2.6 - Louis
Louis est crispé, la tête rejetée en arrière et les yeux fermés sur la banquette en cuir de la voiture dans laquelle il a pris place il y a une demi-heure environ. D'autres véhicules, remplis de gardes du corps, encadrent le sien, mais le convoi ne roule pas avec sirènes hurlantes et policiers à moto comme lors de ses déplacements habituels en tant que souverain, afin de conserver une certaine discrétion sur sa destination.
Pour la première fois depuis près d'une semaine, ce n'est pas dans l'un des salons de Versailles qu'il va passer sa journée, face à ces représentants populaires innombrables qui l'ensevelissent sous les revendications.
Non. C'est une épreuve encore plus terrible qui l'attend.
Il est en route pour Lardy ; une toute petite prison, gérée par une section de ses services spéciaux parmi les plus secrètes. Une prison dans laquelle sont incarcérés les détenus dont l'identité ne doit pas filtrer auprès du grand public.
La prison dans laquelle est retenu Marc Sallemont...
Enfin, il a décidé de lui faire face. Pour comprendre son geste. Pour affronter directement les reproches qu'il lui crachera au visage, les réfuter, et faire la paix avec eux.
Ça, c'est la théorie. Car en réalité, Louis ne peut s'empêcher d'appréhender l'entrevue.
Et si je craque ? Et si je quitte Lardy avec un doute profond sur la légitimité de mon règne ?
Le jeune roi sait que son ex-ministre n'aura pas besoin de semer les graines de cette hésitation en lui : elles s'y trouvent déjà, enfouies profondément dans le terreau de son âme.
Il y a en moi une petite voix qui saisit la moindre occasion pour me murmurer que je ne suis pas à la hauteur de la tâche qui est la mienne, que je ne suis pas à la hauteur de mes ancêtres, ces rois illustres qui se sont succédé sur le trône de France. Marc m'a côtoyé suffisamment pour connaître cette fragilité. Et si la discussion prouvait que c'est lui, le grand homme, et que je ne suis qu'un tyran ?
Il change de position sur sa banquette, mal à l'aise, et rouvre les yeux pour tenter de trouver un peu d'apaisement dans le spectacle de la route qui défile. Mais vite, bien trop vite, sa voiture quitte la voie rapide. La ville de Lardy se dessine derrière sa vitre, suivie par les grilles successives qui protègent l'entrée de la prison. Louis a la bouche terriblement sèche lorsqu'elles s'ouvrent devant lui ; et bien que l'habitacle dans lequel il se trouve soit parfaitement chauffé, il frissonne.
Lorsqu'il sort de sa voiture, il est accueilli par un militaire haut gradé. se concentre sur les précisions que ce dernier lui donne comme à une planche de salut, son dernier répit avant de plonger dans des eaux hostiles.
— Nous avons installé M. Sallemont dans une salle d'interrogatoire. Nous l'avons menotté, mais si jamais il tentait de s'en prendre à vous malgré cela, plusieurs de nos agents se tiendront prêts à intervenir.
Louis secoue la tête.
— Ce ne sera pas nécessaire. Je préfère que personne ne soit témoin de notre conversation.
Si je défaille, si je m'emporte, si je ne parviens pas à garder la tête haute, je préfère que nul ne le voie.
— Mais, Votre Majesté... Il y va de votre sécurité !
— Marc Sallemont ne constitue pas une menace de ce genre. Placé derrière un ordinateur, il a prouvé qu'il pouvait faire des ravages, mais se libérer de l'entrave de menottes pour me sauter à la gorge dépasse assurément ses capacités.
Malgré sa désapprobation évidente, le militaire hoche brièvement la tête. Quelques minutes se passent encore, au cours desquelles Louis est conduit à travers le dédale des couloirs de la prison, puis son guide s'arrête devant une lourde porte en métal que rien ne distingue de ses voisines.
— C'est ici. Souhaitez-vous entrer tout de suite, Votre Majesté ?
— Oui, s'il vous plaît.
À quoi me servirait d'attendre davantage, sinon à faire augmenter mon stress ?
Le militaire tape un code sur un boîtier et, un instant plus tard, la porte s'ouvre devant Louis. Il prend une ultime inspiration et avance de quelques pas. Il a un léger sursaut quand le lourd battant se referme derrière lui... mais ce n'est rien face au courant électrique qui le traverse lorsqu'il croise le regard vif et perçant de l'homme assis au fond de la pièce.
