
1.4 - Catarina
— Son Altesse Royale Catarina de Borbón y de Glücksborg, infante d'Espagne, princesse des Asturies, de Gérone et de Viane, duchesse de Montblanc, comtesse de Cerbère et dame de Balaguer !
Les haut-parleurs discrètement intégrés aux colonnes de la galerie des Glaces ont porté l'annonce de l'arrivée de Catarina d'un bout à l'autre de la majestueuse salle de réception. Nombreux sont les courtisans qui se tournent dans sa direction, désireux de se montrer sous leur meilleur jour face à une princesse de son rang. Depuis sa naissance, elle a été traitée avec de tels égards ; toutes ces attentions glissent sur elle sans l'interpeller outre mesure.
Il n'empêche que ce soir, le bruissement qui suit mon entrée est d'une ampleur inédite.
Parce que les nobles, au fait de sa relation privilégiée avec Louis, parient sur l'échéance à laquelle elle deviendra leur reine ? Parce que c'est sa première apparition publique depuis l'attentat qui l'a visée alors qu'elle s'apprêtait à quitter la France pour la Russie ? Ou parce que son apparence leur pose question – ses manches longues et son col haut, étonnamment stricts par rapport à la mode de la cour, mais dissimulant les cicatrices qui strient désormais la partie supérieure de son corps ?
Elle a beau les avoir masquées, impossible pour elle de les oublier. Sous le tissu de sa robe, elles pulsent, douloureuses, de pair avec la migraine sourde qui s'est logée dans ses tempes. Quant à son pas, il est mal assuré : le choc abrupt qui l'a projetée contre le bitume de l'aéroport de Roissy lui a valu un traumatisme crânien, qui lui cause des vertiges et des nausées. C'est elle qui a pris la décision de quitter l'infirmerie de Versailles : les médecins, eux, lui enjoignaient de prendre davantage de repos.
Mais je ne peux pas me le permettre. Je ne peux pas laisser entrevoir la moindre faiblesse : mon oncle ne sera que trop heureux de l'exploiter. Et puis, en ces temps troublés, la monarchie doit paraître solide, qu'elle soit de France ou d'ailleurs.
Alors elle avance vers le centre de la galerie des Glaces, impériale. Tant pis si les tiraillements de sa peau lui donnent envie de grimacer ; elle sourit, sereine. Tant pis si le moindre de ses pas est un calcul pour ne pas perdre son équilibre ; elle maintient son port de tête altier.
Droit devant elle, son regard est fixé sur celui qui lui donne la force de maintenir son cap. Celui pour qui son cœur bat, à qui son être tout entier est aimanté.
Louis...
Il l'attend, la contemplant comme si d'un coup tout le reste ne comptait plus, comme si Versailles s'était vidé par magie et qu'ils étaient les deux seuls à partager cet instant. Quand les haut-parleurs ont annoncé son arrivée, il a aussitôt mis fin à la conversation dans laquelle il était plongé, et il lui consacre maintenant toute l'attention de ses yeux bleus semblables à deux lacs où Catarina vient puiser une lumière qui la désaltère. C'est le roi de France ; mais c'est avant tout l'homme qu'elle aime, celui qui connaît, comme elle, tous les sacrifices imposés par le pouvoir, et qui pourtant a su garder une humanité qu'elle admire. Celui à qui elle veut lier son destin, envers et contre tout ; celui qui la rend plus forte et pour lequel elle est prête à se battre.
Lorsqu'elle arrive devant lui, elle s'incline, comme le veut l'étiquette – malgré leur relation dont tous autour d'eux se doutent, ils sont convenus de ne pas l'étaler en public. Cependant, immédiatement, sa main est sur la sienne pour la relever ; et si l'infante ressent un frisson, ce n'est plus de douleur : l'électricité qui vient de la traverser est un courant chaud, dont elle se gorge.
— Rina... murmure Louis.
La pulpe du bout de ses doigts repose sur les siens ; les convenances imposeraient qu'il s'en tienne à cet effleurement, mais lui non plus ne semble pas prêt à s'y résoudre. Il porte sa main à ses lèvres ; c'est seulement ensuite qu'il consent à la relâcher. Son regard glisse sur son visage, sur son corps que Catarina sait amaigri.
— Tu es sûre que tu te sens suffisamment en forme pour affronter la cour ? s'inquiète-t-il. Je ne voudrais pas que...
— Mais oui, ça va. Je suis debout, tu le vois bien.
L'infante assortit son affirmation d'un sourire, mais il n'a pas l'air de suffire à convaincre Louis ; son expression reste soucieuse.
