La boule dans son ventre s'envola. Son royaume venait de l'accepter comme souverain légitime. Bien que sous l'ombre d'un titre masculin, elle était officiellement la première femme, de sa dynastie et des autres, à être nommée monarque sans homme à son bras.

Une vague de fierté gonfla sa poitrine de satisfaction.

Alva tapait des mains avec entrain, retenant des cris de joie. Le chemin avait été si long avant la reconnaissance qu'il leur semblait à elles deux avoir accompli un véritable exploit.

Mais trêve de jubilations, la suite des festivités les attendaient. Kristina se leva et inaugura la marche jusqu'au château, ses joues déjà douloureuses tant sa liesse les remontait. En remontant dans l'allée, elle fut surprise d'y voir Matthiae, son précepteur. Elle ne put s'arrêter mais savoir qu'il était là, lui qui avait été comme un père pour elle, la réjouissait grandement.

Le flot des villageois était déjà agglutiné dans la cour. Ses gardes devant elle, elle vit néanmoins une allée s'ouvrir, ses sujets courbés respectueusement à son passage. Elle adressa son plus radieux sourire à tous ceux qui croisèrent son regard. Derrière elle, ils se pressèrent pour rentrer.

⸻ Le buffet est dressé ! clama Salvius, posté en haut des marches.

Un concert d'applaudissements et de rires salua cette annonce plus que bienvenue.

Kristina rejoignit son conseiller et prit le bras qu'il lui proposait, les yeux levés pour admirer, au grand jour, la façade somptueuse du château. Elle avait été décorée d'or, de statues et tentures luxueuses, dont le style raffiné collait parfaitement à la nouvelle reine.

Une fois dans la salle de banquet, la souveraine ne put s'empêcher de tournoyer sur elle-même. Peu importe si cela était enfantin, elle voulait exposer son bonheur au grand jour.

Il ne dura malheureusement pas. Dehors, la foule fut fendue par plusieurs hommes armés.

La bouche de la jeune reine s'arrondit pour poser la question qui s'imposait, mais avant même qu'un mot ne passe ses lèvres, elle eut sa réponse.

⸻ Mère ?! glapit-elle.

L'arrivée de Marie-Éléonore, veuve de Gustave II Adolphe, jeta un froid sur la Cour. Catherine arriva et les mots lui manquèrent pour saluer sa belle-sœur. Oxenstierna ne tarda pas, et alors que Kristina s'apprêtait à lancer ses foudres sur lui, elle remarqua l'échange muet entre lui et Catherine. Ils n'étaient pas plus au courant qu'elle.

La cinquantenaire, toujours belle malgré les âges, avança vers sa fille et écarta les bras :

⸻ Kristina, vous m'avez tant manquée.

Kristina écarquilla les yeux et lança à la dérobée un appel à l'aide désespéré. Mais, pour les convenances, elle outrepassa son aversion et se résigna à réduire la distance qui les séparait et à se laisser étouffer par les longs bras de sa génitrice.

Cette dernière avait encore le même parfum tatoué sur sa peau claire ; un mélange de baies et de plantes médicinales, les mêmes dont elle avait abusé à la mort de son époux pour calmer sa tristesse.

Le flot de souvenirs noirs qui assaillit la nouvelle monarque la fit bondir en arrière. Elle fixa son invitée surprise. Mis à part quelques rides et une poignée de cheveux gris, l'ancienne reine consort n'avait guère changé. Ses cheveux acajou étaient tirés en arrière, dans une coiffure immuable malgré la décennie qui s'était écoulée depuis son départ. Seuls ses iris, du bleu transmis à son enfant, s'étaient voilés. Enfin, cela, Kristina n'en était pas certaine. Elle n'avait plus en mémoire un seul moment où ils n'avaient pas été embués de larmes.

⸻ Vous êtes bien moins bavarde que dans le temps, mon enfant, riota Marie-Éléonore.

Kristina ignora la remarque et s'écarta. Catherine, poussée par Oxenstierna, prit le relais de la conversation tandis que la souveraine, pour se soustraire à ses retrouvailles malvenues, ordonna l'ouverture du palais aux invités.

Immédiatement entourée d'une myriade de villageois et de nobles, elle entraîna Salvius loin de l'entrée.

⸻ Étiez-vous au courant ? demanda-t-elle en attrapant une coupe de champagne.

⸻ Non, sans quoi vous l'auriez été également... N'était-elle pas au Danemark, sous la protection du roi Christian IV ?

⸻ Aux dernières nouvelles, si... Je veux savoir qui a permis son passage à la frontière !

Elle avala le breuvage français cul sec et rappela le serveur d'un doigt pour reposer son verre vide. Salvius en refusa pour la deuxième fois et statua :

⸻ J'enverrai un homme, mais je ne suis pas certain que cela soit nécessaire. Elle a gardé de nombreux contacts en Suède et ne devait pas manquer d'argent pour soudoyer les soldats.

⸻ Cela est nécessaire. Qui que ce soit, il sera puni. Je déteste être prise au dépourvu et j'aurais préféré qu'elle ne soit pas là aujourd'hui. Jamais, en vérité.

Des laquais les contournèrent, portant le trône royal afin de le disposer derrière la grande table du buffet.

⸻ Elle va tenter de s'asseoir à mes côtés, continua-t-elle. Empêchez cela.

⸻ Bien. Je vais de ce pas voir l'intendant. Que comptez-vous faire ?

⸻ L'éviter autant que cela me sera possible.

Elle somma à son garde Ansgar de se rapprocher, prête à l'utiliser en bouclier contre sa mère.