11. Et un, deux, trois... couples (1/2)
Kristina relut pour la énième fois la lettre de son général. Au bout de la quatrième, elle n'arrivait toujours pas à déterminer si les nouvelles étaient encourageantes, ou tout le contraire. En un soupir, elle la déposa à gauche, sur le tas des requêtes qui lui restait à traiter. Elle ouvrit le tiroir de son écritoire, en extirpa une feuille vierge qu'elle plaça face à elle, et se saisit de sa plume. Des gouttes d'encre vinrent se rajouter à celles ayant déjà taché le bois. Soigneusement, elle débuta la rédaction de sa coursive.
Des gloussements, provenant du couloir, lui firent suspendre son geste. Elle joignit ses coudes sur la table et cala son menton sur l'un de ses poings fermés. Un décompte muet arrondit ses lèvres. À cinq, la porte s'ouvrit sur Marie-Éléonore. Encore vêtue d'un épais manteau de fourrure, le bureau de sa fille étant sans doute sa première escale dans le château. Elle ôta ses gants, les abandonna sur le dos d'une chaise.
⸻ Mère..., grimaça l'héritière.
Les valets, rouges de honte, se confondirent en excuses :
⸻ Nous avons essayé de l'en empêcher, mais...
La douairière coupa :
⸻ Vous devriez changer de personnel, mon enfant. Les Danois sont bien plus hospitaliers !
⸻ Mes gardes et domestiques le seraient si vous étiez une invitée désirée, répliqua Kristina.
Elle capitula néanmoins et, d'un clignement des yeux, rassura ses serviteurs, qui s'éclipsèrent.
La reine délaissa ses missives et se releva.
⸻ Que faites-vous ici ? Je vous croyais en visite chez les von Rosen.
Depuis le couronnement, sa mère avait entrepris de revoir ses vieux amis à travers le pays. Elle souhaitait se refaire une place et même si son intention de rester en Suède était claire, son premier voyage l'avait éloignée de la Cour et Kristina s'en était contentée. Cela lui laissait le temps d'élaborer une stratégie, car il était hors de question de continuer à supporter à la fois sa génitrice, sa tante et son chancelier. Il y avait bien trop de figures qui parasitaient son règne et contrer leurs attaques incessantes la privait de l'énergie qu'elle devait mettre au service de son peuple.
⸻ Il faisait particulièrement froid dans la chambre qu'ils m'avaient destinée, expliqua Marie-Éléonore. Je n'ai guère souhaité y faire de vieux os.
⸻ Quel dommage..., murmura inaudiblement Kristina.
⸻ Vous en sortez-vous ?
Kristina fronça les sourcils. Que se cachait-il derrière cette soudaine sollicitude à son égard ?
⸻ Que voulez-vous dire ?
⸻ J'ai conversé avec Charles, l'éclaira-t-elle.
La simple mention de son cousin lui fit lever les yeux au ciel mais sa mère poursuivit :
⸻ Il a assuré avec succès la moindre des missions que vous lui avez confiées. Il ferait un bon...
⸻ Si vous souhaitez vous entretenir de mariage, l'arrêta Kristina, sachez que ce sujet a été amplement débattu avec Catherine.
⸻ Votre tante m'a justement laissé entendre que vous aviez donné votre accord en ce sens.
⸻ Précisément. Que vous faut-il de plus ?
⸻ Ce que j'en observe est que vous ne cessez d'envoyer Charles loin de la Cour. En tant que futurs époux, vous devriez passer du temps ensemble, apprendre à vous connaître plus... intimement.
⸻ Du temps, je n'en ai guère à lui consacrer, répliqua la reine en désignant son bureau en guise en preuve. Il est parti hier pour la visite d'une demeure secondaire que je désire offrir à sa mère.
⸻ Vous vous acharnez à vous isoler de votre famille, des gens qui vous aiment... Pourquoi ? Regardez comme vous êtes dure avec Axel, qui vous a pratiquement élevée !
⸻ Vous avez quitté la Suède il y a des années et vous avez perdu, à cet exact moment, le droit d'émettre quelconque jugement à mon égard. Vous croyez comprendre mon quotidien après deux semaines éparses passées à Stockholm ? Je ne m'abaisserai pas à me justifier auprès de vous.
⸻ Je suis votre mère ! s'indigna l'ancienne reine consort.
⸻ Ce n'est qu'une appellation de convenance.
⸻ Vous avez bien là le comportement d'une femme qui ignore la douleur de l'enfantement !
⸻ Certes. Vous avez contribué à me faire naître. Vous vous êtes ensuite évertuée à ruiner mon existence car je n'étais point garçon et que, mes frères et sœurs étant morts, vous n'aviez plus personne sur qui déverser votre folie. Vous pensez que je dois vous être redevable de la vie ? Tout ce qu'il y a de bon en moi vient de Père. De quoi vous remercierais-je ? De mon épaule démise ? Des phrases rabaissantes qui ont rythmé mon enfance ? Des complexes que vous avez créés en moi ? Je ne vous serai reconnaissante que lorsque vous rejoindrez Catherine, dans ce château assez grand pour vous deux. Chacune aura ainsi une proie autre que moi sur qui déverser son poison.
