Crossover du cousin de Belphégor
Qu'est-ce qui arrive quand Edward King et tous ses traumas croisent Rasmus et Yéti ?
...Honnêtement, je ne vois pas ce qui peut tourner mal.
(⚠️Disclaimer :⚠️ Le personnage d'Edward King ne m'appartient absolument pas. Il est à L-Auteur_Vagabond :))
☞ Style/méthode de travail : texte
☞ Personnages concernés : Edward King (L-Auteur_Vagabond), Rasmus Hiljainen, Yéti-le-p'tit-chien
☞ Nombre de mots : 3814
C'était le troisième samedi d'octobre 1984, un jour pluvieux où un genre de vent mauvais s'emmêlait dans les branches des arbres. Le parc de Pentaire, vu de loin, ressemblait à une grosse écume d'arbres noircis par l'automne déjà avancé — vers le ciel s'élevaient des coulures de noir, crochues comme des doigts de sorcière. Le ciel était gris, des nuages s'y déchiraient par strates. Bref ; c'était un très sale jour et Edward King aurait aimé rester chez lui, et peut-être jouer en cachette avec sa figurine de Voltron : defender of the Universe.
Edward n'était pas l'enfant le plus chanceux du Michigan — ni du peu d'autres lieux où il avait eu l'occasion de poser le pied, soit dit en passant — mais il se souvenait vaguement avoir aimé Voltron : defender of the Universe, autrefois. Il l'avait noté, quelque part. C'était son jouet préféré. Peut-être. Avait-il fait un dessin ?
Le garçon tira de sa poche le carnet usé qui ne le quittait jamais, en feuilleta les pages, tellement abîmées par le temps et la pluie et les larmes qu'on aurait pu jouer une belote avec. Plic-iti-ploc-plic. Au carreau de la vieille Chevrolet Camaro, la pluie d'octobre pianotait comme une mélodie.
La carcasse de la voiture n'avait jamais été retirée du parc depuis le temps — ce qui était étrange en soi, mais Edward ne s'en était pas plaint lorsqu'il l'avait découverte, six mois et trois jours plus tôt. Elle avait dû s'encastrer dans le vieux bouleau jaune, celui qui se nouait comme une tache d'encre, et dont les racines semblaient dégouliner un peu plus loin sur l'allée. Il avait vérifié ; elle n'était pas un piège. Elle avait un trou dans son capot et une bande de corneilles l'avaient criblée de fientes, mais elle était sûre, et, en un sens, ...offrait un genre de toit et une cachette relative au garçonnet. Blotti sous le siège arrière, il atteignit enfin la page évoquant Voltron : defender of the Universe. Le souffle d'Edward se raccourcit légèrement alors qu'il passait son doigt sur le papier. L'humidité de l'air fit légèrement baver le pastel.
À quoi se raccroche-t-on, dans ce genre de situations ?
Il avait tellement peur d'oublier.
Et ça n'était pas des faits. Il avait encore — les images, les mots, les poèmes, qu'il avait dû apprendre en quatrième année. Tomorrow, I'll be at the table When company comes. Nobody'll dare Say to me, "Eat in the kitchen," Then. Non, ceux-là ne faisaient pas défaut — les mélodies, c'était plus dur. Mais le pire, c'était les émotions. Il les sentait glisser hors de son crâne, comme hors d'un sablier. Ça terrifiait Edward.
La peur et la survie lui envahissaient le cerveau, nécrosaient tout comme une tache d'encre, et il ne pouvait rien y faire. Il perdait le goût ancien de l'insouciance, il fuyait entre ses doigts et le parfum, dans l'air, et la texture, et la saveur même de ce peu de rêve que lui avait offert Monsieur Sullivan — avant, s'entend. Il avait peur de ne plus se souvenir de la couleur de la joie ou de l'arôme de pouvoir marcher sur le trottoir en s'imaginant que le caniveau était un précipice. Il avait fait de grandes fleurs, étalant le pastel avec son pouce, et parfois, en repensant fort à sa maman et son papa, il avait essayé avec une rage aimante d'enrouler du jaune et de l'orange pour éclabousser sur le papier le parfum des bras de ses parents.
Edward baissa les yeux vers le papier.
La pluie commençait à faire baver les fleurs.