— J'aimerais vraiment pouvoir rester à tes côtés... lui glisse-t-il.
— Moi aussi. Mais nous avons nos devoirs à remplir, l'un comme l'autre. Des courtisans à saluer, à rassurer...
— Je sais. Il n'empêche que celle que je veux, c'est toi.
— Et mon cœur t'appartient, où que je sois.
Les deux jeunes gens s'autorisent un dernier instant de proximité, les yeux dans les yeux, avant de se saluer d'une inclinaison de la tête, jouant la comédie de la cour pour tous ceux qui les observent. Louis s'est à peine détourné qu'il est assailli par une nuée de nobles qui guettaient la première occasion d'échanger quelques mots avec lui. Pour ce qui est de Catarina, c'est une présence familière qui se glisse à ses côtés.
— Il a raison. Tu aurais dû prendre plus de repos avant de reparaître en public.
L'infante se tourne vers sa cousine. Alba a les sourcils froncés, et semble pratiquement prête à traîner Catarina par le col jusque dans leurs appartements, au mépris des convenances.
— Ne rien laisser paraître et continuer à avancer, c'est l'histoire de ma vie.
Alba ne répond rien.
Parce qu'il n'y a rien à dire de plus. Je suis une princesse. Je n'ai pas d'autre choix.
Toujours est-il qu'elle se plante à la droite de Catarina, son bras prêt à jaillir pour la rattraper en cas de perte d'équilibre, et qu'elle penche la tête comme pour la mettre au défi de la déloger. Loin d'en être agacée, l'infante est touchée par sa sollicitude.
Sans elle, je me serais effondrée il y a bien longtemps... Maintenant, faisons face aux curieux.
Elles ont à peine fait quelques pas qu'une femme d'une soixantaine d'années, élégante dans sa robe jaune pâle à col bateau, vient les saluer : Isabelle de Chantilly, l'épouse du ministre.
— Votre Altesse Royale... Votre Excellence...
— Madame la duchesse.
— C'est un plaisir de vous revoir à la cour. Après ce qui vous est arrivé, nous avons tous eu si peur...
— Je vous remercie de votre sollicitude. Comme vous pouvez le constater, je suis remise de mon... indisposition. Et vous, comment allez-vous ?
Isabelle hausse les épaules.
— Je ne vous pas l'affront de prétendre que tout va bien. Comment serait-ce possible, au vu des troubles récents ? La situation de ce pays m'inquiète, comme beaucoup ici.
— Pas tous, manifestement... intervient Alba, acide.
Catarina suit son regard. Près de l'une des fenêtres de la galerie des Glaces, de celles offrant la plus belle vue sur les jardins du palais, un groupe de jeunes nobles rit aux éclats, se serrant pour entrer tous dans le cadre d'un selfie que l'un d'entre eux est en train de prendre.
Et qui finira sur Réseau Royal dans quelques minutes, à n'en pas douter, avant d'être propulsé par les algorithmes de l'application tout en haut du fil d'actualité de centaines de Français.
Si peu de temps après la manifestation historique devant les grilles de Versailles, comment une telle publication sera-t-elle perçue ? Sous les yeux de tous s'étaleront les ors de la fête, l'insouciance affichée par ces aristocrates. Dans son intervention en live, Louis a affirmé qu'il prenait au sérieux les revendications populaires, et qu'il s'efforcerait de les écouter, mais pourra-t-il réellement être pris au sérieux alors qu'en parallèle, des preuves que rien n'a changé entre les murs du château pourront être brandies ?
Je n'en veux même pas à ces jeunes-là : sans doute est-ce l'une de leurs premières invitations au château, et leur joie est sincère. Ils ne sont pas les seuls à s'afficher ainsi : des smartphones, j'en ai vu flasher des dizaines depuis que j'ai rejoint cette soirée. Ils ne font que montrer la vérité : en apparence, la cour reste la même...
Cela fait partie de la stratégie décidée par le Conseil de Louis : pour rassurer la noblesse, et montrer que le pouvoir royal n'est pas ébranlé par la contestation populaire, le cérémonial de Versailles doit rester le même, avec ses réjouissances quotidiennes et ses paillettes.
Au fond, si je suis ici et non à l'infirmerie, c'est pour des raisons similaires : je suis moi-même l'un des rouages de ce vaste engrenage...
Désabusée, Catarina se détourne du petit groupe et reporte son attention sur Isabelle de Chantilly.
— Comment va Pierre ?