⸻ Kristina !
⸻ Sortez. Gardes !
Le nez pincé d'exaspération, Marie-Éléonore ne frémit pas à l'entrée bruyante d'Ansgar et d'un autre chauve. Le balafré fit mine de lui saisir le bras mais elle évita sa prise d'un geste outré.
⸻ Je vais vous suivre, nul besoin d'être rustre, se piqua-t-elle.
Elle se permit néanmoins de rajouter, à l'intention de sa fille qui s'était déjà rassise, en référence à la célébration du 6 novembre :
⸻ Promettez-moi de faire honneur au moins à l'un de vos deux parents.
⸻ À ce sujet. Je vous veux partie à l'aube. Père mérite une fête où sa veuve n'accapare pas l'attention des convives.
La reine ne toléra aucune protestation et, aussitôt seule, tira son dernier tiroir, d'où elle sortit une bouteille de vin à peine entamée. Le regard dans le vide, elle la déboucha et porta le goulot à sa bouche. Elle en but un peu, s'humecta les lèvres. Ce n'était pas le meilleur cru qu'elle avait pu gouter, mais elle comptait sur lui pour l'aider à oublier ses soucis. Le cépage coula dans sa gorge à flots alors qu'elle tentait d'engloutir ses préoccupations. Sa mère avait raison sur un point : elle ne savait que repousser autrui. Hormis sa jument, son poulain et Alva, elle n'avait personne à aimer. Savait-elle seulement ce que ce verbe signifiait ? Elle en avait tant manqué en son jeune âge qu'elle ignorait comment en donner. Ou plutôt, comment en recevoir, car tout compte fait il lui semblait bien avoir aimé quelqu'un.
⸻ Va au diable, Ryttare, hoqueta-t-elle avec aigreur en reprenant une gorgée.
Elle se mit à fredonner la chanson du troubadour, celle qui avait dépeint ce cavalier emblématique. Un rire désabusé lui échappa. Cet homme avait bien failli la faire tuer, la faire destituer.
Pourquoi accordait-elle tant de pensées à un traître ? Pourquoi n'arrivait-elle pas, malgré tout, à entièrement le diaboliser ? Pourquoi lui concédait-elle la légitimité, en prônant l'importance de la famille, l'impact sur soi de devoir l'enterrer ? Pourquoi voulait-elle tant le comprendre, l'excuser ? Pourquoi s'évertuait-elle à se trouver des points communs avec lui ? Parce qu'il était beau, qu'elle était fiévreuse et excitée en sa présence ? Qu'avait-il de plus que tous les hommes pour qu'elle lui pardonne l'inacceptable ?
Lui pardonnait-elle seulement ?
Elle reconnut malgré la brume dans son esprit le pas d'Ansgar sur son palier. Immédiatement, il toqua et l'appela à travers le battant. Elle rangea les preuves de sa dépravation naissante et se rendit à la porte, qu'elle ouvrit un peu maladroitement. L'alcool et elle ne faisaient pas bon ménage et ces quelques gorgées l'avaient rendue plus mélancolique encore.
Elle déglutit face à son garde et minauda un « oui ? » à moitié couiné, tout en replaçant ses cheveux derrière son oreille.
— Votre cousine, Votre Altesse.
Kristina ne cacha pas sa déception en découvrant sa rondouillette cousine derrière la large silhouette d'Ansgar. Sans un mot, elle capitula. Elle désigna ses appartements d'un ample mouvement de bras, en un soupir résigné qui signifiait son accord pour que Marie-Euphrosyne entre.
— Dois-je rester dans le corridor, Votre Altesse ? s'enquit le colossal chauve.
— Cela ira ainsi, oui. Merci, Ansgar.
Les valets refermèrent les vantaux derrière Marie-Euphrosyne, qui resta immobile sur le pas de porte en contemplant l'intérieur de la pièce. Son regard pila sur les draps défaits, puis sur les boulettes de papier froissées, au sol. Il n'y avait malheureusement pas eu d'amant, mais Kristina avait bien essayé de profiter de son lit et de s'adonner à un plaisir solitaire... avant d'enrager d'être inondée d'images suggestives du cavalier... et de se rabattre sur le travail, comme toujours.
Elle s'était mise à écrire de nombreux courriers officiels dont sa réponse traînait, pour en jeter la moitié tant elle rédigeait des sottises à force d'imaginer le torse saillant et la poigne solide du Ryttare. Son lieu de vie en avait pâti et l'odeur n'était pas des plus agréables, puisque par souci de frilosité, elle avait refusé qu'on ouvre les fenêtres, même quelques minutes. Elle en prit conscience à la moue dégoûtée de sa cousine, qui ne manqua pas de s'exprimer sur le sujet :
— Vivement que mon frère vous sorte de vos bestiales habitudes.
