseyaient, Tooru essaya de s'activer autour de la cafetière, mais ses sens le trahirent ; ses mains tremblaient, et les tasses s'entrechoquèrent. Un des policiers se leva et prit la situation en main, le poussant vers la place qu'il libérait :
-Asseyez-vous, je vais m'en occuper si ça ne vous dérange pas. Mes collègues vont vous expliquer la situation.
Oikawa s'assit, incertain, ne sachant pas si ce qu'il était en train de vivre était réel.
-Le compte-rendu des éléments jusqu'ici, annonça le second policier. L'alerte a été passée à six heures par Ushijima-san...
-Oui, interrompit Ushiwaka.
Il était pâle, et voulait visiblement prendre la parole, ce qui aurait intrigué Oikawa s'il n'y avait pas déjà eu tant de tension dans la pièce.
-Nous avions un camp de deux jours prévu plus au sud, vers Nagoya, déclara le champion en regardant Oikawa en face. Kageyama n'a pas pu venir parce qu'il s'est tordu la cheville le jour d'avant. Les coachs lui ont dit de rester et de se reposer.
Oikawa avait été conscient de ce fait, ayant senti une douleur aiguë lorsque sa cheville quand les annihilateurs avaient cessé de faire effet, sans compter l'humeur massacrante de Kageyama privé de volley-ball.
-On partage notre appartement, précisa Ushijima. En colocation. Comme on est dans la même équipe et qu'on se connaissait de l'équipe U19 et du championnat de Miyagi, c'était avantageux pour nous deux.
Voilà qui explique sa présence ici, songea Oikawa.
-Kageyama était resté à l'appartement pendant les deux jours. On a repris la route hier soir après la journée de formation, et on est rentrés ce matin tôt, vers cinq heures. Quand je suis rentré, la porte était ouverte. Il y avait de la casse. Le téléphone de Kageyama était resté sur son lit, aussi, alors qu'il ne serait jamais parti sans. J'ai appelé la police tout de suite.
Oikawa sentit une boule se former dans sa gorge, et n'eut rien à répondre. Le policier reprit le relais :
-Il n'y a pas de trace d'effraction sur la porte d'entrée, ce qui signifie que Kageyama a dû ouvrir la porte à la personne, ou aux personnes, qui l'ont ensuite agressé et enlevé.
-Mais..., articula finalement Oikawa d'une voix faible. Pourquoi quelqu'un voudrait enlever Tobio... ?
Il ne trouva pas de réponse dans les yeux de ses interlocuteurs. Le policier qui s'occupait du café posa une tasse fumante devant lui, et il la porta lentement à ses lèvres, détaillant tour à tour les personnes présentes. Romero soutint son regard, et Oikawa fut un instant déstabilisé par ses yeux noirs.
-C'est ce qu'on se demande tous, déclara le premier officier. Il n'y a pas de mobile. Peut-être un cambriolage qui a mal tourné ? Peut-être une vengeance pour un motif obscur ? Les traces de sang étaient encore fraîches, c'est un sportif international, une demande de rançon va peut-être émerger-
-Les traces de sang ? répéta Oikawa en blanchissant.
-Rien n'indique que ce soit le sien. Les analyses sont seulement en cours, mais entre les démarches et les protocoles, dans ce cas spécifique de rapt... Nous n'avons pas le temps d'attendre. Et c'est pour ça que nous avons besoin de vous maintenant.
-Attendez, souffla Oikawa.
Il contempla ses mains jointes autour de la tasse, essayant d'assimiler tout ce qu'on lui disait. Tobio a été enlevé. Il est peut-être blessé. Il est sûrement en danger –et son sauvetage dépendait désormais d'Oikawa, d'une âme sœur qu'il n'avait jamais eu l'occasion de fréquenter, et d'ailleurs...
-Qui vous a dit que Tobio est mon âme sœur ? interrogea-t-il. Ce n'était pas spécialement public.
Une espèce de malaise prit place entre eux, et ce fut une nouvelle fois Ushijima qui répondit avec sa franchise habituelle :
-Je croyais que l'âme sœur de Kageyama était Romero, alors je l'ai appelé en attendant la police.
Le cœur d'Oikawa se serra, et ses jointures blanchirent autour de la tasse.
-Je me trompais, poursuivit Ushijima. Mais il ne s'est jamais ouvert à moi sur sa vie sentimentale, je ne pouvais pas savoir. Romero est resté avec nous...