— Il donne le meilleur de lui-même pour épauler notre souverain et remplir son rôle de ministre. Je sais que c'est important pour lui aussi bien que pour la France, mais je ne peux m'empêcher d'être soucieuse : mon mari approche des soixante-dix ans, à présent. Je ne sais combien de temps encore il sera capable de soutenir le rythme qu'il s'impose...
— Sa santé vous préoccupe donc ?
— Oh, pas spécifiquement. On ne lui a diagnostiqué aucune maladie, si c'est là le sens de votre question. C'est juste que... je ne voudrais pas qu'il s'use prématurément.
Les lèvres d'Isabelle s'étirent en un sourire triste. Catarina voudrait lui offrir quelques mots de réconfort... mais la vérité, c'est qu'elle est bien placée pour savoir à quel point le jeu du pouvoir peut planter ses griffes jusque dans la chair même des individus.
La discussion se prolonge encore un instant sur les enfants du couple, avant que la duchesse ne s'éloigne, bien vite remplacée par un autre interlocuteur. La comtesse de Pardiac, le webenant d'EasyShare, la marquise de Causans... Ils sont nombreux à se presser pour saluer Catarina, lui offrir leurs sympathies, et parfois oser plaider l'une ou l'autre de leurs causes personnelles.
— Vous me feriez une immense faveur si vous pouviez évoquer la question du château de Pontivy à Sa Majesté... tente même un certain François de Porhoët très explicitement. Vous conviendrez comme moi qu'un tel bijou architectural ne mérite pas de dépérir entre les mains de mon cousin qui le gère si mal !
Oui, c'est sûr : pour eux tous, ma relation avec le roi ne fait plus l'ombre d'un doute.
Elle sert au plaidant une réponse vague qui ne l'engagera à rien ni dans un sens ni dans l'autre, de celles qu'elle est exercée à forger depuis des années. Si elle est déterminée à soutenir Louis dans la tourmente que traverse la France, elle est bien décidée à se garder de se mêler des conflits entre aristocrates.
Dieu sait qu'ils sont chronophages, et parfois bien futiles...
Alors que la soirée se prolonge et que le tourbillon des courtisans autour d'elle ne s'apaise pas, elle sent sa migraine devenir de plus en plus virulente, aiguillonnée par la fatigue ; c'est pire lorsque progressivement, le volume de la musique diffusée par les haut-parleurs enfle, tandis que les lumières de la galerie des Glaces se tamisent. Nombre de nobles dansent, à présent ; les conversations devenant de plus en plus difficiles à soutenir, Catarina décide de s'accorder une pause. Une main levée, un sourire aux lèvres, elle prend congé des derniers courtisans qui l'ont abordée et fait signe à l'un des valets, chargé d'un plateau de rafraîchissements, de les rejoindre, Alba et elle. Elle s'en tient à un jus de fruits, préférant éviter l'alcool au vu de son état de fatigue. Tandis qu'elle boit avec délectation à la coupe de cristal dont elle s'est saisie, sa cousine la prévient :
— Je vais me retirer. Matthieu vient d'arriver au palais, je file le rejoindre.
— Tu as bien raison. Salue-le pour moi.
— Ne t'attarde pas, s'il te plaît, Rina... Tu t'es déjà bien montrée à la cour ce soir. Ne tire pas sur tes forces.
— Je serai raisonnable. Je termine mon verre et je rentre dans mes appartements, je te le promets.
Alba lève un index comme pour mettre au défi sa cousine de manquer à sa parole ; Catarina soupire, puis lui envoie un baiser. Une fois seule, avant d'être de nouveau assaillie, elle sort son portable de sa poche et consulte d'un coup d'œil les notifications qui lui sont arrivées depuis qu'elle a fait son entrée dans la galerie des Glaces.
L'une d'elles lui glace immédiatement le sang.
C'est un message d'Alfonso.
[Ton roitelet a été très clair : toi et moi sommes ennemis désormais. Bien. Apprête-toi à en payer les conséquences. Tu es morte pour l'Espagne.]
Mon Dieu... L'attentat ne lui a donc pas suffi ?
Son oncle a déjà essayé de la tuer il y a quelques jours, à Roissy ; même si elle n'a aucune preuve formelle qu'il est derrière l'attentat, cela ne fait pas le moindre doute à ses yeux. Une part d'elle, celle qui a conservé encore un peu de naïveté, espérait que l'appel que Louis lui a passé, affirmant qu'elle était désormais sous la protection de la France, aurait offert un peu de répit. Il n'en est rien ; au contraire, Alfonso semble plus furieux que jamais.
