Chapitre 2
— Ne restez pas là, vous n'avez rien à faire ?
— Si, monsieur.
Les deux jeunes filles qui discutaient dans le couloir tournèrent les talons et disparurent plus loin. Bellamy soupira. Aujourd'hui, il était assigné aux couloirs d'un quartier où vivaient une vingtaine de couples récemment mariés.
Pour la majorité très jeunes, vingt ans et moins, ils ne se comportaient pas comme des époux, mais plutôt comme de grands enfants et passaient leur temps à discuter entre garçons ou entre filles sans se préoccuper de leur moitié. Et même si cela ne le regardait pas, Bellamy était suffisamment à cheval sur les lois de l'Arche pour empêcher ça au maximum.
L'obligation de mariage sur l'Arche avait été instaurée dix ans après le Grand Exode, il y a quatre-vingt ans, en même temps que la loi du bébé unique car en dix petites années, les trois cent dix-huit survivants de la Grande Guerre avaient réussi à pondre plus d'enfants qu'ils n'étaient de rescapés si bien que le nombre de bouches à nourrir sur chacune des stations avait doublé en une décennie et les réserves alors prévues pour un siècle, avaient été sévèrement entamées.
Le Conseil, un membre par station ainsi qu'un Chancelier élu parmi eux, avait alors décidé de limiter les naissances tout en les obligeant. Ainsi, à vingt-et-un an, majorité à bord de quasiment toutes les stations, puis de l'Arche par la suite, une jeune femme devait commencer à chercher un époux, peu importe quel âge il avait, à condition qu'il n'ait pas déjà un enfant.
C'était une chose relativement simple à faire et les jeunes hommes qui n'avaient pas encore d'enfants avaient en général tous moins de trente ans. Cependant, beaucoup de ces jeunes ne se voyaient pas responsables de famille, et encore moins parents, alors ils repoussaient l'heure fatidique aussi loin que possible, mais finissaient toujours par céder, n'ayant aucune envie de se retrouver mis de côté par le peuple entier de l'Arche et de finir par mourir seul.
Bellamy songea brusquement que du haut de ses vingt-deux ans, il était dans la liste potentielle des futurs époux. Il n'avait pas d'affinité particulière avec les enfants et quand il se retrouvait à surveiller la « petite classe », il appréciait quand il retournait à de simples missions de surveillance dans les couloirs... au calme. Il n'avait pas non plus de petite-amie ou de fille dans son radar. Il les regardait, bien évidemment, mais jusqu'à maintenant, aucune n'avait été à son goût.
En tournant au coin du couloir, Bellamy entendit un rire et tourna la tête. Il reconnut immédiatement Clarke. Elle était avec deux amis, dont, Wells, le fils du Chancelier. L'autre fille, il ne le connaissait pas, mais son visage lui était familier. Il devait sans doute avoir déjà vu sa mère ou son père. Tous trois sortaient de classe, leurs sacs en bandoulière, et aucun ne l'avait remarqué dans son uniforme sombre au milieu du couloir mal éclairé.
Regardant Clarke rire, Bellamy pinça les lèvres. Sa première rencontre avec la jeune fille datait de trois semaines en arrière, et si lui ne l'avait pas oubliée – on ne rencontre pas la fille du Médecin-Chef de l'Arche tous les jours –, elle, elle l'avait sûrement oublié depuis longtemps.
Après tout, elle n'avait que seize ans et sans doute des préoccupations plus de son âge que les garçons... Bellamy secoua la tête et retourna à son travail.
Au bout du couloir, cependant, Clarke cessa de rire et le regarda s'éloigner. Lucia se pendit à son bras.
— Dis donc, ce n'est pas ton beau sauveur ténébreux, là-bas ? demanda-t-elle avec un sourire en coin.
Clarke s'écarta, surprise.
— C'est quoi ce ton et ce sourire ? demanda-t-elle.
Lucia recula et sourit.
— Oh, rien... Rien du tout...
Elle se détourna alors avec un grand sourire pour rejoindre Wells qui s'était éloigné et les attendait plus loin, et Clarke haussa les sourcils, ayant du mal à comprendre où voulait en venir son amie. Oui, ce garde l'avait aidée, mais ça remontait à trois semaines et c'était tout. Pas de quoi en faire tout un plat, si ? Haussant les épaules, Clarke rejoignit ses amis et ils reprirent le chemin pour rentrer chez eux après la journée d'école.
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Assise en tailleur sur son lit, Clarke lisait un livre. Du moins, c'était un épais feuillet de papier avec une couverture un peu plus épaisse. Le tout était écrit à la main, en petites majuscules parfaites et Clarke reconnaissait l'écriture de la mère de Lucia. Elle l'avait sans doute recopié plusieurs années plus tôt, mais il était encore en très bon état pour un livre qui avait sans passé entre plusieurs centaines de mains depuis sa reproduction.
