Chapitre 10
Oikawa passa les vingt dernières minutes d'attente dans la cuisine, assis entre Miwa et Hayashi. Le policier avait son collègue au téléphone, et avait eu la charité de le mettre en haut parleur pour que tous puissent bénéficier des avancées de l'enquête.
-Nous avons rencontré les concierges. Ils n'ont rien comme dispositif dans l'immeuble, pas de caméras, et disent ne rien avoir entendu pendant la nuit. On a contacté plusieurs voisins, mais les appartements sont assez éloignés les uns des autres, et soit ils ne répondent pas, soit ils n'ont aucune information à nous donner. On a de nouveau examiné l'appartement, mais rien de nouveau : la porte ne porte aucune trace d'effraction. Le lit de Kageyama-san est défait, il a dû se lever pour aller ouvrir. Aucune trace de son téléphone, le chargeur est resté branché mais...
-Rien dans le téléphone, assura son collègue. Il est ici, Romero-san s'est chargé de le récupérer et je l'ai réexaminé moi-même.
-D'accord, je note. Mais on a peut-être enfin une piste. On a repéré une caméra de surveillance municipale placée en face de l'immeuble, et nous avons récupéré la pellicule de cette nuit pour l'examiner en détail. Normalement, on devrait voir si des individus sont entrés ou sortis, avoir au moins une idée de leur nombre et de leur corpulence, de comment ils se sont introduits dans l'immeuble, et, au mieux, avoir des visages exploitables ou une plaque d'immatriculation.
-On va se fonder là-dessus, alors.
La certitude de recevoir bientôt des indices avait allégé l'atmosphère, et Oikawa proposa de servir de nouveau du café pour tenir le coup. Ça faisait près de sept heures qu'ils étaient sur l'affaire, cloîtrés dans son appartement à se ronger les sangs ; reprendre un peu de forces leur ferait du bien à tous... Et si Hayashi le voyait revigoré, il ne tarderait pas à lancer le nouveau contact.
Il servit lui-même, et apporta deux tasses à Hinata et Romero qui parlaient dans le salon. Il se sentit gêné en leur tendant les boissons –les deux hommes conversaient en portugais, et Oikawa se doutait bien qu'Hinata lui racontait la scène de tout à l'heure et la révélation. Romero lui semblait nettement plus sympathique depuis qu'il avait appris qu'il ne posait pas les mains sur Tobio –même s'ils étaient officiellement un couple et que ça n'empêchait ni des démonstrations de tendresse, ni des sentiments, c'était déjà ça de pris. Et Hinata avait l'air de sous-entendre que Kageyama ne portait pas que Nicolas dans son cœur –ce qu'Oikawa ne démêlait pas encore très bien, oscillant entre un espoir ravivé et l'impression dérangeante d'être un opportuniste de première, tout à fait apte à ruiner la vie sentimentale de l'homme à qui il tendait du café.
Nicolas, songeait-il en plongeant dans sa tasse, n'avait pas dû être choisi par hasard par Tobio. Il avait croisé les informations fournies par Hinata avec celles qu'il avait reçues plus tôt de Miwa –des parents absents, l'importance de la figure paternelle à travers leur grand-père, sa perte précoce ; ce n'était pas une coïncidence si Kageyama s'était attaché à un homme avec une différence d'âge signifiante et qui, lui aussi, appartenait au monde du volley-ball.
Il avait plus ou moins su ravaler sa jalousie ; pas complètement, mais l'explication logique et les précisions sur la nature même de la relation lui permettaient de prendre du recul. Et il ne pouvait s'empêcher de s'attendrir en se disant que si Tobio s'était engagé là-dedans, c'était qu'il avait de l'affection à donner et qu'il avait besoin de quelqu'un sur qui la reporter. La pensée lui donnait des papillons dans le ventre.
Deux heures dix étaient passées depuis la dernière tentative, et même s'il ne savait pas ce que lui réservait celle-ci, il n'hésita pas avant de signaler à Hayashi qu'il était temps de reprendre. Puisque Romero et Hinata occupaient toujours le salon, il décida de retourner dans sa chambre ; et Hayashi accepta d'autant plus volontiers qu'Oikawa pourrait s'allonger sur son lit et éviter de finir par terre, cette fois.