Kristina inspira. Pour qui cette potiche se prenait-elle ? Même sa mère avait eu le tact de ne pas relever ce léger désordre ! Néanmoins, elle ne pouvait pas toujours répondre par l'agressive ; elle avait pu constater que ce n'était pas tant efficace. Puis, elle n'était surtout pas certaine, dans son état, de pouvoir s'emporter sans bafouiller.
— Je vous écoute, Marie. Pour quelle raison vouliez-vous me voir ?
— L'homme avec lequel je vous avais surprise, certainement, fit-elle en croisant les bras.
Kristina cilla, déroutée, avant de comprendre que sa cousine était restée bloquée sur la couche retournée et en tirait des conclusions hâtives.
— Avez-vous une vie si fade que vous êtes obligée de fourrer votre nez dans la mienne pour occuper vos journées ?
— Croyez-vous que je sois dupe ? Il ne vous laissait point indifférente.
Quand bien même elle détestait se justifier, elle assura :
— Je n'ai jamais partagé la couche de cet homme.
Peut-être le disait-elle à voix haute pour se convaincre que justement, il n'était rien de plus qu'un fantasme irrationnel, qu'elle lui donnait une place bien trop grande par rapport à la réalité.
— Charles mérite une femme digne de ce nom. Et non une menteuse, de surcroît.
L'héritière leva les yeux au ciel. Ces questions de mariage tournaient en boucle dans les discussions depuis fin octobre. C'était en partie pour cela qu'elle s'isolait dans ses appartements. Rien ne lui disait de devenir une poche à enfants, comme Marie-Euphrosyne. Cette dernière s'était vite remise en selle et arborait depuis quelques semaines les signes clairs d'une nouvelle grossesse.
Puisse celle-ci ne pas se finir en fausse couche, pensa-t-elle.
Les rapports entre sa cousine et elle n'étaient déjà pas au beau fixe depuis l'enfance, mais les derniers mois avaient vu la situation encore empirer.
Kristina s'était sentie bien bête et dupée, face à Marie, occupée des semaines durant à pleurer dans les chaumières, dont le deuil avait fini par la toucher... Dire qu'elle l'avait défendue et soutenue ! Pour que la comtesse De La Gardie et son hypocrite et infidèle époux pavanent un mois plus tard en clamant leur bonheur de bientôt redevenir parents. Au final, un enfant ou un autre, cela n'avait pas l'air de leur importer...
À croire que l'épanouissement résidait en cela : trouver un mari actif et alterner entre grossesse et accouchement jusqu'à ce que la nature stoppe le processus. Après tout, si elle pouvait avoir de l'autorité sur au moins quelqu'un dans ce royaume, qui de mieux que sa propre progéniture ?
Kristina frissonna rien qu'à y penser : elle se refusait à reproduire les erreurs de sa génitrice.
À aucun moment être dans une situation similaire à celle de sa cousine ne pouvait être synonyme de bien-être pour elle, ou de joie... Et pourtant, elle se disait qu'elle avait peut-être laissé passer une opportunité. Peut-être qu'avec Magnus comme mari, elle aurait conservé sa liberté, contenté tout le monde. Qu'au moins avec lui, elle s'imaginait être au lit... Alors que Charles... et l'étau se resserrait grandement.
⸻ Christine, m'écoutez-vous lorsque je vous parle ?
Kristina regarda son interlocutrice à la dérobée avant d'admettre :
⸻ Non.
Les joues de la blonde s'empourprèrent, signe de son courroux.
⸻ Si vous craignez que je ne sois pas à la hauteur de votre frère, je vous en prie, faites-le lui savoir.
⸻ Cela est chose faite !
⸻ Alors conseillez-lui un autre parti. Un tas de jeunes femmes bien dotées se jetteraient à son cou compte tenu sa place dans la société.
⸻ Ce n'est point à lui de renoncer à l'avenir que votre père lui a promis, mais à vous de changer pour lui convenir, répliqua Marie-Euphrosyne d'un ton acerbe.
Hébétée par ces principes si limitants, voire insultants, la monarque jongla entre la colère et l'indignation avant de murmurer :
⸻ Que cela vous apporte-t-il, Marie ? La Couronne entretient votre famille depuis la fuite de votre père à Strasbourg, vous n'avez rien de plus à gagner à ériger Charles en roi par alliance.
Sa cousine tiqua sur l'intentionnel « fuite » employé avec provocation par Kristina mais argumenta :
⸻ La Cour ne s'en sortirait que mieux. Vous avez besoin d'un homme pour vous assagir, l'âge ne vous suffit pas.
Si elle savait, se gaussa Kristina.
Les hommes n'avaient jamais joué un rôle favorable dans son attitude ou quelconque forme de sagesse, surtout pas le dernier en date...
— Êtes-vous là dans l'unique but de me redire que je ferais une piètre conjointe ? Si oui, j'estime vous avoir accordé bien plus de temps que mérité.
— Ma sœur Madeleine et mon frère Jean viennent d'arriver.
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