Le garçon referma doucement son carnet, sur la page de Voltron : defender of the Universe, s'adossa contre la portière de la voiture, avec un soupir lourd. C'était le six cent quatre-vingt-cinquième jour qu'il passait ici, les nuits roulé en boule dans la vieille Chevrolet Camaro, parfois caché sous les coussins de la banquette arrière, pour qu'on ne le trouve pas. Peut-être que Mr Sunshine n'avait jamais pensé à le chercher là ? C'était ridicule, mais Ed s'accrochait à cet espoir. La voiture était là. Elle faisait partie du paysage. Et ils se calmaient, souvent, lorsque venait la nuit.
Plic-iti-ploc-plic.
Il écouta, plusieurs secondes, la pluie ruisseler le long du carreau fendu, puis soudain —
Crac.
Un premier bruit de pas.
Ed sursauta, plaqua immédiatement les mains sur sa bouche pour ne pas crier. Est-ce que c'était eux ? Son cœur s'envola dans sa cage thoracique comme un moineau rendu fou. Ne pas crier. Il ferma les yeux — il commençait à les sentir le brûler, d'angoisse. Son front se crispa. Une sensation de froid soudain lui envahit les muscles. Ne pas crier —
Crac. Bruit de pas.
Edward tenta de lutter contre ses mains qui tremblaient, farfouilla dans les poches de son vieux blouson, usé, — et le molleton s'échappait de quelques coutures à force de branches sèches et de ronces. Le polyester bruissa, laissa échapper un froissement quasi ultrasonore. Ed sentit ses yeux sombrer dans le flou, d'une anxiété soudain glaciale. Damn ! Merde, merde, merde, merde, merde ! Où était son canif ? Et son stylo ! Le vieux stylo de monsieur Sullivan !
...Clic.
« ...Oi. Ça sert à quoi, ce truc ? »
Edward se figea sur place comme une statue de sel.
Ça n'était pas la voix de Mr. Sunshine. À vrai dire, ça n'était même pas quelque chose qu'il pouvait comprendre. Le son était âpre, étranger, incompréhensible, — la prosodie légèrement monocorde qu'il connaissait chez monsieur Lemoine, le vieux technicien de maintenance qui vivait dans le vieux quartier de 7 Mile Road, et traînait beaucoup dans la rue pour raconter des histoires. Il venait de "Lawrin" croyait avoir compris Ed. Une région de France. C'était ce qu'il répétait tout le temps. Enfin — c'était du temps de...de Monsieur Sullivan.
Clic. Clic.
Le léger bruit sec et plastique résonna, deux fois de suite, cette fois. Edward retint son souffle. Est-ce que c'était un piège ? Il se crispa. C'était toujours un piège. Les rares fois où il s'était montré naïf étaient restées imprimées à même sa chair.
...Un très léger bruit de gravier, de terre humide, — et à sa grande horreur, un bruit de reniflement traversa la carlingue, juste derrière, au niveau de ses reins. Edward n'avait même plus la force de trembler. Il se recroquevilla, à peine, dans l'ombre dégoulinante de la banquette, ...et commença à prier. Il n'avait jamais été très pieux ; à vrai dire, avant le départ de ses parents, il ne pensait qu'à faire rire et jouer dehors, dans la rue — il aurait bien aimé croire que quelque chose le protégeait mais les événements lui avaient prouvé le contraire. Le Temple de Greater Grace n'était qu'un mauvais moment à passer en fin de semaine. Il ne savait pas si sa situation lui permettait de croire en quoi-que-ce-soit, à vrai dire. Il avait peur. Il récita dans sa tête les premiers mots qui lui vinrent. Our Father, who art in Heaven, Hallowed be Thy name...
« Hé, Yéti. Qu'est-ce qu'il y a ? »
Encore ces mots.
Ed se figea soudain.
"Qu'est-ce qu'il y a ?"
Ça, il connaissait.
À vrai dire, il aurait dû commencer le français en septième année, et les événements ne lui avaient pas laissé ce luxe. Le peu de mots qu'il baragouinait, c'était monsieur Sullivan qui les lui avait appris. Il se souvenait encore de la lumière ténue du bureau, de l'odeur, aussi, de velours vieilli, — et puis son fauteuil ancien, dans lequel il s'asseyait toujours...
« Bonjour, comment t'appelles-tu ? »
Il s'humectait les lèvres, à l'époque, répondait en articulant bien.
Qu'est-ce qu'il y a. What is this that it has there.
Qu'est-ce que c'est que ça. What is this that it is that this.
