Chapitre 8
Asher
Je remue les épaules dans une vaine tentative de détendre les manches du tee-shirt que je viens de voler. Cette pratique va à l'encontre de mes valeurs, mais je n'ai pas eu d'autres choix que de récupérer des vêtements qui séchaient dans un jardin pour réussir mon infiltration. Si je veux être en mesure de prendre en filature le groupe que j'ai repéré, il faut que je puisse me fondre dans le décor. La personne à qui j'ai emprunté les habits n'égale pas ma carrure : les manches de mon haut et les jambes de mon pantalon sont trop courts. En bref, j'ai l'air d'un pingouin.
Je m'en grillerais bien une en attendant qu'ils terminent. Pourquoi ces personnes se sont-elles débarrassées de la meilleure invention que j'ai connue ? Je préfèrerais presque les aider plutôt que d'attendre dans mon coin. Presque.
Lorsque les travailleurs se dispersent enfin, je sors de l'ombre pour suivre à quelques mètres de distance mes cibles. J'essaie d'adopter un comportement semblable à celui de ceux qui m'entourent tout en gardant la tête baissée. Je sais que mon regard vif ne saurait cacher l'envergure des idéaux que je porte. Je tente de reproduire leur démarche assurée, mais je marque un temps d'arrêt en les voyant entrer dans un supermarché. Une appréhension s'empare de moi alors que je les suis. Je feins un air assuré et parviens à passer devant le gardien sans souci.
Je m'empresse de prendre la direction du rayon des boissons dans lequel j'ai vu les autres garçons disparaître, et les suis ensuite jusqu'au rayon des produits ménagers. Je fronce les sourcils en les apercevant remonter toute l'allée jusqu'à la porte de ce qui semble être une réserve. Je fais mine d'observer un produit quand ils jettent un rapide coup d'œil autour d'eux avant de pousser le battant. Étrange. Tout en eux connote un comportement suspect. Je décide de laisser passer deux minutes avant de m'approcher à mon tour de la porte l'air de rien. De l'autre côté, rien de surprenant ne m'attend. Je me trouve bien dans une réserve apparente. Le sol est gris sans rien pour le recouvrir, et des stocks de denrées sont empilés un peu partout. Pourtant, il doit bien y avoir autre chose.
J'évolue à pas prudents. Ma main est plaquée sur la poche gauche de mon pantalon, là où mon couteau est planqué, prêt à être dégainé. Je jette des regards appuyés derrière les piles de stocks à la recherche du moindre élément anormal. Où ont-ils bien pu passer ? J'ai à peine le temps de me faire la réflexion qu'un mouvement attire mon attention. Les réflexes du métier me permettent d'attraper la barre en métal juste avant qu'elle ne vienne frapper ma nuque. Merde, ce sont des sauvages !
Je remonte mes yeux vers le gars qui tient la barre qui vient de chercher à me tuer pour tomber sur un homme que je n'ai jamais vu de ma vie. Cheveux noirs, épais sourcils froncés de la même couleur, il arbore un air clairement menaçant. Derrière lui, mes fuyards froncent les sourcils. Visiblement, j'ai été repéré. Je conserve mon couteau en sécurité, je ne veux m'en servir qu'en dernier recours. Je n'oublie pas que je désire m'allier à ces hommes. Je maintiens d'une main de fer la barre dont l'homme cherche à reprendre le contrôle pour m'asséner un nouveau coup.
— Du calme, je suis avec vous, je tente de le relaxer.
Il ne me croit pas et se démène avec plus d'ardeur. D'un côté, je suis rassuré qu'il ne se relâche pas avec de simples paroles, une résistance doit s'effectuer avec la plus grande minutie et un contrôle pointilleux. Même si j'avoue qu'en ce moment même leur prudence ne m'arrange pas.
D'un geste brusque, je tire la barre dans la direction et la surprise lui fait suivre le mouvement. Je tente alors de dégager ses mains par un coup de pied vif, mais il me surprend en lâchant toute prise lorsque je m'apprête à le toucher.
