
2.5 - Julie
Un parapheur est ouvert devant Julie, des liasses de feuilles agrafées en débordant. Il y a là peut-être une cinquantaine de documents réunis, leurs petits caractères agglutinés leur donnant une apparence on ne peut plus rébarbative.
Et, trop souvent, les termes techniques à l'intérieur me susurrent eux aussi qu'il serait bien plus aisé de ne pas m'entêter à lire tout cela...
La jeune femme sait ce qu'Agnès Lambrou attendrait d'elle : simplement déposer sa signature dans les cadres où elle est requise. Ne pas se poser autant de questions : passer une demi-heure à tout valider à la chaîne, puis occuper le reste de sa journée en dehors de Réseau Royal, en laissant à sa directrice adjointe les coudées franches. Mais Julie ne veut pas s'y résoudre.
C'est mon nom que j'inscris là, chaque fois. Ma responsabilité que j'engage. Je veux au moins savoir quelles mesures on prend en mon nom. Malgré ce que j'ai fait à mon oncle, je lui dois de prendre au sérieux l'œuvre de sa vie qui est entre mes mains désormais.
Alors elle s'entête à lire tous les documents qu'on lui présente ; tout comme le soir, une fois que la voiture dépêchée par le gouvernement l'a ramenée à Versailles, elle passe plusieurs heures dans sa chambre à éplucher des manuels d'économie qu'elle a demandé qu'on lui livre, pour tenter d'absorber un peu des notions dont elle aurait besoin si on la laissait occuper réellement le poste auquel on l'a nommée.
Ce qu'Agnès ignore, c'est que je n'ai pas peur de l'ennui. Après plusieurs années passées recluse chez mon oncle pour me préparer à la mission d'infiltration à laquelle il me destinait, il m'est devenu familier... et je sais le tourner à mon avantage.
Elle est en train d'essayer de se concentrer sur un rapport financier dont les colonnes se confondent sous ses yeux, tentant de comprendre la signification concrète de chaque ligne derrière les intitulés qui lui paraissent pour la plupart obscurs, lorsqu'on frappe à la porte de son bureau.
— Entrez !
Elle redresse la tête. Un instant plus tard, c'est Matthieu qui apparaît face à elle et lui adresse un sourire amical.
— Bonjour, Julie. Je ne t'ai pas croisée de la journée, alors je me suis dit que j'allais prendre un moment pour venir te saluer.
En réponse, la jeune femme hoche la tête, un peu crispée. Voilà qui la renvoie à une pointe de culpabilité : en dehors de la visite des locaux qu'elle a menée à son arrivée, elle a passé le plus clair de son temps depuis sa prise de poste au dernier étage du bâtiment, réservé à la direction. Elle pourrait se voiler la face et prétendre que c'est parce que l'étude des documents qu'Agnès lui demande de signer l'absorbe tout entière ; mais la vérité, c'est qu'elle n'ose pas se mêler à ses employés – même si elle sait qu'elle le devrait. Elle se souvient encore de la froideur avec laquelle ils l'ont accueillie lorsqu'elle leur a fait face dans le hall de Réseau Royal, si bien qu'elle repousse autant qu'elle le peut le moment où elle devra affronter de nouveau leurs reproches muets.
— Comme tu peux le voir, je suis ensevelie sous les bilans comptables, soupire-t-elle en désignant les documents étalés devant elle d'un geste vague. Captivant, n'est-ce pas ?
— Cela n'en a pas vraiment l'air...
— Et toi, comment vas-tu ? Est-ce que tes débuts en tant que directeur technique se passent bien ?
Matthieu hausse les épaules.
— Oh, ma foi... Ça ne peut qu'aller mieux que pendant mon emprisonnement à la Bastille, hein ? J'ai retrouvé ma liberté, Alba, mon innocence a été prouvée... Après ce que j'ai traversé, voir le positif dans toutes les situations est facile.
— Mais chez Réseau Royal, ta position n'est pas aussi assurée que tu le voudrais, comprend Julie en lisant entre les lignes.
L'expression de Matthieu se fait penaude. Il passe ses doigts dans ses cheveux bruns, puis vient s'asseoir dans l'un des fauteuils vacants, las.