Les cicatrices de Catarina la démangent, rappel de ce qu'il est capable de faire. Mais ce n'est pas seulement pour sa vie qu'elle a peur : c'est aussi pour son frère, resté à Madrid à la merci de ce régent qui tient les rênes de leur pays à sa place.
Alfonso parle de conséquences... mais lesquelles ? Que s'apprête-t-il encore à m'arracher ?
La galerie des Glaces semble se mettre à tourner autour de l'infante. Sa main tremble ; elle manque de lâcher sa coupe désormais vide. C'est avec peine qu'elle la repose sur le plateau du valet le plus proche ; gênée par les lumières stroboscopiques et la foule des courtisans qui s'agite, la privant de repères visuels, elle peine à conserver son équilibre alors qu'elle se fraie un chemin jusqu'à la sortie la plus proche. C'est un accès privé, qui donne sur une antichambre desservant les appartements de Louis d'une part, et les siens d'autre part ; les gardes en poste de part et d'autre des portes en activent l'ouverture dès qu'ils l'aperçoivent. Elle s'astreint à se tenir droite sur quelques mètres encore, le temps de se mettre hors de vue des courtisans, mais ensuite, elle s'autorise à tituber, la tête prise dans un étau et...
— Rina !
Elle se retourne. Louis est derrière elle, paniqué. Il s'approche d'elle à grands pas ; elle est heureuse que nul autre ne soit autour d'eux, parce que lorsqu'il la rejoint, aucune force au monde n'aurait pu l'empêcher de s'effondrer dans ses bras. Elle le sent qui la serre contre lui, ses paumes soutenant son dos ; sa joue vient reposer contre son épaule.
— Non, tu ne vas pas bien... souffle-t-il.
Ce n'est pas une question : c'est un constat, que Catarina n'a plus la force de nier. Elle pleure malgré elle, ses larmes mouillant le tissu bleu-gris de la veste de costume de Louis ; et elle s'en veut de sa faiblesse, de son corps qui la trahit, de ces migraines, de ces nausées et de ces vertiges.
Le jeune homme la guide jusqu'au sofa le plus proche, l'aide à s'y asseoir.
— Je t'ai vue quitter précipitamment la galerie des Glaces... déclare-t-il, catastrophé. Mais je ne pensais pas que c'était si grave.
— Tu n'aurais pas dû me suivre. Les courtisans l'auront remarqué, et demain, cela alimentera les rumeurs de tout Versailles.
— Je m'en fiche, Rina. Qu'ils se disent entre eux que je suis fou amoureux de toi. C'est la vérité, et en fait, j'aime autant que tout le monde le sache. C'est ce qu'on s'est promis, tu te rappelles ? Que désormais, on se battrait pour vivre notre amour. Quoi qu'il arrive, on trouvera des solutions pour continuer à avancer, ensemble, et on sera là l'un pour l'autre. Évidemment que ça commence par quitter un stupide bal pour être près de toi si tu ne te sens pas bien.
La main de Catarina presse celle de Louis, glissée dans la sienne. Oui, elle a cessé de lutter contre elle-même à ce sujet : elle l'aime, et elle ne veut plus se priver des sentiments qu'ils partagent. Des difficultés les attendent, à commencer par l'éloignement le jour où elle devra retourner en Espagne pour y lutter pour sa propre cause.
Mais nous gérerons au jour le jour, en temps voulu. En nous alliant, plutôt qu'en essayant de tenir l'autre à distance.
— Est-ce qu'il s'est passé quelque chose ? continue-t-il à l'interroger.
Sans un mot, elle déverrouille son portable et le lui tend, le message d'Alfonso s'affichant toujours sur l'écran. Il le parcourt en quelques secondes, et son visage se crispe de colère.
— Il est abject.
— Malheureusement, je n'ai pas la force de le combattre en ce moment...
Même si, pour contrecarrer ses plans, il me suffit de rester en vie : cela seul l'empêche de prendre ma place dans l'ordre de succession au trône d'Espagne. Mais j'aimerais faire plus, tellement plus... Me battre contre l'usage inique qu'il fait du pouvoir qu'il a usurpé.
— Cela reviendra. Chaque chose en son temps, Rina. Tu ne peux pas exiger l'impossible de toi-même.
Les doigts de Louis effleurent son front, apaisants. Enveloppée par son étreinte, bercée par sa voix, l'infante ferme les yeux, cédant enfin à l'épuisement contre lequel elle a poussé son corps toute la soirée.
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