— Tu cherches à nous faire arrêter ? éructe-t-il.
— Au contraire, j'élève la voix à mon tour, frustré par ses insinuations.
— À d'autres ! Tu viens juste d'essayer de me toucher !
Je cligne des yeux, perdu.
— Heu... ouais. Pour te faire lâcher la barre avec laquelle tu essaies de m'atteindre.
Il secoue la tête, visiblement pas convaincu.
Cet échange incongru attire trop tard mon attention sur le projectif qui m'atteint en plus sur l'arcade sourcilière. Je m'aperçois alors qu'un des travailleurs vient de m'envoyer un caillou et que du sang se forme déjà au-dessus de mon œil. Mais putain, c'est quoi leurs méthodes de combats à ce siècle ?
Ma patience atteint ses limites et je fais un grand geste théâtral pour raffermir ma poigne sur la barre. Je ne compte bien sûr pas les frapper avec, simplement les intimider un peu. Je ne vais pas rester là à me laisser faire comme une victime, même si j'essaie de les amadouer.
— Sérieusement, les gars, je ne suis pas ici pour vous nuire. J'ai cru comprendre que vous n'étiez pas complètement d'accord avec les méthodes du régime, et je pense que nous pouvons nous entendre. Je suis de votre côté.
J'ai conscience de beaucoup m'avancer étant donné que je ne connais rien de leurs intentions et que je ne sais pas à quel point ils sont contre le système en place, mais je n'ai pas le choix. Après tous ces jours de recherche, ils sont la seule piste que j'ai trouvée, la seule peut-être existante dans ce pays endoctriné, alors je dois tenter le tout pour le tout. Tant pis si je dois de nouveau me faire fugitif après.
— D'où est-ce que tu viens ? Tu as un accent bizarre.
C'est toujours l'homme qui m'a attaqué qui parle, et j'en déduis que selon une certaine hiérarchie, il est le chef des autres.
— Je ne suis pas d'ici, je viens d'arriver, j'élude.
— Je ne te fais pas confiance, personne n'entre ni ne sort ne la patrie à part les dirigeants.
Ses poings sont serrés, et je me demande ce qu'il attend pour me porter un coup. Peut-être que ma prise sur la barre en métal l'intimide.
— Et pourtant, je suis là, j'affirme avec tout l'aplomb dont je suis capable.
Je maintiens un regard sévère que je plante dans le sien. Il est important de soutenir ce contact visuel pour lui prouver ma bonne foi.
— Écoutez, j'ai besoin d'en apprendre plus sur le fonctionnement de ce régime. Je pense que vous avez conscience comme moi de toutes les perversités dont cet ordre de pouvoir regorge derrière la prétendue perfection qu'ils offrent. Je suis sûr que nos intérêts peuvent converger.
Leur bande me dévisage longuement, et je me demande comment je dois leur apparaître. Mon accent leur est inconnu, mon attitude et mon comportement doivent aussi leur sembler inhabituels. J'ai besoin d'eux pour m'aider à me fondre dans le moule en apprenant les usages et les coutumes. Il faut qu'ils m'apprennent comment leur société fonctionne.
— Comment te faire confiance ? demande finalement l'homme brun.
La tension n'a pas quitté son visage, mais la menace a laissé place à la méfiance. J'ai conscience que mes prochaines paroles décideront de mon sort, de s'ils me laisseront m'approcher ou pas. Avec des gestes lents pour ne pas les effrayer, je fais passer mon sac à dos devant moi et en sors le livre confié par Maria. Déjà, leurs yeux s'écarquillent devant l'écriture en alphabet latin. J'en sors les photos de monuments, d'art, et de Maria et moi souriants. J'ignore ce qu'ils connaissent du passé, j'ignore ce que ces fragments de vie que je leur mets sous les yeux leur inspirent, mais c'est tout ce que je trouve pour les convaincre.
— Je cherche à restaurer tout ça.
Je me tourne vers les travailleurs.