Clignant des yeux, Clarke regarda son livre et soupira. Elle le referma et se frotta le front en marmonnant. Pourquoi est-ce que son esprit se perdait comme ça depuis quelques temps ? D'habitude, elle ne s'égarait jamais, elle restait concentrée en permanence sur ses tâches, quelles qu'elles soient, mais depuis que ce garde l'avait tirée d'une mauvaise rencontre en perspective, elle se surprenait à laisser dériver son esprit de plus en plus souvent.
On toqua soudain contre sa porte et sa mère passa la tête par l'embrasure.
— Tout va bien, mon cœur, tu es enfermée ici depuis ton retour de l'école... ?
Clarke sourit en hochant la tête.
— Je suis juste fatiguée, je pense, répondit-elle. On a eu deux interrogations ce matin et une cet après-midi, la période des examens approche et c'est de plus en plus dur.
Abby sourit.
— Je vois. Le dîner est dans deux heures, ajouta-t-elle. Ne sois pas en retard, d'accord ?
— On ne part pas ensemble ? demanda Clarke, étonnée.
— Non, ton père n'est pas encore rentré et je dois me rendre à l'Infirmerie pour une urgence.
— Ah, d'accord. À plus tard, alors...
— À plus tard, chérie.
Abby sourit puis referma la porte et Clarke grimaça. Deux heures à attendre toute seule ici ? Elle regarda son livre puis le reposa sur son oreiller et décida d'aller se promener dans la station. Il était dix-sept heures trente, elle était rentrée depuis une heure de l'école et elle n'avait pas l'intention de végéter encore deux heures. Elle s'habilla donc et quitta l'appartement. Elle passa devant l'appartement du père de Wells, le Chancelier Jaha, en sachant parfaitement qu'il n'y avait personne à cette heure-là, Wells devant réviser quelque part, sans doute à la bibliothèque, et le Chancelier devant être sur Go-Sci, l'immense anneau qui abritait tout l'équipement électronique de l'Arche. Il y passait beaucoup plus de temps que dans son bureau, c'était une évidence, et si on le cherchait, on avait plus de chances de le trouver dans l'anneau qu'à la Chancellerie.
Clarke passa aussi devant l'appartement de Lucia qui n'était pas là non plus à cette heure de la journée, mais à son cours de couture.
L'emploi du temps des moins de dix-huit ans sur l'Arche était strict et personne ne pouvait se soustraire bien longtemps aux différentes heures de cours et matières enseignées. Cependant, il y avait toujours la possibilité d'augmenter ces heures et Lucia ne s'en privait pas. Elle adorait coudre et avait même émis l'idée de confectionner des nouveaux vêtements avec les anciens trop abîmés pour être recyclés. Son idée fonctionnait pour les pantalons et les chaussettes, notamment, et elle testait actuellement pour les t-shirts et les pulls, mais ce n'était pas très concluant car il fallait parfois récupérer des morceaux de tissu sains de la taille d'une main, voire plus petit. Cela donnait donc un patchwork de tissus colorés qui ne serait pas forcément au goût de tous...
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Un petit sac à dos entre les omoplates, contenant sa tablette numérique et une bouteille d'eau, Clarke erra dans les couloirs d'Alpha pendant un long moment, les mains dans les poches. Elle serait bien allée voir son père sur Power mais l'accès aux salles des machines était strictement réservé aux personnes munies des accréditations nécessaires et elle se ferait sans doute refouler à l'entrée, même si elle était la fille de l'Ingénieur en Chef...
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— Tu vas aller faire ta ronde de nuit sur Alpha, ce soir, Blake.
— Alpha ? Pitié, c'est tellement calme là-bas la nuit qu'on risque de s'endormir en marchant !
Deux gardes rigolèrent et Bellamy haussa les épaules. Il avait raison, la nuit, sur la station Alpha, tout le monde était sagement dans ses appartements à dormir, personne ne se promenait dans les couloirs. Alpha était essentiellement constituée de scientifiques et d'intellectuels variés qui se couchaient tôt et se levaient tôt. Certains, comme le Docteur Griffin, pouvaient cependant être rencontrés dans les couloirs, du fait de leur travail qui nécessitait une présence quasiment constante, mais ça encore, ça restait rare.
— Bon, tu prends, ou pas ?
— Ouais, ouais...
Bellamy soupira puis se détourna. Il était garde depuis cinq ans maintenant et tout se passait très bien, il n'espérait cependant pas prendre du galon parce que les chefs actuels n'avaient aucune intention de laisser leur poste avant d'être trop vieux pour l'assurer, ce qui n'arriverait pas avant au moins quinze ou vingt ans. Mais Bellamy s'en fichait. Il avait un travail et il pouvait ramener des extras à sa mère, Aurora, sous forme de vêtements moins usés, de friandises aussi parfois.