« Je m'appelle Edward King. Et toi ?
— Je m'appelle Joshua Sullivan. »
Un grattement à la porte l'arracha à ses pensées, les mains encore crispées autour du crâne, comme pour s'emmêler les os en position fœtale, et prendre le moins de place possible, et être mort pour le reste du monde. Blam, blam, blam. Son cœur qui battait trop fort tambourinait contre ses propres tympans. Il aurait voulu pleurer. Un froid soudain lui roula dans les veines lorsque le bruit de la portière lui résonna dans la tête. Clac.
...Puis, un grand carré de soir s'étira brusquement sur lui, alors qu'un inconnu ouvrait en grand la portière.
Je suis mort.
Ce fut la seule chose qui vint dans l'esprit aigu d'Edward, saturé d'un soudain acouphène de terreur, et puis —
« ...Bé. C'est moi qui te fais peur comme ça ? »
...Au lieu de ça, Ed n'entendit que le bruit de courtes pattes qui bondissaient dans la voiture ; l'instant d'après la grosse tête hirsute d'un chien de poche, un solide petit Cairn Terrier en retard de croissance, se fourra sous son coude, braquant sur lui le regard curieux et inquisiteur de deux gros yeux noirs. Ed se prit en gros plan une truffe humide et laissa échapper un glapissement de surprise.
« C'est Yéti, » fit une voix masculine, derrière, celle qui parlait français. « T'en fais pas, c'est un gros pot de colle parce qu'il a jamais été sevré mais il est très gentil. Il a juste une tendance à mâcher toutes les chaussettes qu'il trouve. »
La silhouette s'accroupit à la hauteur d'Edward, toujours recroquevillé dans le fond de la vieille Chevrolet Camaro, — éclipsant brièvement le soleil. Ce fut à cet instant précis que ledit Yéti décida de mâcher la chaussette d'Edward.
« Qu'est-ce qu'il fait ?! » glapit, donc, Edward, en anglais.
« Comment ça, "ouat is he douingue" ? Je viens de te dire qu'il mâchait les chaussettes des gens, » râla la voix. Du coin de l'œil, Ed eut l'occasion d'accrocher une demi-seconde de son visage. C'était un homme — assez indéniablement, malgré les longues mèches de cheveux aile-de-corbeau vaguement sales qui lui tombaient dans le visage comme d'épais traits d'encre. Les traits étaient aigus, presque anguleux, — pointus, le nez busqué et les pommettes hautes. Il y avait quelque chose d'obscur sur le visage, émacié par autre chose que le temps, et puis cette pâleur quasi-moribonde qui ombrait de grands yeux d'un gris de pierre tombale, très pâles — cerclés de noir comme ceux d'un corbeau freux ; il portait un drôle d'habit noir, un ensemble passe-partout et pourtant étrangement suranné. La chemise sombre et la mise ancienne qui soulignait sa drôle de silhouette en fil de fer remontaient à loin, encore, dans l'histoire. Une seule chose frappa Edward, peut-être dans la façon dont la grisaille crépusculaire enveloppa soudain sa silhouette au moment où il lui jetait son premier regard ; cet homme ne venait pas du Michigan.
...Et il n'était même pas sûr qu'il soit de cette époque.
« Vous...vous venez aussi de Lawrin ? » balbutia-t-il d'une voix tremblante, avec un accent à couper au couteau.
Il s'entendit parler plus qu'autre chose ; la stupidité de sa réaction le fit cligner des yeux, alors que son bras gauche était pris d'un inexplicable tressaut de recul, comme par réflexe. Mais l'homme ne semblait pas agressif. Il fronça les sourcils.
« Laurine ? De quoi — attends. »
L'homme soupira, baissa la tête, comme pour bien respirer avant de dire dire quelque chose de plus gros que lui. Edward s'autorisa à se déplier, un peu. Il devait se concentrer. Fort. Essayer de se rappeler du peu de français qu'il connaissait.
...Et lorsqu'il parla, ce fut en s'astreignant à un ton calme et posé — presque celui d'une grande personne. Ed devina que l'inconnu était habituellement loin de se comporter comme une grande personne.
« Déjà, ...comment tu t'appelles. Ensuite, pourquoi est-ce qu'on dirait que tu as vu la mort. Après je voudrais savoir la date d'aujourd'hui, et enfin, ... »
...Il brandit sous le nez d'Ed un vieux stylo quatre couleurs.