Il tira donc les couvertures et s'allongea, le cœur battant d'anticipation. Ces plongées étaient à la fois redoutables et exaltantes, comme un nouveau défi à relever chaque fois. Cette fois, il y arriverait, il tirerait des informations capitales. Il l'avait promis aux autres. Il se l'était promis à lui-même.
Hayashi n'avait plus rien à dire, il ne faisait que l'accompagner et intervenir en cas de dérive.
-Faites attention, dit-il simplement avec un sourire inquiet. Comme je vous l'ai dit, une imprudence pourrait réduire tout ce travail à néant.
-Je serai prudent, assura Oikawa.
C'était faux. Il n'avait jamais réussi à être prudent, jamais réussi à ne donner qu'une part de lui-même plutôt que de se jeter corps et âme et de s'impliquer jusqu'au bout. Son genou s'en souvenait. Mais ce n'était pas seulement une question de fierté ; à présent, c'était nécessaire.
Il ferma les yeux, et sentit immédiatement le lien s'emparer de lui, comme s'il l'avait attendu tout ce temps –il n'avait plus autant besoin de se focaliser sur lui pour le forcer à s'ouvrir ; leur connexion était là par elle-même, désormais, l'enveloppant tout entier dès qu'il relâchait sa garde.
Les sensations reparurent avec précision, et il se retrouva de nouveau hors de son corps, dans la tête de Kageyama. La faim, la soif, la fatigue, l'inquiétude, la solitude le frappèrent de nouveau, plus accentuées que quelques heures plus tôt. Il était glacé, pris de tremblements incontrôlables, toujours assis contre le mur humide et froid. Le sang avait coagulé sur ses doigts, la douleur dans ses poignets avait augmenté d'un cran. Tout son corps était engourdi à force de rester forcé dans la même position, ses bras et ses jambes, il avait du mal à respirer. Il avait essayé de mâchonner le bâillon dans l'espoir de l'amollir, mais n'avait pas réussi –gardant d'insupportables tiraillements aux commissures de ses lèvres craquelées.
Il était toujours dans l'obscurité la plus totale, incapable de voir quoi que ce soit à travers le tissu qui obstruait ses yeux. Une odeur d'humidité, de renfermé et de poussière flottait autour de lui, lourde et désagréable. Oikawa se concentra davantage, essaya d'équilibrer les perceptions. La vue n'était pas importante, mais l'ouïe... Il entendait toujours des bruits, s'il pouvait les identifier...
Il se laissa davantage immerger par la puissance du lien, choisit de se laisser vulnérable à tout ce qui pourrait passer à travers lui. Et peu à peu, les sons indistincts se firent plus précis. Il n'était pas certain, mais il lui semblait entendre le fond assourdi d'une télévision, des intonations de présentateur, un jingle... mais loin, probablement dans une pièce séparée de celle où il se trouvait. Il écouta pendant un moment, mais le son était probablement trop faible même pour Kageyama, impossible de saisir autre chose que des voix sans mots, des tons, un fond musical à peine audible.
Et soudain, autre chose.
Oikawa-san.
Oikawa sentit son cœur se figer. C'était la voix de Tobio, non, c'était au-delà d'une voix, c'était Tobio, tout de lui –présent soudain autrement que comme simple réceptacle, présent dans le lien même, répondant au contact, s'imposant dans chaque parcelle de l'esprit d'Oikawa.
Je suis là, Tobio.
Il maintint le contact, refusa de le lâcher –ce qui était en train de se passer était d'une importance capitale. Il garda son acuité à son maximum, tendit de nouveau l'oreille. La télé fonctionnait toujours, et d'autres bruits s'y mêlaient, mais quoi ? Un son plus sec, plus proche, attira toute son attention. C'était des pas. Des pas au-dessus de sa tête. Quelqu'un était en train de marcher un étage plus haut... Un des ravisseurs. Une voix s'éleva, lointaine, étouffée, mais Oikawa comprit les mots, cette fois :
-Qu'est-ce qu'on fait, maintenant ?
