
La gardienne du labyrinthe
« Ce n'est rien, dis-je à Est. Elle est sûrement allée faire un tour, on va la retrouver.
— Ou alors ces sauvages l'ont kidnappée » dit Charbon.
Est secoue la tête et ne dit rien, elle n'a pas l'air bouleversée par cette disparition. Moi si ! Sans Silver, je n'ai aucun moyen de sortir d'ici. J'avais bien sûr tenté de l'obliger à me donner de quoi me frayer un chemin vers la sortie, mais elle a prétendu que c'était impossible, qu'elle ne savait pas si on pourrait revenir sur nos pas et que dans le cas contraire il faudrait un autre type d'explosif qu'elle improviserait sur place. Enfin, c'est tout ce que j'avais réussi à comprendre de son charabia d'insensée.
J'hésite à revenir sur nos pas pour la chercher. Charbon propose qu'on se sépare, je refuse, c'est trop dangereux, surtout alors qu'on ne sait pas ce qui est arrivé à Silver. Le grondement, plus fort que jamais, me vrille les os.
Finalement, nous retournons aux trous des bureaucrates pour la chercher : l'hypothèse la plus vraisemblable est qu'ils l'ont enlevée. Cette fois, on ne fera pas de quartier. Il doit bien y avoir un moyen de les tuer tous les uns après les autres sans que les suivants ne nous sautent dessus !
Charbon prend la tête et Est reste derrière moi. Au bout d'un moment, elle me tire légèrement par la manche pour me demander de freiner, de laisser Charbon prendre de l'avance. Je suppose qu'elle veut plaider la cause des cannibales. Elle murmure :
« Chef, faut que je vous parle.
— De quoi ?
— De Silver. Elle n'est pas folle.
— Tiens donc.
— Je sais ce que je dis. Ma famille et moi on vivait en centre psychiatrique à cause d'une erreur administrative. Son profil ne correspond à rien. Elle n'a pas une obsession particulière et pas de logique dans ses actes. Elle ne devrait pas avoir des comportements aussi absurdes et en même temps comprendre tout ce qu'on lui dit. Elle en rajoute pour nous faire peur. Elle joue la comédie.
— Ridicule, pourquoi elle ferait ça ?
— Je crois qu'elle a son propre but. Elle ne vous a pas suivi pour l'argent. Vous vous rappelez quand elle a dit que les bureaucrates portaient des cravates ? Elle a dit : « mon dieu ». Vu son âge elle aurait dû faire partie des brigades républicaines quand elle était adolescente et avoir le lavage de cerveau athée.
— Oui mais elle est folle, c'est tout à fait le genre de jurons qu'on...
— Ou alors c'est une étrangère envoyée chez nous pour saboter l'Administration. Si la tour explose, notre pays est mort et nous avec.
— Ridicule ! Je l'ai sortie d'un asile avec un dossier long comme le bras.
— Les dossiers de ce genre d'endroit sont faciles à falsifier. Très faciles. Je me suis fait les dents là-dessus quand j'avais sept ans. Je sais que vous ne m'écoutez pas parce que je suis jeune et que j'ai des idéaux. Mais je ne suis pas stupide et je suis capable de voir ce que j'ai en face de moi et pas seulement ce que je suis prête à admettre. Charbon est pas net lui non plus. Il a tiré au milieu du front de ces pauvres types. Ce sont les agents spéciaux qui tirent comme ça, j'ai déjà piraté leur système d'entraînement. S'il vous a dit qu'il est prêt à trahir l'Administration, j'espère que vous avez pris de sacrées garanties de sa loyauté.
— C'est bon. Fais-moi confiance et fais confiance à Charbon. Quant à Silver, on va la retrouver.
— Si j'ai raison, on ne la retrouvera pas chez ces gens. »
Elle les appelle des gens. Je ne vois pas comment je pourrais me fier au jugement d'une fille aussi naïve et bornée. Je continue en silence et elle se tait également. Je viens de perdre tout le respect qu'elle avait commencé à me témoigner et je n'en ai rien à faire. Je suis le chef. Et le seul du groupe dont les compétences ne sont pas indispensables. Si je perds mon rôle de chef, je perds tout.
Le tunnel par lequel nous sommes partis est totalement obstrué, les bureaucrates ont barricadé leur frontière par un bric-à-brac de vieux objets plus ou moins aménagés et liés entre eux par des fibres électroniques. Je reconnais certains composants informatiques. À mes côtés, je sens Est frémir de rage.
Je l'ignore. Sans Silver, il faut utiliser les armes de Charbon pour faire sauter ce barrage et ça risque d'être dangereux. Je lui fais un signe de tête et je recule en tirant Est à mes côtés. Charbon n'a pas de lance-torpilles dans son arsenal et il va se débrouiller avec les moyens du bord, c'est-à-dire un fusil d'assaut.
Nous sommes noyés dans le grondement incessant et l'arme de Charbon fait un boucan d'enfer, pourtant j'entends le piaillement dans mon dos. Intrigué, je me retourne, espérant au fond de moi que ce soit Silver aussi mystérieusement réapparue qu'elle a disparu. Mais ce sont des... créatures. Des animaux. Certains gros comme des insectes, d'autres comme des souris, les plus imposants de la taille d'un chat.