« ...Bon sang, dis-moi à quoi sert ce truc. »
Edward avait fini par laisser rentrer l'homme dans la vieille Chevrolet Camaro. Il ignorait totalement s'il s'agissait d'une bonne ou d'une mauvaise idée. Probablement une mauvaise, peut-être — Edward n'avait jamais été très bon en bonnes idées — mais une partie de lui-même se disait que, non. Si Mr Sunshine avait tenté une embuscade, quelle qu'elle fut, ...il n'aurait pas envoyé un inconnu si...
...Si bizarre.
Edward resserra un peu ses bras autour de lui-même, comme pour se protéger du froid — son vieux blouson en synthétique usé ne le protégeait plus vraiment depuis longtemps. Il avait peur de la toux, surtout. Avec son asthme et la péremption imminente de sa recharge d'albuterol, le moindre rhume pourrait avoir des conséquences...il ne voulait pas penser à un adjectif.
Presque timidement, il jeta un regard en biais à l'inconnu. À vrai dire il ignorait s'il s'agissait de défiance ou d'un repérage de terrain, mais ses réflexes épuisés lui répétaient : ne le quitte pas des yeux.
Yéti s'était allongé dans ses pieds et ronflait un peu.
« Donc. » Fit Edward, en un français à couper au couteau, à voix basse — et elle tremblotait très légèrement parce que l'adrénaline ne retombait jamais vraiment, et aussi parce qu'il n'avait plus parlé depuis si longtemps. Plic-iti-ploc-plic. L'eau continuait à ruisseler au carreau, traçait des sillons grisâtres le long de la carlingue. Le bruit avait cessé d'être rassurant pour Ed depuis longtemps. On ne peut pas être aux aguets dans une telle situation. « Tu...t'appelles...Rasmus, n'est-ce pas ?
— Exact, » acquiesça l'autre. « Rasmus Hiljainen. »
L'inconnu resserra un peu ses genoux contre lui, le regard dans le vague. Edward nota l'ongle de sa main gauche, l'auriculaire — il était totalement noir. Comme déjà mort mais oubliant de tomber. Il y réfléchit et décida finalement que ça serait probablement très déplacé de poser la question.
« ...Et toi ? »
Edward haussa les sourcils, pris de court. « Euh — Ed — Edward. Edward King.
— D'accord.
— Oui.
— Super. » Rasmus baissa les yeux vers Yéti. Le petit chien rêvait qu'il courait.
« ...Explique-moi cette histoire avec ton Mr. Sunshine, » demanda-t-il d'une voix sombre, sans prévenir.
Edward sentit un frisson glacé lui frémir dans les os. Il n'aimait pas — même, prononcer son nom à haute voix. C'était superstitieux, peut-être, mais à quoi d'autre se raccrocher ? Il avait pour seule ligne d'horizon ce parc de fous et son vieux carnet. Les racines tordues, les petits chemins, — l'ombre sordide du petit pont qui enjambait les remugles d'un étang laissé à l'abandon. De parc, le lieu n'en avait que le vague nom ; un kiosque, un carrousel, ...et parfois le souvenir grinçant de quelques attractions d'un autre temps qui rouillaient dans des rictus malsains. L'endroit avait fermé depuis longtemps, une voiture qui n'avait rien à y faire s'y était encastrée dans un arbre, l'intégralité de la vie d'Edward se résumait par de très mauvaises idées depuis plusieurs mois et il venait de laisser entrer un inconnu dans son seul refuge.
Le garçon s'humecta les lèvres, crispant imperceptiblement ses doigts autour de ses tibias.
« Mr Sunshine, » se lança-t-il dans son français bancal, « est le...le mascotte du parc. La mascotte. Pardon. Je ne sais pas ce qu'il est, dessous. » (L'homme porta deux doigts à son crâne et grimaça, mais ne l'interrompit pourtant pas.) « C'est un gros animal, roux, la tête rentrée dans-dedans. Je crois c'est un rat musqué. » Rasmus sursauta, surpris.
« Le gros animal avec des dents jaunes ?
— Maintenant, imagine ça qui marche par nuit et qui te cherche à cache-cache. » Rasmus eut une seconde grimace. L'image était évocatrice et il aurait aimé l'effacer de sa mémoire à court terme.
« Tu veux jouer à cache-cache avec lui ? » demanda-t-il doucement.