Marc Sallemont, le ministre que j'admirais le plus parmi mes conseillers, pour s'être élevé si haut grâce à ses seules capacités... Marc Sallemont, le traître à cause de qui j'ai bien failli perdre mon trône.
— Ah, Louis... ironise-t-il en voyant le roi approcher. Je me disais bien que tout le tohu-bohu de ce matin devait annoncer votre visite.
Désignant d'un léger mouvement de la tête la chaise qui lui fait face, il ajoute :
— Je vous en prie, prenez place. Je suis désolé : ma nouvelle demeure ne dispose pas des fauteuils confortables auxquels vous êtes habitué. Il faudra vous contenter de conditions plus spartiates.
— Ça ira.
Piqué dans son orgueil, Louis met un point d'honneur à ne pas répondre à l'invitation de Marc. Il s'avance bien jusqu'à la chaise libre, mais il ne s'assied pas : il se contente de rester debout derrière elle en s'appuyant des deux mains sur son dossier, surplombant ainsi son interlocuteur... ce qui n'intimide pas le moins du monde ce dernier.
Ah, s'il pouvait ravaler son sourire en coin...
— Alors, pourquoi êtes-vous venu ? demande-t-il, prenant le jeune roi de vitesse. Pour vous délecter de votre victoire ? Félicitations, dans ce cas : vous avez déjoué mes plans.
— À vrai dire, si je voulais me complaire dans l'autocongratulation, votre présence n'aurait pas été nécessaire.
L'ex-ministre lui lance un regard intrigué. Louis prend le temps de contourner sa chaise et de s'y asseoir avant de poursuivre :
— Je viens surtout pour essayer de comprendre. Pourquoi ce complot, Marc ? Pourquoi mettre en danger la position que vous aviez réussi à atteindre, l'œuvre de votre vie tout entière ? Votre plan a été mûri pendant de longues années ; vous n'avez pas hésité à en passer par le meurtre de mon père pour le mettre en œuvre. Qu'est-ce qui motivait de tels efforts, de tels risques ?
Aussitôt, le visage de Sallemont perd toute trace d'amusement. C'est d'une voix on ne peut plus sérieuse qu'il répond, du tac au tac :
— Parce qu'il y a des choses plus importantes que ma seule ambition personnelle. La France mérite d'être débarrassée de son système de gouvernement archaïque. De vous, Louis. Je n'ai rien contre vous personnellement, mais vous le savez bien vous-même : vous n'avez rien à faire à la tête d'un pays.
Ah, la voilà, l'attaque que je redoutais...
Mais peut-être parce qu'il avait prévu cette accusation, Louis ne se laisse pas déstabiliser. Au contraire, il trouve immédiatement les arguments pour contrer Marc :
— Quoi que vous pensiez de moi, vous ne pouvez jeter le même discrédit sur mon père. De l'avis général, c'était un excellent souverain. Estimiez-vous vraiment, avec une certitude absolue, que vous feriez mieux que lui en le remplaçant sur le trône ?
L'ex-ministre ouvre la bouche pour parler, mais Louis lève une main autoritaire pour l'en empêcher.
— Vous parlez d'un « système de gouvernement archaïque » mais, en réalité, vous souhaitiez le conserver. Votre objectif, c'était de me prendre ma couronne, et non de réformer l'exercice du pouvoir. Vous vous cachez derrière de beaux discours pour justifier vos actes, des discours si efficaces qu'ils vous ont attiré beaucoup de partisans, mais moi, je pense qu'en réalité, c'est une ambition débordante qui vous a motivé.
Marc hausse les épaules.
— D'accord. Vous avez raison, peut-être ne suis-je pas entièrement désintéressé. J'ai toujours été un joueur, et j'ai fait tapis pour remporter la mise de mon existence. Mais vous n'avez pas la moindre idée de la manière dont je comptais diriger la France une fois que le pouvoir aurait été mien. La monarchie peut avoir bien des visages, et j'aurais été un roi fort différent de vous. J'ose croire qu'avec moi, la société serait enfin devenue plus juste.
— Oui, nous aurions été très différents... D'abord parce que ma couronne, je la tiens de mes ancêtres ; vous, vous l'auriez ramassée dans mon sang. Vous vouliez que je meure, ne le niez pas.
