7. Gava / Le présent
Aux premiers rayons de l'aube, Alban sortit du lit pour déloger son frère du sien. Sans aucune pitié pour son aîné, profondément endormi, il tira la couverture d'un coup sec en braillant :
— Debout !
Le blond sursauta et faillit s'étaler au sol.
— Mais tu es fou ! hurla-t-il.
— La rigueur de l'armée est bien loin derrière toi, déplora le brun.
— Va-t'en ! grogna Filip en lui jetant la veste en fourrure qui lui faisait office de coussin.
Repoussé sur le pallier, Alban haussa les épaules et entreprit de réveiller Sven. Mais, alors qu'il s'apprêtait à ouvrit la porte, celle-ci manqua de l'assommer.
— Pas la peine ! cria Sven en sortant de sa chambre.
Il sautilla pour finir d'enfiler son pantalon, tituba et se rattrapa de justesse à la rambarde de l'escalier.
— Bien, se contenta de dire Alban. Mange un morceau et aide-moi à préparer les chevaux.
— Tu n'avales rien, toi ?
— Je me réserve pour le buffet royal, fit le brun.
— Je croyais que tu nous y conduisais, uniquement.
— Pourquoi me priver de mets délicieux, si déjà j'y suis ?
Il éluda la méfiance de Sven de son esprit, descendit aussitôt enfiler ses bottes et se hâta pour retrouver les chevaux à l'étable, un épais manteau sur les épaules. Ces derniers hennirent au grincement des gongs. Alban se faufila dans la grange, immédiatement acculé par ses trois bêtes. Il salua Lebrun et Leblanc de fugaces caresses et flatta son étalon, à qui il permit de sortir. Il séparait toujours les hongres d'Önskan pour les repas ; sans cela Önskan volait leurs rations. Il entama donc la distribution des grains. Dehors, l'étalon frappait le battant.
— Ça vient, ça vient ! râla Alban en éparpillant l'orge par-dessus le foin.
Lebrun et Leblanc se ruèrent sur les céréales et le forgeron coupla orge et avoine dans le seau qu'il destinait à sa monture. Önskan ne lui laissa pas le temps de poser le contenant dans la neige que déjà il y fourrait sa tête.
— Espèce d'impatient, attends donc !
Alban repoussa gentiment son cheval avant de céder. Il ne s'éternisa pas davantage et alla remplir le bac d'eau, vidé dans la nuit. Il s'épongea le front au troisième aller-retour et finit sa tâche quand Sven le rejoignit.
— Dis-moi que Filip ne dort pas encore...
— Il s'empiffre de pain, le rassura Sven.
— Il va encore arriver lorsque nous aurons terminé...
Si la fâcheuse manie de son frère à surgir après la bataille l'agaçait déjà en temps normal, là il n'était pas prêt à la tolérer.
— Je lui ferai porter tous les barils ! prévint-il.
Sven rit puis son visage s'assombrit.
— Tu y mets énormément de bonne volonté, c'est étrange, nota-t-il.
— Ingrid ne peut pas aider son père seule, justifia Alban.
Le forgeron récupéra les brides, suspendues à des clous au-dessus de larges caisses en bois. Le métal des mors tinta simultanément avec celui des boucles des sangles, que Sven extirpa des dites caisses. Le blondinet ne comptait pas en rester là. Tout en prêtant main forte à Alban pour le pansage des hongres, il relança :
— Il n'y a que ça ?
— Pourquoi cette question ? s'étonna le suspect en fronçant les sourcils.
Il n'avait pas mis Sven dans la confidence, tout comme Sven ne lui avait pas avoué avoir ferré les chevaux de la Cour et avoir rencontré la princesse. Ils ignoraient tout de leurs liens respectifs avec Kristina, l'héritière du trône ; c'était un secret que chacun gardait jalousement.
— Tu as déjà mis le feu à un château et Filip m'a dit que tu as forgé une épée. Tu nous as promis que tu ne tenterais plus de t'en prendre à la royauté...
— Et je ne vous ai pas menti. Je croyais que nous ne reparlerions plus de ce regrettable épisode... Il appartient au passé.
— Je t'ai accordé une énième seconde chance, mais je n'ai rien oublié. Si tu trahis ma...
— Je ne veux pas de mal à ta chère princesse, coupa Alban. Et c'est Filip qui a déclenché l'incendie.
Il connaissait la fascination de Sven pour la fille de feu Gustave II Adolphe, mais était loin de se douter qu'en grandissant, elle virait en de véritables sentiments. Le blond croisa les bras, agacé que l'ex hors-la-loi se dédouane encore de ses responsabilités :
— Je ne plaisante pas.