— Non, en effet. Sa Majesté m'a fait un grand honneur en me nommant directeur technique de cette entreprise, mais c'est un énorme challenge à relever. Sans me vanter, je suis un bon développeur – excellent, même. Me retrouver à la tête de l'ensemble de l'équipe... Cela demande d'autres compétences, et je ne suis pas certain de les avoir. Des capacités en management, du charisme... C'est loin d'être facile de les mobiliser, surtout alors que les trois quarts de mes subordonnés me font bien sentir qu'ils se méfient de moi.
— À qui le dis-tu...
Matthieu souffle et prend sa tête entre ses mains avant de reprendre :
— Le plus dur, c'est de les entendre parler de Marc Sallemont. Ils l'adulent tous : à les écouter, on croirait qu'ils évoquent un saint plutôt qu'un homme. C'est sûr, il avait ce quelque chose en plus qui entraînait tous ceux qui l'entouraient à le suivre. C'était ça, sa grande force, ça qui m'a moi-même fasciné quand j'ai été embauché chez Réseau Royal. Mais on parle quand même de quelqu'un qui n'a eu aucun scrupule à me faire envoyer en prison pour couvrir ses arrières !
La souffrance dans la voix de Matthieu est palpable. Julie est bien placée pour comprendre l'ambivalence qu'il évoque, et qui l'a amenée à trahir son oncle.
Il y avait une face sombre aux idéaux qu'il disait défendre... et en même temps, il n'est pas non plus le complotiste ambitieux et sans scrupule qu'Agnès voudrait y voir.
La priorité de la directrice adjointe est claire : éradiquer l'influence de Marc Sallemont sur Réseau Royal au plus vite. Dans les documents que Julie a dû signer, il y en a qui commandaient la remise des logs des discussions des employés de l'entreprise aux services secrets ; des ordres de licenciement, aussi, pour ceux à propos desquels une enquête initiale a fait émerger trop de doutes. Cette purge, la jeune femme n'est pas en mesure de s'y opposer : sa propre position n'est pas assez assurée pour cela.
La seule chose que je me refuse à céder, c'est ma voix...
Son regard est attiré par trois feuilles posées à l'extrémité de son bureau, auxquelles elle jette des coups d'œil en coin depuis qu'elle les a repoussées là il y a deux jours. C'est un texte rédigé par Agnès, parfaitement limpide en comparaison des autres documents que lui amène quotidiennement son parapheur. Un discours, que la directrice adjointe voudrait que Julie prononce devant ses salariés rassemblés.
L'« ordre », la « discipline » en sont des thèmes phares, tout comme les promesses de représailles en cas de velléités de rébellion. tous les employés à accorder désormais leur pleine et entière loyauté à la Couronne, en proclamant mon attachement aux valeurs monarchiques et à la famille de Bourbon...
L'opinion de la jeune femme est nette.
Je ne peux pas dire ça.
Ce serait plus simple : elle se coulerait définitivement dans le rôle de marionnette qu'Agnès aimerait la voir jouer. Mais elle n'est pas prête à se trahir ainsi, même si elle doit en payer le prix.
La vérité, c'est que j'ai beau avoir trahi mon oncle... sur beaucoup de points, j'étais en accord avec lui. Et je veux continuer à croire que la réalité est plus complexe qu'une division binaire du monde en deux camps.
Elle se cache derrière des prétextes de timidité pour gagner du temps ; au vu de la piètre opinion qu'Agnès semble avoir d'elle, sa directrice adjointe n'a aucun mal à accepter cette explication.
Mais je ne parviendrai pas à la tenir indéfiniment... Alors je rassemble mes forces, et j'observe, en attendant de déterminer comment je pourrai réussir à dévier le cours des événements.
— Nous réussirons à trouver notre place, affirme-t-elle à Matthieu, avec plus d'assurance qu'elle n'en ressent réellement. Elle est difficile à construire... mais nous y parviendrons. Nous les surprendrons tous : c'est toi qui me l'as dit, rappelle-toi.
Le jeune homme se redresse légèrement sur son siège.
— Au moins, nous pouvons compter l'un sur l'autre, c'est déjà ça... Nous avons un sacré costume à endosser, tous les deux.
Ils échangent un regard. De chair et de sang, Marc Sallemont était déjà une figure formidable ; mais maintenant que c'est avec son ombre qu'ils sont aux prises, c'est un tout autre combat qui s'annonce.
Dans ce bureau qui était le sien il y a quelques jours encore, Julie sent soudain un courant d'air la traverser, comme si son oncle était là, l'observant, et se riant de ses efforts pour se montrer à sa hauteur.
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