— Pour aller de l'avant malgré les difficultés, il aurait fallu retirer au peuple toute tentation de revenir à l'ordre ancien. Encore une fois, n'y voyez rien de personnel.
La voix de Marc est détachée, comme s'il parlait de son dernier repas ou de la météo plutôt que de l'assassinat de Louis. Le jeune roi a envie de se lever et d'envoyer valdinguer sa chaise pour laisser éclater sa fureur.
Si encore c'était un inconnu qui me faisait face... Mais non. Marc me connaît depuis plus de dix ans, depuis que je suis adolescent. Il connaissait mon père, il en était proche. Pourtant, planifier froidement nos meurtres ne lui a posé aucun problème. Y a-t-il seulement des gens qu'il voit autrement que comme des pions ?
Louis sent ses ongles s'enfoncer dans la chair de ses paumes. Mais il parvient à se contenir, et retourne contre Sallemont son arme de prédilection en adoptant son ton ironique favori :
— Drôle de façon de concevoir la justice. Elle aurait sans doute fini par se retourner contre vous. Savez-vous ce que le peuple s'est mis à hurler lors de l'émeute devant les grilles de Versailles que vous avez commanditée ? « Démocratie », voilà ce que tous ces gens répétaient. Alors voyez-vous, je crois que vous avez lancé quelque chose que vous auriez vous-même été incapable d'arrêter. Vous avez enseigné aux Français à haïr les rois : ils ne vous auraient pas davantage accepté que moi.
Louis croyait que cette révélation aurait frappé Marc de stupeur, mais au contraire, il éclate d'un gros rire, incontrôlable. Étonné, le jeune homme le fixe en silence, attendant qu'il reprenne son calme. Enfin, après un long moment, l'ex-ministre s'essuie les yeux et lâche :
— Ainsi, le destin est en marche... Vous vous tenez devant moi en pensant avoir gagné, Votre Majesté, mais vous n'avez remporté qu'une maigre bataille. À l'heure des comptes, c'est moi qui entrerai victorieusement dans l'Histoire.
Il marque une pause, puis regarde Louis droit dans les yeux et reprend :
— Qu'avez-vous donc dit pour justifier mon arrestation ? Pas la vérité, je présume, cela aurait été pour vous un terrible aveu d'échec. Non, j'imagine que vous avez dû opter pour l'un des mensonges préférés d'Anne de Mortemart : la « disparition mystérieuse ». Je me trompe ?
Louis ne dit rien, mais son expression suffit visiblement à confirmer les soupçons de son ex-ministre.
— Oui, c'est ce que vous avez dû raconter... Que je m'étais volatilisé du jour au lendemain, et que vous étiez terriblement inquiets, vos conseillers et vous... Combien de temps pensez-vous donc que le peuple sera dupe ? Des gens savent ce qui s'est réellement passé, j'ai eu le temps de les prévenir. Combien de temps avant qu'ils ne diffusent l'information ? Combien de temps avant que je ne devienne un martyr ? Dans deux siècles, c'est moi qu'on glorifiera, alors qu'on se réjouira de votre chute, à vous, le dernier des rois.
Un froid glacial s'empare de Louis. que Marc décrit, il l'a déjà envisagé, mais ce dernier semble si sûr de lui que ses propos sonnent comme une prophétie inéluctable. Se levant d'un bond, il réplique fermement, comme si cela pouvait conjurer le mauvais sort :
— Peut-être. En tout cas, cet avenir, vous ne le connaîtrez jamais. Vous croyez avoir gagné, vous me l'avez dit, mais la réalité, c'est que vous êtes dans un cachot alors que moi, je suis encore libre d'agir.
Estimant que son ex-ministre n'a plus rien à lui apprendre, Louis fait volte-face pour se diriger vers la sortie de la salle d'interrogatoire.
Dans son dos, Marc éclate de rire.
***
Et voilà, c'est la fin de ces deux chapitres d'aperçu ! J'espère que vous avez apprécié de vous replonger dans l'univers de Réseau Royal 🧡
Rendez-vous le 13 janvier pour la sortie, ou en attendant sur mes autres histoires postées sur Wattpad ! Notamment la série des Danbury Dolphins que je mets à jour régulièrement.
Plein d'amour sur vous 🥰
Camille Versi
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