— Cette épée est un cadeau, je compte m'excuser. Tu as ma parole, c'est pacifique.
— Et en quel nom ? Elle a eu affaire au Ryttare, pas à toi. Tu comptes te trahir ?
— Non... Mais, en la lui offrant, j'aurai l'impression d'avoir expié mes fautes.
— La meilleure excuse que tu pourras lui faire, c'est de ne plus jamais l'approcher.
Les yeux du brun s'écarquillèrent et il suspendit le démêlage des crins de Leblanc. Piqué au vif par la remarque acerbe de son ancien protégé, il ne pouvait cependant pas en nier la véracité. Il n'avait fait que mettre Kristina en danger, volontairement ou non.
Il n'avait pas le droit de l'aimer, pas après lui avoir fait tant de mal.
— Sven, tu m'en veux pour mon comportement ou parce que j'ai brisé tes rêves innocents ?
— Les deux. Filip et moi avions pourtant essayé de te raisonner... Tu n'as rien écouté.
— Et vous êtes partis. J'ai déjà payé pour mes erreurs en vous perdant. Pourquoi as-tu accepté de revenir et de monter jusqu'à la capitale avec nous si tu me méprises tant ? Et pourquoi me cracher ta rancœur aujourd'hui, alors que tout semblait s'être arrangé entre nous ?!
Sven n'avait rien eu besoin de faire depuis leur déménagement et leur relation était redevenue amicale mais le couronnement imminent de la princesse ravivait ses craintes et ses doutes. Il asséna :
— Je vous ai suivis pour m'assurer que tu ne nuirais plus à personne.
Alban, mâchoire crispée, encaissa l'information. Il comprenait les motivations, certes louables, de Sven, néanmoins, il n'en était pas moins peiné par sa suspicion.
— C'est à cela que lui servent ses gardiens et ses armées..., répondit-il, las de ce règlement de comptes.
— Tu as tout de même failli la tuer.
— L'envie m'avait effleurée, oui. Mais je n'ai jamais attenté à sa vie.
— Des religieux extrémistes le faisaient pour toi, est-ce réellement mieux ?!
— Ils ont échappé à mon contrôle. J'ai été idiot, je l'ai admis, combien de fois faudra-t-il que je le répète ?! Vas-tu m'en vouloir éternellement ?!
— Je ne sais pas, admit Sven.
Alban secoua la tête, incrédule. Lui qui avait cru que Sven avait tourné la page et qu'ils recréaient ensemble un avenir meilleur...
— Filip a lancé les catholiques contre Gripsholm pour me libérer. Tu aurais préféré qu'ils m'y laissent ?
— J'aurais préféré qu'à aucun moment tu ne portes préjudice à notre souveraine, surtout au profit d'un combat que tu ne voyais que comme un passe-temps. C'est à tes fidèles que tu devrais présenter des excuses, pour leur avoir menti en te clamant croyant, alors que tu n'as jamais cru qu'en toi-même !
Le jeune garçon de ferme n'avait jamais cautionné les actes de son acolyte et s'était senti particulièrement bafoué en en comprenant les tenants et les aboutissants. Le Ryttare avait prétexté protéger la population, ce que Sven avait admiré, puis la réalité l'avait désabusé.
Même si cela aurait pu atténuer sa colère, Alban s'était refusé à lui avouer toute la vérité. Ainsi, Sven pensait bonnement qu'Alban avait joui de penchants sadiques, résultants d'une haine envieuse de la monarchie, riche et épanouie. Il ignorait ce que Filip et Kristina, eux, savaient : Alban, orphelin à jamais marqué par l'assassinat de ses parents, avait été aveuglé par un souhait de vengeance bien plus vil encore, et avait sauté sur la premier prétexte pour l'assouvir avec un brin de légitimité.
— J'ai arrêté de jouer, Sven, tu le sais.
Le jeune marmonna, bien décidé à ne pas lâcher Alban d'une semelle.
Ils terminèrent de brosser en silence. Filip apparut joyeusement au moment où Sven ouvrait les portes de la grange pour laisser passer la charrette. Alban n'eut pas même la force de le sermonner et se contenta de lui confier les rênes. Ensuite, il referma les portes à clef, sans oublier de prendre l'épée forgée pour la princesse. Il grimpa dans la remorque et veilla à rester à distance de Sven, dont la proximité lui était désormais pesante.
Filip, qui n'avait rien suivi de l'altercation entre ses deux colocataires, parlait sans relâche, ravi à l'idée de passer la journée avec Ingrid. Il ne nota pas le froid relationnel ambiant avant sa reprise de souffle ; il se retourna, déglutit et se concentra sur la route.
