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Menaces


Nous avançons protégés par l'énorme engin jusqu'à ce qu'un croisement de tunnels permette à Est de le garer aussi facilement qu'une voiture téléguidée. Je vois alors l'impact dans son dos : la machine est solide mais Silver n'y est pas allé avec le dos de la cuiller. Ce qui ne m'étonne pas vraiment d'elle. Nous continuons jusqu'à l'endroit que la nettoyeuse a enregistré comme étant le lieu de l'explosion.

Il reste des traces sur toutes les parois du tunnel. Je me demande si Silver a utilisé une bombe contre la machine pour l'empêcher d'avancer ou simplement pour le plaisir. Elle est capable de tout. Je n'aurais jamais dû la laisser sans surveillance.

Est calcule rapidement dans quelle direction Silver est allée en faisant le lien entre l'endroit où nous nous sommes reposés et celui où elle a attaqué la nettoyeuse, mais dans ce labyrinthe les directions sont trompeuses et notre alchimiste n'a pas l'habilité de la jeune fille pour utiliser les plans de son mini-ordinateur. Il est possible qu'elle se soit perdue. Ou qu'elle erre sans véritable but.

Charbon joue les traqueurs prêts à remonter la piste et inspecte soigneusement toutes les traces, en vain. De toute façon il n'avait sans doute pas la moindre idée de ce qu'il était en train de faire, il voulait juste épater la galerie. Raté.

Il demande alors à Est :

« Entre dans le système et trouve une anomalie.

— Le système est bourré d'anomalies, il y a des gens qui ont fait des trous dedans !

— Non, pas ce genre d'anomalie. Le genre qui ne laisse pas de trace. Des anomalies assez habiles pour se cacher et faire croire qu'il ne se passe rien d'anormal. Exécution.

Est fronce le nez et je me retiens d'en faire autant. D'une, je déteste le ton que Charbon emploie. De deux, le sens de sa demande est obscur et indique qu'il sait des choses que j'ignore. Et de trois, il ressemble de moins en moins à l'ex-prisonnier que j'ai engagé et de plus en plus à l'agent administratif qu'Est m'a signalé.

La jeune fille nous rappelle qu'elle ne peut pas entrer dans le système depuis n'importe où – c'est le principe même qui nous a poussés à cette expédition. Il reste encore une bonne heure de marche avant qu'elle puisse atteindre une interface utilisable. Nous nous mettons en route sans un mot.

En chemin nous croisons par endroit des bestioles mutantes qui rampent lentement au sol ou qui se sont suspendues confortablement au plafond. Elles nous ignorent et nous les ignorons – à part Charbon qui en écrase une de temps en temps. Je suppose qu'une batterie atomique a eu des fuites et engendré toutes ces choses, y compris celle qui bouchait le puits. En dépit de tous les efforts, il y a toujours quelques animaux, champignons et plantes dans un bâtiment.

Et si les animaux à l'origine de ces créatures ont muté, ce n'est pas impossible que le même sort soit arrivé à des humains coincés ici. Peut-être allons-nous croiser des hommes à deux têtes ou au visage couvert de fins tentacules ou...

Est me fait sursauter en disant : « C'est bon, on y est. ». Aucune créature ni même un squelette douteux ne nous attend. Tant mieux. Elle serait bien capable de dire que ce sont des gens aussi.

Elle et Charbon se disputent, le gros dur trouve que cet endroit du tunnel n'a strictement rien de différent des autres et la jeune fille se moque de lui en lui demandant s'il s'attendait à trouver un écriteau du style "pour pirater l'Administration, appuyez ici".

J'apaise les tensions en leur mettant chacun la main sur l'épaule et en serrant jusqu'à ce qu'Est couine de douleur et que Charbon grimace. Ce n'est pas le moment de se crêper le chignon.

Puis Est se connecte et s'absorbe totalement dans ce qu'elle est en train de faire. Je pourrais en profiter pour tirer Charbon à l'écart et lui poser quelques questions. Sauf que je ne sais pas quoi lui demander. "Est-ce que tu m'as menti depuis le début" risque de ne pas éveiller sa plus profonde sincérité. "Qu'est-ce que tu cherches et comment sais-tu qu'il faut le chercher" n'est pas terrible non plus.

Il est aussi immobile qu'une statue et je réalise brusquement qu'en fait je le hais et que j'aimerais vraiment lui exploser la tête. Purement et simplement. Pour la beauté du geste.

Je chasse cette pensée. C'est le stress qui parle. C'est la première fois qu'une tension pareille s'abat sur mes épaules et ça me rend hargneux. À moi de garder le contrôle.

Je demande à Est si elle peut s'occuper de nos comptes en banque tant qu'elle est là-dedans. Elle met quelques secondes à émerger de sa transe au pays des puces électroniques et me regarde comme si j'avais sorti une ânerie tellement ridicule qu'on ne pouvait même pas en rire. Elle me répond :

« Maintenant ? d'un ton indiquant qu'elle s'attend à ce que je reconnaisse la stupidité de ma demande et que je lui explique que ce n'est pas du tout ça que je voulais dire.

Au lieu de quoi je lui confirme :

— Oui, maintenant. Après on récupère Silver et on se tire d'ici.

— Hé, moi je n'ai pas fait ce que je suis venue faire ! Et il faut sauver les bureaucrates aussi !