Oikawa se tourna de nouveau vers le champion brésilien. Il avait appris de plusieurs manières que Kageyama avait fini par se trouver quelqu'un –et comment Oikawa pourrait-il le blâmer, puisque leur lien, même toujours actif, n'avait jamais eu la possibilité d'aboutir ? Cela ne l'empêchait pas de se sentir encore un peu plus mal. Pourquoi lui en particulier ? Pourquoi ce joueur, pourquoi cette personne ? Parce que Tobio ne savait pas faire la différence entre l'amour et l'admiration ? Ils avaient beau jouer dans la même équipe, Oikawa n'aurait jamais songé que l'homme qui lui faisait face soit le genre de Kageyama, avec ses neuf ans de plus, sa barbe et son type latino. Il avait dû reconnaître son nom dans les paroles d'Ushijima, car il rencontra une fois de plus le regard d'Oikawa, et articula finalement un simple mot :
-Tobio.
Une vague de dédain toucha Oikawa en entendant le prénom de Kageyama employé ainsi, et toute la réputation glorieuse de Romero ne suffit pas à la stopper. Il était le premier à l'avoir appelé Tobio, Tobio-chan, mais ce n'était même pas ça qui l'énervait au fond –c'était le souvenir d'avoir vu un match des Adlers, et d'avoir entendu que Kageyama aussi l'appelait par son prénom, Nicolas, ce qui était absolument inédit venant de Tobio.
Il t'aurait aussi appelé Tooru, lui murmura une voix intérieure, si tu ne l'avais pas rejeté. Un peu tard pour les états d'âme.
Oikawa croyais qu'il allait se limiter à ce mot, mais Romero poursuivit sans le lâcher du regard :
-So you're his soulmate, huh.
-Didn't he tell you ? répondit Oikawa sans ciller.
Son séjour en Argentine l'avait habitué à passer d'une langue à l'autre sans souci, du japonais à l'anglais à l'espagnol. L'espagnol ne lui serait pas trop utile avec Romero, mais au moins, ils pouvaient communiquer.
-He told me a few things about him, but no name.
Ça ne lui apportait aucune réponse. Il n'avait dit à personne que son âme sœur était Kageyama..., sauf à un seul autre, mais il doutait fort que la police ait été l'interroger. A qui Tobio aurait-il pu confier ce qu'ils avaient tenu tous les deux comme un secret ? Ushijima avait visiblement décroché dès qu'ils avaient changé de langue, et Romero continua, éclairant enfin sa lanterne :
-Wakatoshi didn't know what to do, neither did I. We thought that his best friend could know something about it and we called him. You must know him, he's so famous –his nickname is Ninja Shouyou.
Oikawa aurait dû y penser plus tôt. Il avait entendu le surnom de Ninja Shouyou au Brésil, quand il avait fait un peu de beach avec Hinata. Kageyama avait donc fini par lui confier l'identité de son âme sœur... Hinata le savait-il, déjà à Rio ? C'était plus que probable, mais il n'en avait rien dit à Oikawa. Et à présent, il avait pris la décision de le révéler dans l'espoir de secourir son meilleur ami.
-Hinata Shouyou, reprit Oikawa en se tournant vers les policiers, ignorant délibérément Romero. C'est par lui que vous l'avez su ?
-C'est exact. C'est lui qui nous a donné votre nom, et il a suffi de chercher dans notre base de données pour trouver votre adresse. Hinata-san devrait nous rejoindre dans un moment, le temps qu'il fasse la route jusqu'ici.
-Il joue avec les Black Jackals, précisa inutilement Ushijima. Leur base est à Tokyo.
Tooru hocha la tête, toujours un peu perdu.
-Et... Qu'est-ce que je peux faire pour vous aider ? Je n'étais plus en contact avec Tobio. On n'a jamais eu de relation d'âmes sœurs malgré le lien.
-Le lien est toujours vivace ? interrogea le médecin. Ou est-ce qu'il est complètement défait ?
-Il... Il ne s'est jamais défait, marmonna Oikawa en sondant les profondeurs de sa tasse.
-C'est parfait, alors. Je ne me suis pas encore présenté ; je m'appelle Hayachi, et je suis spécialiste des relations type âmes sœurs dans le cadre des enquêtes policières. En un mot, j'aide la police à résoudre des affaires en m'appuyant sur les connexions spécifiques qui existent entre deux personnes. Et dans le cadre d'un enlèvement, les informations que nous pouvons récupérer de votre côté du lien peuvent être déterminantes pour retrouver votre âme sœur.