Le vent sifflait dans leurs oreilles ; tous rentrèrent le cou dans leur col, à la recherche de chaleur corporelle à défaut de chaleur humaine.
L'arrivée à l'auberge réserva à Alban un second coup au moral : Aslog étant fiévreux et Ingrid désirant rester à son chevet, les trois hommes se retrouvaient seuls pour la livraison.
— Rentrons, ronchonna Filip une fois dans la rue.
— Tu n'as pas entendu Ingrid ? Elle vient de nous demander d'y aller. L'auberge a un engagement, rappela Alban, nous devons au moins acheminer les fûts jusqu'au château.
— D'accord, on part juste après.
— Vous faites ce que vous voulez, mais je tiens à assister à la cérémonie et au banquet, se positionna Sven.
— Chargeons et nous aviserons en chemin, statua Alban.
Il tâcha de motiver les troupes ; les trois hommes se rendirent à la cave et entassèrent les tonneaux les uns sur les autres. Fatigués, réchauffés par l'effort, ils finirent par se mêler à la foule en direction de Tre Kronor.
— Accélère ! pressa Sven. Les gardes fermeront les portes lorsque les salles seront bondées !
— Nous avons une commande, ils nous laisseront forcément passer, affirma Alban.
— Ils ont plutôt intérêt..., maugréa Filip, dents serrées.
Leurs regards se posèrent avec dépit sur la file ; c'était comme si toute la ville se pressait aux portes du palais. Filip arrêta les chevaux derrière un autre convoi et sauta.
— Qu'est-ce que tu fais ? s'enquit Alban.
— On va décharger ici et ils se débrouilleront pour le reste.
— Arrête, le stoppa Sven tandis que le grand blond attrapait un baril.
— Je refuse de poireauter sous la neige jusqu'à ce que mort s'en suive !
— Tu crois qu'Ingrid sera contente si elle apprend que tu as jeté leur vin sur le bord de la route ?! menaça Sven.
Alban s'interposa entre les blonds, qui s'étaient levés sur la remorque, front contre front. Sven devenait impulsif, presque bagarreur. Comment lui en vouloir, après lui avoir donné deux pitoyables exemples ?
— Ce n'est ni l'endroit, ni le moment, tempéra le brun.
Il montra du doigt les soldats en armure qui patrouillaient de part et d'autre, progressant dans leur direction. Aussitôt, les blonds se ravisèrent et retournèrent s'asseoir.
Les minutes semblèrent s'éterniser puis un garde, après l'inspection scrupuleuse du chargement des villageois précédents, fit une halte à leur niveau.
— Déclinez votre identité, ordonna-t-il d'une voix rauque.
— Nous livrons du vin pour le festin, se lança Sven.
— Qui êtes-vous ? insista le gardien.
Un de ses collègues le rejoignit et s'exclama :
— Laisse, je le connais ! C'est Filip, avec le vin de la taverne d'Aslog.
— Anders ! Quelle bonne surprise !
Sous les airs ahuris de Sven et Alban, le maître d'attelage descendit saluer le garde d'une accolade. Le dénommé Anders s'adressa alors à la queue :
— Laissez passer !
Ils s'y mirent à deux pour libérer le chemin et offrir un accès privilégié à leur charrette. Ces derniers remercièrent chaudement leurs alliés et Anders se contenta de répondre :
— On se voit à l'intérieur, Filip !
Les rênes claquèrent sur les fesses des chevaux, qui avancèrent entre les passants. Alban se hissa jusqu'au siège conducteur et chuchota :
— Tu m'avais caché que tu avais un contact à la Cour.
— Tu ne m'avais pas non plus dit pour tes entrevues avec la princesse, rétorqua Filip aussi bas.
Alban poursuit à mi-voix, afin que Sven n'en entende rien :
— Mais j'ai fini par le faire et justement, tu sais à quel point il me tardait de la revoir ! Pourquoi ne m'as-tu rien dit ?!
— J'ai rencontré Anders à la taverne autour d'une pinte.
Le nez d'Alban se plissa de désaccord.
— Comme beaucoup d'autres..., constata-t-il.
Ce à quoi Filip réagit immédiatement :
— D'une, je me passe volontiers de tes sermons quant à ma consommation d'alcool et de deux, je ne voulais pas te donner de pied à terre ici.
— Tu te donnes aussi comme mission tacite de m'éloigner de la princesse ? grogna le brun.
— Si ça peut t'empêcher de faire des bêtises ? Oui. J'en viens à me dire que j'aurais dû écouter Sven et t'empêcher de venir aujourd'hui.
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