— On verra ça plus tard. Pour le moment...

— Pas question. Si j'obéis, je perds tout pouvoir sur vous. J'étais prête à me sacrifier si vous refusiez de me ramener une fois que j'aurais obéi. Mais je vous garantis que je ne vais pas m'occuper de ce foutu pognon avant d'avoir réparé ce foutu système de merde !

Elle a les larmes aux yeux et ça ne va pas s'arranger si je lui mets mon revolver sous le nez. Je le fais quand même, une pitoyable tentative d'intimidation pour reprendre le contrôle d'une opération qui me glisse entre les doigts. Est est terrifiée mais trouve le courage de brandir un majeur tremblant dans ma direction.

Je crispe le doigt sur la gâchette Je ne sais pas comment tout ça aurait fini sans l'intervention de Charbon qui braque sa propre arme – le fusil d'assaut qu'il n'a toujours pas lâché – sur ma tête. Il dit à la jeune fille :

— Hé fillette, on sait très bien tous les trois que le petit chef n'aura jamais le cran de t'obliger à obéir. Moi si. Alors tu vas faire ce que je t'ai dit de faire et il ne t'embêtera pas. Quant à moi je te promets de te laisser finir de sauver le monde tranquillement, d'accord ? »

Est nous regarde l'un après l'autre. Puis elle se penche à nouveau sur son écran. Ça dure. Charbon ne bouge pas d'un millimètre. Au bout d'un moment, je cède. Je lui dis que je suis d'accord, qu'on fait ce qu'il veut, que je ne ferai plus de vague et que je suis prêt à lui jouer l'hymne national s'il veut bien enlever ce putain de canon de mon crâne, ce truc est en train de faire grimper ma tension jusqu'à l'explosion. Est avait raison, ce type est bel et bien un agent administratif et moi le dernier des cons.

Elle n'a pas parlé de ce dernier point mais elle l'a pensé assez fort pour que je l'entende.

Charbon a l'air d'être d'accord avec elle. Il enlève son arme – tout en la gardant prête à être relevée dès que je m'aviserai de bouger une oreille.

Au bout d'un long moment, je lui demande :

« Pourquoi est-ce que tu fais ça ?

— La ferme.

— Si tu ne me tues pas, c'est que tu as encore besoin de moi.

— Non. J'ai joué le jeu tant que j'ai pensé qu'il y avait la moindre chance pour que toi ou Est vous travailliez aussi pour eux. Maintenant c'est inutile.

— Qui ça, eux ?

— Ceux que Silver est allée rejoindre.

— Comment tu peux être sûr que je n'en fais pas partie ?

— Tu es un minable qui ne leur servirait à rien. Mais la gosse est une gentille fille – pas vrai, Est ? Donc je te garde en vie pour pouvoir te loger une balle dans la tête si elle me désobéit. Rien de personnel. Je veux juste la garder sous la main comme monnaie d'échange, je suis ici pour que Silver m'amène jusqu'à eux mais si Est parvient à trouver le chemin, ils la voudront. »

Je ne comprends rien à ce qu'il raconte, à part qu'il a foiré sa mission et qu'il tente de sauver sa peau en utilisant le talent de Est. Maintenant qu'il s'est dévoilé, il ne peut pas s'empêcher de frimer, comme si c'était une vraie marque de génie d'arriver à utiliser les autres. Je déteste les agents administratifs, et lui plus que tous les autres réunis.

Ça dure des heures. Est ne relève pas une seule fois la tête. Boudeur, je m'allonge et me fais une petite sieste. À mon réveil rien n'a changé. Je mange. Le temps n'avance pas plus vite. Rien ne bouge à part les doigts d'Est qui virevoltent à toute allure sur sa machine et les yeux de Charbon qui suivent les doigts d'Est. Un bon début d'éternité.

« J'ai trouvé », murmure enfin la jeune fille dans un souffle.

Charbon se jette sur son ordinateur et lit le résultat avec une avidité de prédateur. Puis il nous fait signe de passer devant. Ça ne m'enchante pas vraiment mais je n'ai pas le choix et j'obéis. Apparemment, cette anomalie cachée est la clé vers quelque chose de très important, que je suis bien sûr le seul à ne pas connaître, et je ne doute pas d'arriver à retrouver Silver là-bas. Mon futur me paraît plutôt compromis malgré tout.

Nous marchons longtemps avant d'arriver au-dessus d'un puits si gigantesque que malgré ma lampe je n'en aperçois pas l'autre bord. On pourrait croire que l'immeuble entier prend fin là, dans une obscurité venue tout droit du fin fond de l'enfer, un air noir épais comme de la mélasse pouvant cacher les plus épouvantables des cauchemars. Nous devons y descendre et ça ne sera pas une partie de plaisir. Sans oublier le plus réjouissant : le grondement qui nous accompagne depuis le début vient du fond de ce puits. Nous nous apprêtons à nous jeter dans la gueule du monstre géant.

Je regarde Charbon. Il est toujours aussi impassible. Puis je regarde Est qui me lance un regard du style : « on n'a pas vraiment le choix, pas vrai ? ». Je ne peux que l'approuver in petto. Le gouffre est plus impressionnant que jamais. Mais puisqu'il faut y aller...



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