— J'ai assisté à l'arrestation cet après-midi. J'ai vu combien l'État vous surveillez et combien il écrasait le peuple par sa puissance pour le soumettre. Ces répressions semblent admises par tous, mais j'ai été soulagé de voir que ce n'était pas le cas.
— C'est ce contre quoi nous nous battons, intervient un travailleur en prenant la parole pour la première fois. Tout le monde fait semblant de ne pas voir ce qui arrive à ceux qui n'ont plus assez de points, ils refusent de voir que l'État n'est pas ce gardien qui protège ses enfants comme il prétend, mais qu'il n'hésite pas à se servir de nous comme des...
— Ça suffit, Inglar, tonne celui qui leur est donc bien leur chef. N'en dis pas trop.
Le dénommé Inglar recule avec un air penaud tandis que je le détaille. Il a peut-être dix-huit ans et ne manque pas de la fougue de la jeunesse. La fureur qui règne dans ses yeux bleus semblerait prête à le porter au combat si une certaine timidité ne s'y faisait pas également voir.
L'homme brun soupire avant de reprendre la parole, à mon intention cette fois.
— Bon, on va dire que ça suffira pour aujourd'hui. Reviens demain matin à l'heure du travail, nous avons quelqu'un à te faire rencontrer. Il t'attendra, mais dis-lui que tu viens de la part de Vassili pour t'identifier. Comment t'appelles-tu ?
— Asher, je réponds.
C'est à son tour de cligner des yeux d'un air dérouté.
— A... quoi ? Qu'est-ce que c'est que ce prénom ? Comment ça se dit ?
— Asher, je répète. C'est un prénom dérivé de la cendre d'où je viens.
Je vois la curiosité poindre pour la première fois chez lui.
— Bon, tu seras Pepel alors. [1]
— Pepel ? Hors de question ! je proteste.
J'ai toujours bien aimé mon prénom que je trouve accordé à ma façon d'être. Sa consonance dure en jette et colle bien à mon métier de militaire. De plus, je suis bien trop attaché à son origine américaine. Et il veut que je passe à Pepel ? Jamais de la vie, mon gars. Tu vas apprendre ton premier mot d'anglais, que ça te plaise ou non.
— De toute façon, il te faudra bien un nom de code, dit Vassili en haussant les épaules.
Je reporte le combat quant à mon prénom au lendemain. Je suis parvenu à obtenir un entretien avec eux, j'ai conscience que c'est déjà énorme.
Je finis par rendre sa barre à Vassili puis il m'indique une porte à l'arrière pour rejoindre la rue. Pour la première fois depuis mon arrivée ici, je ressens de la satisfaction. J'avance enfin. Alors que je tourne à une intersection, je tombe nez à nez avec quelqu'un. L'adolescent freine des quatre fers juste avant de me rentrer dedans.
— Ouf, on a eu chaud ! s'exclame-t-il.
À l'entendre, on dirait qu'on vient d'éviter un truc grave. Les jeunes et leur sens de l'exagération...
— Mais... tu saignes ! remarque-t-il en écarquillant les yeux.
Je balaie sa remarque d'un geste de la main.
— J'ai vu pire.
Ses yeux s'allument d'une étincelle sous la curiosité et l'excitation. Qu'est-ce qu'il a, ce gosse, à être excité par du sang ?
Il regarde à gauche puis à droite pour surveiller que personne ne vient et se penche vers moi.
— Tu fais partie d'eux, c'est ça ?
Eux ? Est-ce que par hasard il parlerait du groupe que je viens de quitter ? Par précaution, je préfère jouer la carte de l'innocence.
— Écoute, gamin, je ne sais pas à quoi tu fais référence. Je me suis juste...
Mais je n'ai pas le temps de terminer ma phrase : une fille s'approche de nous, l'air remonté comme une furie. Dans quoi est-ce que je me suis encore embarqué, moi ?
[1] Pepel signifie cendre en russe.
* * *
Et voici le nouveau chapitre d'Asher !
L'action commence à se mettre en place. Que pensez-vous de la rencontre d'Asher avec l'opposition ? De Vassili ?
Nous avons hâte de lire votre avis !
Ame & Ivy
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