Edward se sentit presque tressaillir, resserra ses genoux contre son torse, par réflexe. Non, il ne fallait pas pleurer devant des inconnus. Il ne voulait pas que le picotement dans ses yeux puisse se voir. « Non, » avoua-t-il dans un souffle, évitant sciemment le regard de Rasmus. Ce dernier hocha doucement la tête.
« Ça résout le problème. »
Il sembla hésiter une seconde à continuer, avant de lâcher platement :
« Euh, d'ailleurs, Ed, je crois que tu devrais savoir, ...à mon avis, je suis mort. »
Edward eut un demi-instant l'espoir d'avoir mal déchiffré cette langue qu'il ne maîtrisait que très mal — une crampe d'illusion dans le ventre qui ne tint pas bien longtemps ; la façon dont Rasmus reprit lui arracha cette dernière foi et fit sombrer ses tripes dans ses entrailles. « Je suis né en 1907, » poursuivit Rasmus en passant pensivement une main sur la fourrure de Yéti. « Comme tu me vois, rien qu'hier, on était en 1936. Et pas ici. Pas en...Amérique. » Il jeta un regard à Edward, avant de reprendre : « enfin, c'est un peu compliqué, je suis probablement projeté dans mon fantôme futur, j'ai arrêté de poser de questions. La routine. » Il haussa les épaules. Edward sentit le sol se dérober très lentement sous lui, comme une chute libre au ralenti. Il n'avait pas demandé encore plus d'instabilité, mince — « tu...attends. La routine ?! »
Rasmus releva les yeux vers lui, le regard soudain grave. « Je suis médium, Ed. Je suis capable de parler aux morts par le biais de n'importe quelle ligne téléphonique. Si une de mes collègues me projette dans ma forme ectoplasmique de 1984 pour répondre à un appel au secours, j'appelle ça un lundi, je prends mon café et j'y vais.
— Mais — ça n'explique pas le voyage temporel — » Protesta Ed —
« ...Apparemment, l'âme observe un état superposé selon l'axe des temps, au même titre qu'elle possède une fonction d'onde pour sa répartition spatiale, ce qui explique que les fantômes puissent traverser les murs, » le coupa Rasmus, le visage neutre. « Elle n'est pas vraiment influencée par le temps comme un phénomène matériel, en fait, on ne peut même pas parler de fonction d'onde. Mon corps est mort mais l'invariance de l'âme selon la variable temps fait que Cora peut, par des moyens tellement tordus qu'ils donnent envie de manger de la poussière, ...me translater selon cet axe. »
Il y eut un silence vraiment très gênant. La pluie battait toujours au carreau ; l'habitacle était baigné d'une lumière grise, striée par projection des sillons d'eau qui ruisselaient sur le polyvinyl. D'ici, des lignes d'ombres serpentaient sur leurs visages comme des larmes.
« ...Je te rappelle que je suis niveau beginner en français, » lâcha finalement Edward.
« T'en fait pas. Je paraphrase feu un collègue fou. C'est lui qui gère. Moi non plus j'ai rien compris, » marmonna Rasmus. Son visage se ferma, très légèrement, comme s'il réfléchissait. « On a reçu un message, en fait. Un appel au secours. » Il soupira, hésitant à entrer dans les détails, avant de lâcher : « ...en 1936, donc. Le nécrophone — ne pose pas de questions » anticipa-t-il avec un regard net à Edward — « ...a capté un signal inexplicable. Du morse. En fait, c'est ce que Marie a déterminé.
— Comme le signal Wow ? » osa Edward, les yeux légèrement brillants pour la première fois depuis des mois déjà. Rasmus le dévisagea une seconde, avant que le garçon n'élude : « ...pardon. Désolé. Continue.
— Il n'y a rien à continuer. » Rasmus releva les yeux vers Edward, avant d'ajouter : « ...tout pointait vers toi. C'est là qu'ils ont envoyé mon âme. »
Il marqua une pause, semblant vouloir sonder le garçon du regard. Edward déglutit ; il n'avait jamais été à l'aise avec les regards des autres — encore moins maintenant qu'il devait se cacher là, au fond d'une voiture, pour échapper à l'ombre grouillante d'un genre de rat musqué. Il détestait l'idée. L'image ne partait pas. Et, si elle pouvait sembler grotesque, ...c'était le grotesque qui le glaçait.