C'était une voix de femme, il le perçut nettement, mais ne sut pas la reconnaître –même s'il s'était agi de quelqu'un de sa connaissance, les murs qui les séparaient modifiaient son timbre. Il se concentra, sentant ses forces faiblir malgré tout, mais déterminé à en tirer quelque chose...
De nouveau, Tobio se fit entendre, et le message résonna à travers tout l'être d'Oikawa.
Viens me chercher.
Oikawa se sentit à deux doigts de se perdre. Il se força à se réveiller, à ouvrir les yeux, à quitter la transe, et en émerger lui donna l'impression de sortir la tête de l'eau. Il inspira une grande goulée d'air, pantelant, parcouru de frissons. Il sentait encore la présence de Kageyama dans chaque fibre de son corps.
Il ne prit pas le temps de laisser Hayashi parler, ne prit pas le temps de se rendre compte qu'il était toujours dans son lit –il se redressa si vite qu'il vit des étoiles, et déclara immédiatement :
-Je l'ai entendu. Il m'a parlé.
-Parlé ? répéta Hayashi, confus.
-Je vous ai dit qu'il y avait des messages à travers le lien. Jusqu'à maintenant, ils venaient de moi, seulement de moi –mais cette fois, ils venaient de lui. Il m'a appelé... et il m'a demandé de venir le chercher.
Les lèvres d'Oikawa tremblaient, et il ôta ses jambes du lit pour bien faire face au spécialiste. Celui-ci était en train de prendre des notes, et quand il releva les yeux, il déclara doucement :
-Il rend la profondeur de votre lien réciproque. Ça facilite beaucoup les choses.
-Est-ce qu'il peut me communiquer des informations de cette manière ? Me dire qui l'a enlevé, ce qui s'est passé ?
-Non. Comme je vous l'ai dit, ces messages ne reflètent que l'appel du lien de lui à vous, de vous à lui. Ils ne peuvent pas être utilisés pour traduire des choses plus... matérielles. Vous ne m'avez jamais dit le contenu des messages. Quels étaient-ils ?
Oikawa prit le temps de se poser un peu. Il se sentait toujours au bord de la rupture, il avait l'impression que la voix de Tobio se répercutait dans sa tête.
-La première fois, c'était moi. Je disais « Tobio-chan, je suis là, je suis avec toi ».
-Logique. Le lien venait de se rétablir.
-La deuxième, c'est quand il s'est refermé. J'ai pensé « Tobio, fais-moi confiance »... et quand j'ai eu accès, juste avant que vous ne me rameniez, « Où es-tu ? ».
Hayashi hocha la tête.
-C'est toujours votre relation d'âmes sœurs qui prend le pas. Elle cherche à vous réunir.
-Et là, c'était lui. « Oikawa-san », c'est... c'est toujours comme ça qu'il m'appelle. Et ensuite, « viens me chercher ».
-L'écho logique à « Où es-tu », répondit le spécialiste. Ce ne sont pas exactement des mots, plutôt des impressions, et aucun contenu informationnel à proprement parler. Maintenant que le lien est restauré, il attend aussi une proximité physique pour compléter, celle, mentale, que vous avez déjà établie. C'est très clair dans ces deux messages.
Une proximité physique. C'était la suite logique, et c'était ce que craignait Oikawa. En s'engageant dans ce genre de projet pour retrouver Tobio, en acceptant que leur connexion atteigne son point culminant, il avait déclenché des conséquences qu'il ne savait pas comment gérer ensuite. Hayashi ne cessait de le répéter ; les âmes sœurs formaient avant tout un couple, spirituel d'abord, passionnel ensuite, les deux évoluant en chœur.
Hinata avait dit que Tobio avait eu des sentiments pour lui. Et Oikawa... même si les choses étaient toujours confuses, il était certain de ne pas rester indifférent à Kageyama, même romantiquement parlant. A son retour d'Argentine, il était prêt à essayer, à inviter Tobio à boire un verre, à présent qu'il était complètement remis de sa rupture avec Iwaizumi. Il avait gardé le lien parce qu'il aimait sentir sa présence, n'avait choisi de prendre des annihilateurs que lorsqu'il avait découvert que Tobio s'était attaché à Romero.