-Est-ce que vous avez senti quelque chose de particulier cette nuit ? interrogea un des policiers. Une douleur soudaine, un malaise, quelque chose qui, sans le savoir, était lié aux événements du kidnapping ?
Tous les regards convergèrent vers Oikawa tandis qu'il fermait les yeux. Si seulement j'avais envoyé ce message. Ça aurait peut-être tout changé. Il inspira profondément et répondit :
-Je me suis réveillé d'un cauchemar avec des migraines atroces. J'ai lu qu'il était deux heures vingt-huit du matin. Je me suis levé, je me sentais super mal –des étourdissements, toujours les maux de tête. J'ai pris des annihilateurs pour que ça passe, mais ça a mis le temps.
Le policier se mit immédiatement à griffonner sur son carnet.
-Deux heures vingt-huit ? Vous êtes sûr ?
-Certain, répondit Oikawa.
-Un mal de crâne foudroyant, reprit Hayashi. On peut présumer que ses agresseurs l'ont assommé, ou du moins lui ont infligé une blessure sérieuse à la tête. Vous voyez, sourit-il à l'intention d'Oikawa, votre lien nous donnes d'ores et déjà des informations précieuses.
-J'ai encore eu mal ce matin, ajouta machinalement Tooru. Toujours des mots de tête et des courbatures.
-C'est une bonne nouvelle. C'est qu'il est vivant, déclara un des policiers.
Vivant. Le mot résonna étrangement dans la tête d'Oikawa, comme s'il se rendait pour la première fois pleinement compte que c'était une affaire de vie ou de mort, que Kageyama était en danger à l'instant même où ils parlaient.
-Je n'ai rien de plus, avoua Tooru. J'ai repris des annihilateurs ce matin.
-Oubliez les annihilateurs, défendit Hayashi. Il faut que vous soyez au sommet de votre acuité.
Comme si toute la responsabilité lui était tombée d'un coup sur les épaules, Oikawa se leva de sa chaise et leva les mains :
-Je ne sens pas grand-chose venant de lui, vraiment. Quelques sensations et émotions violentes, mais je serais incapable d'être plus précis ou de le localiser, c'est impossible.
-C'est pour ça que je suis là aujourd'hui, déclara Hayahi. Nous allons approfondir le lien pour faciliter votre perception.
-Approfondir le lien ? répéta Oikawa. Mon lien... avec Tobio ?
-C'est cela. Le rendre plus fort, plus perméable. Si vous êtes d'accord, bien sûr.
Oikawa vacilla. Il avait renié son lien à Tobio depuis le début, avait refusé de lui faire une place dans sa vie, avait même refusé de lui laisser une chance.
Je ne veux pas d'âme sœur. Je ne veux pas de toi.
Et à présent, ce spécialiste, Hayashi, lui proposait de renforcer cette relation qu'ils n'avaient jamais pris la peine de développer. De démultiplier sa réceptivité à tout ce qui émanait de Tobio, à rétablir un véritable lien d'âmes sœurs –et Kageyama, malgré son couple, serait aussi affecté par ce changement dans leur relation.
A quoi cela engageait-il Oikawa ? Une fois qu'ils auraient retrouvé Tobio, que faire de ce lien soudain plus fort ? Cela rendrait leurs vies impossibles, sous la dépendance des annihilateurs –les choses étaient déjà assez compliquées avec un lien distendu. Tobio n'avait certainement pas envie de le sentir prendre du bon temps avec des coups d'un soir dès que l'occasion se présentait ; et Oikawa ne voulait clairement pas ressentir des sentiments amoureux en sachant qu'ils venaient de Tobio... et en sachant qu'ils n'étaient pas pour lui.
Les âmes sœurs, je laisse tomber. Ce n'est pas pour moi, je ne veux plus en entendre parler.
Il se souvenait encore d'un certain couple se regardant amoureusement, lié par cette relation si spéciale, exclusif, dans leur bulle d'amour et de compréhension mutuelle –et lui, à côté, soudain laissé de côté, soudain oublié, incapable d'aller contre ce que le destin avait établi ; seul avec ses erreurs.
Mais c'était une affaire de vie ou de mort. Il prit un instant pour considérer l'ampleur de son devoir, la part de culpabilité, la part d'espoir.
-D'accord, souffla-t-il enfin. Faisons ça.
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