« ...Edward King, » reprit gravement Rasmus, « ...as-tu envoyé par n'importe quel moyen un signal d'appel à l'aide par le temps et l'espace ? »
Edward se raidit.
Non, bien sûr que non. Il n'était pas garçon à se plaindre, il encaissait, et c'était tout. Il se souvenait encore de la voix faussement compatissante de cette femme, du Michigan Department of Social Services, cette phrase : ton papa et ta maman sont partis pour un très long voyage. Il n'avait pas pleuré. Il avait été courageux. Ed était un taiseux. Il se mettait la main sur la bouche pour qu'on ne l'entende pas crier.
Et pourtant —
...Pourtant, il se disait aussi que, parfois, certaines détresses étaient si fortes qu'elles devaient bien pousser un cri.
On voit les larmes, on entend les hurlements, on goûte le sel et le sang et tout le reste — il était persuadé que la douleur devait bien dégager mille fois plus de signaux qui s'envolaient au-dessus des autres et se perdaient, quelque part, dans le cosmos. Peut-être qu'elles se coinçaient entre Véga et Capella et que c'était pour ça que Ed les imaginait si fort au-delà de la couche de nuages et du flou fracassant de la pluie qui redoublait. Peut-être qu'on l'avait entendu.
...Alors, presque timidement, il tira son petit carnet de sa poche et l'ouvrit à la page qu'il avait remplie, de mots serrés, qui s'enchevêtraient comme un sanglot d'enfant.
À L'AIDE
Et c'était écrit partout. De toutes les couleurs, et l'humidité faisait baver l'encre. Les mains d'Ed tremblaient très légèrement quand il le tendit à Rasmus. Est-ce qu'on pouvait voir les larmes dans ses yeux ? Il espérait que non. À L'AIDE. Une bonne centaine de fois. Le regard du médium tomba sur le papier, couvert de gros traits noirs forcés jusqu'à n'en plus transparaître. Il eut le bon goût de ne pas critiquer. Plic-iti-ploc-plic. Ça redoublait, au-dehors.
...Au lieu de ça, il lâcha seulement un « ...oh. » silencieux.
Ed n'osa pas tout de suite relever les yeux.
...Et ce fut à ce moment qu'il l'entendit.
Avec les mois, son ouïe s'était affinée — au moins, du reste, pour le percevoir. C'était une infime vibration dans le sol, à peine moins que la paranoïa d'une présence. Le pire, c'était le frrrsh répété d'une pièce de tissu qui frotte contre le sol, s'avance par à-coups comme traînée par une ombre.
Le cœur d'Edward se glaça, et, par réflexe, ...il enfouit sa tête dans ses mains. Entre ses bras son souffle faisait comme un écho étouffé et il ne restait plus que ça. Bam, bam, bam. Frrrsh. C'était lent, mais il savait qu'il tournerait en rond, comme tous les soirs, et parfois l'appellerait.
C'était sa queue, qui traînait par terre.
« Edward ? »
Rasmus avait eu le bon goût de ne pas parler trop fort, mais le garçonnet n'eut pas la force de lui dire de se taire. Comme tous les soirs il devenait une statue de sel, écoutait sa respiration, entre ses bras, le cœur assourdissant, comptant les secondes en espérant qu'il ne le trouverait pas. Pourquoi n'avait-il jamais vérifié la vieille Cabriolet Camaro ? Il l'ignorait. Peut-être pour jouer avec lui.
Rasmus redressa la tête, ne prit pas le risque de jeter un regard dérobé vers l'extérieur. Ça s'approchait. Il ne fallait pas être mathématicien pour faire l'addition, et cette chose n'avait rien d'humaine.
« ...C'est lui, c'est ça ? » chuchota-t-il.
Edward parvint à hocher faiblement la tête, sans bouger.
Ça tombait à pic.
Les choses non humaines, ...c'était sa spécialité.
Rasmus saisit le crucifix à sa ceinture, le serra entre ses doigts, comme pour s'ancrer dans l'instant.
J'appelle ça un lundi, je prends mon café et j'y vais.
« Edward, je vais t'apprendre une toute nouvelle expression en français : ... » souffla-t-il à voix basse.
Son regard se planta sur la poignée de la portière arrière — et ses yeux semblèrent se durcir, soudain.
« ...Ça va chier. » gronda-t-il,...
...Avant d'ouvrir brusquement la porte.
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