Ils bougent et sont vivants, aucun doute, ils foncent même droit sur nous, et je hurle en voyant cette marée de cauchemar prête à nous submerger, Est se retourne et hurle aussi. À son tour Charbon tourne la tête vers ces créatures inidentifiables, mutants informes aux corps mous dont je n'arrive pas à m'expliquer la rapidité diabolique.
Lui ne hurle pas. Il les arrose de balles aussi froidement qu'il l'a fait pour les bureaucrates. Adossé au barrage, une arme dans chaque main, il défend sa peau sans se soucier le moins du monde de nous toucher, Est et moi, et nous courrons nous réfugier à ses côtés. Ce n'est qu'à ce moment-là que je parviens à sortir mon arme et à tirer à mon tour.
Un demi-cercle de choses mortes s'entasse à nos pieds et Est jette les corps sur les vivants tout en leur criant des injures d'une voix suraiguë. Je me colle contre la barrière de fortune si fort que les arrêtes de métal m'entaillent la peau du dos et des fesses mais je ne sens rien, tout ce qui m'importe c'est de passer de l'autre coté.
Les choses survivantes – au moins une centaine – flairent ou sentent d'une autre manière les cadavres et comprennent qu'il y a danger. Elles se tassent dans les angles du couloir, en haut et en bas, s'empilent et cherchent à se compacter le plus possible les unes dans les autres, tout pour ne pas s'approcher de nous sans revenir en arrière.
Choqué par cette irruption, je mets un moment pour réaliser qu'en fait, elles ne nous attaquaient pas. Elles étaient occupées à fuir. Reste la question : fuir quoi ?
Nous affrontons hélas très vite la réponse à cette question.
C'est grand. C'est noir. C'est rapide. Et si jamais nous parvenons à échapper à ses longs tentacules armés de doigts et de crochet, ce sera pour mieux nous faire broyer par l'ouverture donnant directement dans son ventre. Le piaillement des mutants se fait plus insistant encore tandis que la bête est mortellement silencieuse.
Sa masse énorme masque même une partie du grondement qui nous accompagne depuis une éternité. Mes balles ricochent sur sa peau dans un tintement métallique. Je hurle. Quelque chose m'agrippe la manche et je mets quelques secondes à réaliser que c'est Est qui me crie : « Ce n'est qu'une nettoyeuse ! Calmez-vous ! »
Les mutants piaillent comme si c'était la fin du monde et nous allons nous faire broyer entre la barricade et cette machine. Comment veut-elle que je me calme ? D'accord, ce n'est pas une bête venue nous dévorer, mais le fusil de Charbon n'arrive même pas à l'érafler.
Je me recroqueville de mon mieux contre la barrière acérée. Charbon installe son arme pour bloquer la machine. La bête aspire les bestioles au fur et à mesure de sa progression dans un répugnant bruit de succion. Les longs tentacules tâtant les parois se balancent maintenant vers nous. Et dans une pose théâtrale, Est s'avance vers l'engin et pose sa main dessus.
La bête s'arrête net.
Avec un sourire moqueur, la jeune fille nous rappelle la première loi de la robotique : « la machine ne fait pas de mal à l'humain ».
Je me suis ridiculisé. Ce qui me console, c'est que Charbon aussi.
Je prends l'air aussi détaché que possible pour demander à Est de pirater cet engin et de le convaincre de reculer – il est parfaitement à la taille du tunnel qu'il doit nettoyer et il est impossible de passer par-dessus lui. La pirate s'exécute sans effacer le sourire moqueur de son visage.
Charbon a lui aussi l'air aussi détaché que s'il n'avait jamais cru que cette machine allait nous tuer. Je repense à ce qu'Est m'a dit. Charbon, un espion envoyé par l'Administration ? Absurde... Dans quel but il nous aurait suivis ? Savoir que nous projetions ce casse suffit largement à nous faire mettre en prison ou pire, en rééducation psychologique.
Est réussit facilement à convaincre la bête, dorénavant aussi docile qu'un gros toutou, de reculer. Les mutants commencent timidement à s'éparpiller derrière nous. S'ils ont un cerveau, ils doivent être stupéfaits d'en avoir réchappé.
Je suppose que lorsque la nettoyeuse passe d'habitude, ils fuient jusqu'aux limites de son territoire – l'invisible frontière que les bureaucrates refusent de franchir – et se font dévorer par les cannibales qui sont ravis de changer de menu de temps à autre. Les sauvages ont sans doute détruit et recyclé depuis longtemps la nettoyeuse de leur partie du labyrinthe.
Je m'apprête à faire part à mon équipe de mes fines observations quand Est s'exclame :
« Elle a croisé Silver !
— Quoi ? Tu es sûre ? Comment tu peux savoir ça ?
— J'ai regardé dans sa mémoire. Elle garde la trace d'une explosion qui l'a beaucoup endommagée. Sur l'autre face. C'est la seule chose qui lui soit jamais arrivée qui sorte de l'ordinaire, c'est sûrement Silver !
— Parfait ! Tu peux retrouver où c'était ?
— Pas de problèmes, chef ! »
J'adore quand elle m'appelle chef.
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