4. Föl : l'âme à naître (1/2)
Kristina salua le médecin, qui disparut dans le couloir, et retomba mollement dans son lit.
— Je ne vois pas pourquoi tu l'as fait venir..., marmonna-t-elle à l'intention de sa dame de compagnie.
— Vous toussez souvent.
— Et tu étais la seule à le savoir... Maintenant, ma tante va l'apprendre, mon chancelier également. Ils seront bien trop heureux de penser que je suis faible et reporteront le couronnement ! Mais j'ai besoin de ce pouvoir, au plus vite. Je ne supporte plus d'avoir ces têtes au-dessus de moi !
— Votre santé prime sur le reste. Vous devriez écouter le docteur Bourdelot.
— Je n'ai pas le temps de me reposer, Alva. L'automne est rude, voilà tout.
Elle se redressa. Le reste de sa journée l'attendait. Elle sourit à Alva et coupa court au débat :
— Fais nous couler un bain pour quand je reviens, veux-tu ?
Sa dame d'honneur n'eut d'autre choix que d'acquiescer, gardant son inquiétude pour elle.
Kristina enfila une deuxième paire de bas et quitta ses appartements, marchant dans l'ombre projetée de son garde Ansgar. Ils descendirent entre les haies de domestiques qui astiquaient le moindre recoin du château, jusqu'au au rez-de-chaussée, où elle enfila sa lourde cape. Elle sortit, la poitrine écrasée par l'appréhension. Elle ne supportait plus aussi bien le froid qu'auparavant. L'été s'en était allé bien trop vite à son goût.
⸻ Vous pouvez m'attendre là, Ansgar, je ne serai pas longue.
⸻ Bien, Votre Altesse.
Tous mettaient sa soudaine fragilité sur le compte du voyage en fin mars de Gripsholm à Stockholm, dans l'humidité qui avait persisté. La vérité, c'était qu'elle ne s'était jamais remise de son hypothermie, ce jour où elle avait failli périr dans la clairière, en plein hiver, et où le Ryttare l'avait sauvée.
Encore lui... Les souvenirs la tourmentaient, plus clairs que n'importe quels autres. Elle avait aimé cet homme... ne l'avait-il pas aimé, lui aussi ? Sinon, pourquoi l'aurait-il arrachée des bras de la mort, en l'emmenant chez lui, prêt à briser son anonymat pour qu'elle vive ?
Elle nourrissait l'espoir qu'il n'avait été blessant que pour la repousser, afin de ne pas souffrir d'une relation qui ne pouvait aboutir.
Ses regards dévorants, sa préoccupation lorsqu'il l'avait réchauffée, ses cris vifs, navrés, quand elle s'éloignait et qu'il l'appelait... Elle ne pouvait croire qu'il avait voulu lui nuire, qu'il ne ressentait rien. D'ailleurs, seul cela empêchait son cœur d'entièrement se briser.
Elle soupira, resserra les pans en fourrure de son col.
Son corps gardait en mémoire la brûlure de la neige, les gifles du vent, l'atrophie de ses membres, l'impression de geler de l'intérieur. Ses chaussures frôlèrent la fine surface blanche piétinée de la cour et elle se hâta jusqu'aux écuries.
Ses pas résonnèrent sur la pierre. Au bout de l'allée, Silkë était attachée et peinait à lever la jambe. Kristina n'eut pas besoin de s'annoncer ; les palefreniers la remarquèrent et s'inclinèrent aussitôt, ainsi qu'un jeune homme aux frisottis blonds, qu'elle supposa être le maréchal ferrant.
Alors que tous la saluaient respectueusement, lui resta bouche-bée. Elle arqua un sourcil et congédia les écuyers, prête à rappeler à l'individu ses devoirs face à elle.
Mais son irritation s'envola lorsqu'elle reposa les yeux sur lui. Il devait à peine avoir son âge, tout en gardant un visage imberbe étonnamment enfantin, et son air émerveillé gommait son irrespect.
Tout en caressant Silkë, elle s'adressa à lui :
⸻ Je ne crois pas vous connaître...
⸻ Vous ? Moi ?
Il observa autour de lui, comme s'il était inconcevable que quelqu'un le vouvoie.
⸻ Oh ! s'écria-t-il. Pardonnez-moi ! Je... C'est un honneur de vous rencontrer !
Il tendit la main, se ravisa en comprenant sa maladresse et se gratta la nuque avec gêne.
⸻ Et vous êtes ? relança-t-elle gentiment.
Il paraissait ravi de l'attention que la princesse portait à son égard. Dans un élan d'enthousiasme, il se présenta, faisant voler son cure-pieds :
⸻ Je m'appelle Sven ! Oh ! Mille excuses !
Kristina avait évité l'outil de justesse. Elle recula d'un pas et rit nerveusement.
⸻ Ce n'est rien... Faites votre travail, ne vous arrêtez pas pour moi.
⸻ Oui, évidemment ! C'est qu'elle a...
⸻ Du mal à s'équilibrer ?
⸻ Oui. Compréhensible pour une jument gestante. Elle est bientôt à terme, non ?