Attrapant son scanner et sa matraque électrique dans son casier, le jeune homme quitta le poste de garde et prit la direction d'Alpha. Il devait traverser la moitié de l'Arche pour ça, mais il avait son passage secret et au lieu des deux heures normalement nécessaires, il mit trente-cinq minutes pour accéder à l'entrée d'Alpha et décida de prendre sa pause maintenant puis d'aller dîner et de commencer sa garde à vingt heures.
C'était ça qu'il aimait dans ce job, c'était qu'on n'avait personne sur le dos. À partir du moment où vous faisiez votre travail, on ne venait pas vous ennuyer avec un inspecteur qui vous suivait à la trace pendant tout votre ronde.
Bellamy décida d'aller observer la Terre pendant son heure de pause. Pour cela, Alpha avait des baies d'observation aménagées pour permettre à une vingtaine de personnes de s'installer confortablement et de regarder dehors. Elles n'étaient quasiment plus occupées, sinon par les élèves de moins de dix ans, lors des cours d'Observation Terrestre. Mais l'école était terminée et Bellamy savait qu'il serait tranquille à cette heure-là.
La porte coulissa devant lui en grinçant légèrement et il franchit le seuil. Aussitôt, la pièce sembla s'activer et le mur en face de lui afficha alors une splendide vue de la Terre. Ce n'était pas une fenêtre, une telle ouverture dans un vaisseau spatial était inconcevable tant la pression extérieure était importante. Non, c'était une caméra qui montrait l'extérieur en temps réel et en haute définition, et Bellamy s'assit sur un des sièges un peu fatigués en observant un magnifique orage à la surface de la planète. Il n'avait jamais entendu le bruit d'un orage, le craquement des éclairs, autrement que dans une vidéo, mais ce qu'il voyait depuis la baie lui suffisait.
L'énorme rouleau de nuages gris avec ses éclairs qui fusaient était impressionnant et le jeune homme songea que ce qui se trouvait juste en-dessous devait dérouiller...
— Est-ce qu'il y a des gens qui vivent sur Terre, tu crois ?
Bellamy sursauta et tourna la tête. Il reconnut immédiatement Clarke et grimaça.
— J'en doute, ils nous auraient déjà contactés, répondit-il.
Clarke, les bras négligemment croisés autour de son torse, baissa la tête et entra dans la pièce. La porte se referma dans son dos et elle s'approcha de l'affichage plus grand qu'elle. Bellamy l'observa un moment.
— Tu es la fille que j'ai « sauvée », l'autre jour, c'est ça ? demanda-t-il même s'il le savait parfaitement. Clarke Griffin... la file du doc.
Clarke sourit et se retourna en hochant la tête.
— Bellamy, dit-elle en penchant la tête sur le côté. Le garde au grand cœur...
— Pas si grand que ça, je te rassure, répondit celui-ci en se levant.
Le siège protesta et Bellamy s'approcha de l'affichage et observa l'orage. Il tendit la main et toucha le panneau de métal glacé.
— Les véritables baies d'observation auraient été trop risquées, dit Clarke en pinçant les lèvres, sachant parfaitement à quoi pensait le jeune homme.
Bellamy serra le poing.
— Qu'est-ce qu'une jeune fille de seize ans fait ici toute seule ? demanda-t-il alors en se tournant vers elle.
— Je me promène, c'est tout, en attendant le dîner. Et toi, que fais-tu ici, monsieur le garde ?
— Je suis en pause jusqu'après le dîner. Et ensuite je suis de garde sur Alpha toute la nuit.
Clarke hocha la tête.
— Je ne t'avais encore jamais vu sur Alpha, dit-elle en reportant son attention sur la Terre.
— Sans doute parce qu'une petite princesse comme toi est déjà couchée quand je viens faire ma ronde... railla Bellamy.
Clarke fronça les sourcils et serra les lèvres. Elle ne répondit rien puis regarda sa montre et soupira.
— Encore une heure avant le dîner, tu veux marcher avec moi ? demanda-t-elle.
— En quel honneur ?
Clarke pivota vers le jeune homme et haussa les épaules nonchalamment.
— Je ne t'ai pas remercié pour l'autre jour, dit-elle. À vrai dire, j'avais complètement oublié cette histoire et puis Lucia t'a vu dans le couloir, tout à l'heure et tu t'es rappelé à mon esprit...
Bellamy grimaça et haussa les épaules.
— Je n'attendais aucun remerciement, de toute façon, dit-il alors. C'est juste mon boulot.
Clarke passa sa langue sur ses lèvres puis s'éloigna vers les sièges et soudain, s'y assit.
— Plus de balade ? demanda Bellamy, un poil narquois.
— Pas de balade. Tu devrais retourner à ton travail.
Le ton était sec et Bellamy fronça les sourcils. Il regarda la jeune femme puis quitta la baie d'observation sans un mot de plus, mais avec une étrange impression au creux de l'estomac. Et il savait que ce n'était pas la faim...
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