Et Romero, que devenait-il, si le lien réclamait qu'Oikawa et Kageyama soient proches l'un de l'autre, et pas seulement mentalement ? Même s'ils ne formaient qu'un couple platonique, est-ce que Tobio le quitterait vraiment du jour au lendemain pour Tooru, comme ça, sans y penser à deux fois ?
-Je vais rapporter le reste à la police, déclara Oikawa en se disant qu'il y réfléchirait plus tard. J'ai entendu des choses qui peuvent être intéressantes.
Il rejoignit la cuisine, et tous les yeux se tournèrent vers lui tandis qu'il s'asseyait.
-Ça été ? demanda Hinata en le fixant avec insistance.
-Je n'ai rien de déterminant, marmonna Oikawa. Mais quelques éléments de plus. Je suis certain qu'il est au sous-sol, dans une cave ou quelque chose du genre, compte tenu du froid, de l'humidité et de bruits de pas au-dessus. J'ai cru entendre une télé, donc il est à l'intérieur, probablement chez ses ravisseurs. J'ai entendu une voix, aussi. Une voix de femme. Elle demandait « qu'est-ce qu'on fait, maintenant ? ».
-Ils n'ont pas l'air de gérer la situation, commenta Hinata. Ça n'a pas l'air d'être quelque chose qu'ils diraient, s'ils avaient un plan, non ?
-En effet, répondit le policier. Je pense que ça avantage la piste d'un enlèvement poussé par les circonstances... et ça explique pourquoi nous n'avons pas de demande de rançon à l'heure qu'il est.
-C'est une bonne nouvelle ? interrogea Miwa.
-Pas forcément. Dans le cas d'un kidnapping organisé, au moins les ravisseurs savent exactement où ils vont et quel est leur but... Dans un cas accidentel, ce qu'il faut craindre, c'est qu'ils ne paniquent. Ils vont probablement vouloir se débarrasser du corps pour éviter d'être retrouvés et accusés... Pour l'instant, ils gardent Kageyama-san caché chez eux, mais on a tout à parier que ce n'est que provisoire.
Tous ceux présents dans la cuisine se mirent à pâlir. Le sous-entendu était très clair. La vie de Tobio était menacée.
-Il faut le retrouver le plus vite possible, dit Oikawa d'une voix tendue. Je vais rester en contact jusqu'à temps d'entendre une vraie piste...
-Mauvaise idée, s'y opposa Hayashi. Vous ne pouvez pas faire ce genre d'expérience trop longtemps, il faut choisir les moments judicieux.
-Et quand est-ce qu'on sait, quand c'est judicieux ? s'énerva Oikawa.
-Vous le saurez. Faites confiance au lien.
Oikawa se leva de sa chaise, hors de lui. Ses mains tremblaient, et il cria, indifférent au spectacle qu'il déployait, reportant toute sa colère sur Hayashi :
-Et quand le lien va m'appeler, c'est pour me dire que les ravisseurs veulent se débarrasser de lui !? Je vais devoir plonger pour souffrir en même temps que lui, subir ce qu'ils lui font, garder cette conscience toute ma vie et me dire que c'est de ma faute si je ne l'ai pas sauvé !?
Oikawa-san, viens me chercher. Il mordit ses lèvres, refoula ses larmes, complètement dépassé par la situation. Ce fut Hinata qui prit la parole ensuite, les bras croisés, ses yeux noisette aussi intenses et concentrés que sur un terrain :
-Même s'il arrive quelque chose à Kageyama, personne ne te blâmera, Oikawa. On est tous témoins que tu as fait le maximum.
-C'est pas encore assez !
-Mais c'est tout ce qu'on peut faire, dit sèchement Miwa.
Oikawa haïssait ce sentiment de faiblesse. Ce sentiment d'impuissance. Cette réduction à ne pouvoir être que le témoin des événements plutôt que leur acteur, à perdre tout ce qu'il avait sans pouvoir le retenir.
C'était ce qui était arrivé avec Iwaizumi.
Il ne laisserait pas le même scénario se répéter avec Kageyama.
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