⸻ Mmh, fit Kristina.
Il devenait difficile de ne pas s'en apercevoir. Le ventre de la jument crème avait doublé en largeur et cela ne pouvait plus être mis sur le compte d'un anodin manque d'exercice.
⸻ Je peux sentir le cœur battre ! s'extasia Sven. Regardez, mettez votre main ici !
Le jeune homme lui fit signe de se rapprocher. Du coin de l'œil, elle avisa les garçons de ferme, qui chuchotaient, à peine dissimulés derrière les parois d'une stabulation. Depuis toujours, elle donnait de quoi jaser au château, par ses goûts du luxe ou ses frasques licencieuses. Il était vrai que son adolescence n'avait pas été un exemple de chasteté et de retenue... Dépensière et fêtarde, c'est ainsi que toute la Cour se souvenait d'elle. Personne ne pouvait se douter d'à quel point Gripsholm l'avait changée. Gripsholm et... ses habitants. Surtout avec les rumeurs ramenées, selon lesquelles elle ajoutait désormais les femmes à ses conquêtes.
Le petit personnel ne vivait presque que pour ces innocentes histoires qu'ils inventaient à son sujet. Qu'allaient-ils dire, cette fois ? Qu'en plus de sa dame de compagnie, elle avait pris un maréchal comme amant ?
Elle hésita à partir, lasse de leurs spéculations, puis se raisonna. Ce suédois maladroit l'amusait et elle avait bien besoin d'une trêve. Elle déclina cependant l'invitation et croisa les bras. Se concentrant sur la raison de sa venue, le jeune maréchal se pencha sur les sabots de Silkë.
⸻ La corne est solide et saine. Des fers ne sont pas nécessaires, est-ce que j'en pose tout de même ?
⸻ Non, cela ira. Je ne la monterai pas tant que...
Elle ne termina pas sa phrase et gratouilla l'encolure de Silkë, faisant fi des ricanements qui provenaient du fond des écuries.
⸻ Vous avez raison de la faire reproduire, déclara-t-il. Elle est magnifique ! Elle fera un superbe poulain.
Kristina hocha lentement la tête, pensive. Ce qu'elle ne précisait pas, c'est qu'elle ne l'avait pas intentionnellement faite saillir.
C'était en mettant bas que Rune, la jument de son père et mère de la sienne, était morte. Kristina avait assisté à la scène alors qu'elle n'était qu'enfant. Ce traumatisme avait envoyé aux oubliettes l'option d'une descendance à cette lignée et Silkë avait d'ailleurs toujours montré un certain désintérêt face aux parades des étalons. À l'exception d'un.
Aussi était-ce une surprise empoisonnée ; Kristina redoutait la fin de cette gestation imprévue plus encore que sa montée sur le trône.
Le prénommé Sven attrapa un postérieur, le plaça entre ses cuisses et le posa sur son genou à moitié replié. Il attrapa une pince dans l'une des poches de son pantalon et se mit à parer.
⸻ Je dois vous remercier, dit-il.
⸻ Pourquoi ? s'étonna l'héritière.
⸻ Vous avez viré l'ancien maréchal et il a quitté la ville. Sans cela, je n'aurais pas pu prendre sa place. J'espère que je conviendrai mieux pour le poste...
Kristina pouffa.
⸻ Soyez doux avec ma jument, je n'en demande pas davantage.
Il le fut ; ce n'était pas pour lui plaire, il semblait naturellement affectueux avec les animaux. Dès qu'il sentait Silkë en difficulté, il lui permettait de reposer son pied, lui accordait un instant et recommençait paisiblement là où il s'était arrêté.
Kristina s'écarta pour laisser Sven accéder à l'avant-main. Les copeaux de corne tombèrent sur la pierre sous le frottement régulier de la râpe.
⸻ En tout cas, c'est un honneur de travailler pour vous ! signifia-t-il en s'occupant du dernier antérieur.
⸻ Vous serez généreusement récompensé.
⸻ Je... Je ne disais pas ça pour...
⸻ Vous auriez raison de le faire, je ne m'en offusquerais pas.
Les joues du maréchal-ferrant s'empourprèrent et il se concentra sur sa rénette, qui lui permettait de nettoyer la fourchette. Il coupa, lima, vérifia, et ce pour les quatre sabots, puis, comme le silence persistait, dit :
⸻ La voici prête.
⸻ Je vous remercie.
Kristina détacha Silkë et la ramena dans son boxe. Sven rangea ses outils et s'essuya les mains sur son chiffon puis souleva avec aisance la bigorne qui lui aurait servi s'il avait dû forger des fers. Il n'était guère épais mais bien robuste pour un garçon du peuple.
⸻ Ce fut un plaisir, déclara Kristina. Je vous libère, il me faut retourner à mes bureaux.
Il inclina la tête avec respect, son sourire étiré jusqu'aux oreilles :
⸻ À bientôt, j'espère.
Elle acquiesça et il partit s'occuper du reste du troupeau. Elle profita encore un moment de sa jument, qu'elle ne voyait plus autant qu'elle l'aurait souhaité, avant de se résoudre à retourner dans l'aile Nord.
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