10. Besatthet : Obsession (1/2)
Adossée à l'un des poteaux d'entrée dans la stalle, Kristina observait sa jument tourner sur elle-même sans trouver d'endroit satisfaisant pour s'y coucher. Silkë soufflait aux contractions et ronflait de douleur, comme à bout de souffle. Quand le spectacle devint insoutenable, la reine quitta l'immobilité pour faire les cents pas dans l'allée glaciale de l'écurie.
⸻ Que fait le docteur Bourdelot ?! s'impatienta-t-elle.
À l'approche du terme de la gestation de sa jument, Kristina avait anticipé d'éventuelles complications et avait rappelé à la Cour son médecin, une semaine après son couronnement. Bien que non spécialiste équin, c'était à l'époque lui qui avait permis de sauver Silkë, à défaut de sa mère Rune, alors que les deux semblaient condamnées. Elle ne se voyait pas confier cette tâche à un autre homme.
Sans le savoir, elle avait eu cette riche idée in extremis, puisqu'en ce premier jour de novembre, soit douze après son avènement, voilà que l'évènement tant redouté s'annonçait.
Alva murmura, se voulant réconfortante :
⸻ Elle est robuste. Elle va y arriver.
⸻ Rune était la jument la plus vigoureuse du troupeau et n'a pas réussi.
⸻ Votre Majesté !
L'intéressée soupira de soulagement à la cavalcade essoufflée de deux valets escortant le docteur Bourdelot, à peine vêtu malgré le froid. Sa chemise mal boutonnée suggérait un réveil brutal. Par chance, si l'homme avait oublié de coiffer ses longs cheveux bruns, il n'en avait pas fait de même avec son emblématique mallette.
⸻ Enfin ! s'exclama la souveraine.
⸻ Pardonnez mon...
⸻ Nul temps pour les excuses. Sauvez ma jument.
Stoppé net dans son mea culpa, le quarantenaire déglutit, acquiesça et fondit sur Silkë.
⸻ Elle transpire beaucoup..., constata-t-il. Depuis combien de temps le travail a-t-il commencé ?
⸻ Les écuyers m'ont prévenue à l'aube.
⸻ Nous allons devoir l'aider, dit-il en retroussant ses manches.
⸻ Pourquoi croyez-vous que je vous ai fait mander ? grommela Kristina. Faites !
⸻ Il me faudrait... des linges propres. Elle ne va point tarder à s'allonger.
La reine somma les palefreniers de s'exécuter sans quitter sa jument des yeux. Effectivement, cette dernière, le nez au sol, plia les genoux et se laissa choir en une longue expiration. Le médecin se posta derrière sa croupe, les traits crispés.
La dévouée Alva se rapprocha. Dans un réflexe inquiet, Kristina se cramponna à sa dame de compagnie.
Les tissus furent déposés à côté du docteur Bourdelot au moment même où la poche des eaux explosait. Ignorant la souillure, Kristina se détacha de son amie pour apporter soutien à sa jument. Larmes aux yeux, elle s'assit jambes tendues au plus proche de son encolure et prit sa tête sur ses cuisses. Elle la caressa en lui murmurant de doux mots au creux de ses oreilles couleur crème.
Le docteur Bourdelot enroula les crins de queue Silkë et les écarta pour une meilleure visibilité. Les flancs de la jument s'affaissèrent et l'écoulement s'intensifia.
⸻ Elle pousse...
⸻ N'est-ce point bon signe ? s'écria Kristina.
Le praticien sortit une montre à gousset de la poche de son pantalon brun :
⸻ Si. Mais le poulain doit sortir rapidement... Là est le moment où leur survie à tous les deux se joue. Sept heures trente-trois. Dans une dizaine de minutes, nous devrons...
⸻ Pousse, Silkë ! coupa Kristina.
Elle ne savait trop bien quel destin attendait sa magnifique pur-sang si la phase d'expulsion traînait en longueur et elle s'y refusait. Ses mains se nouèrent en signe de prière au-dessus des paupières fermées de douleur de l'animal. Les secondes s'écoulèrent, ponctuées de bruyantes tentatives.
⸻ Elle est épuisée..., larmoya la monarque.
⸻ Elle y est presque, rectifia le médecin. Continuez à l'encourager.
Il jeta un œil fiévreux au cadran, le posa à côté de son genou gauche.
⸻ Je t'en prie Silkë..., supplia-t-elle du bout des lèvres.
Une première bonne nouvelle vint calmer la course effrénée de son cœur :
⸻ Je le vois ! s'exclama l'accoucheur. La plante de ses sabots est vers le bas !
Des cris de joie fusèrent entre Alva et Kristina : le petit était dans le bon sens.
⸻ Bien, ma belle, brave, chuchota la reine en embrassant le chanfrein transpirant de Silkë. Tu es une excellente mère.
L'enthousiasme ambiant motiva la gestante à redoubler d'ardeur.
⸻ Oui ! jubila Sir Bourdelot.
Il attrapa les deux antérieurs à peine sortis et se pencha en arrière pour tirer le poulain.
⸻ Alva ! Viens lui soutenir la tête !
Elles échangèrent de place avec empressement. Afin de ne rien manquer du spectacle, Kristina s'accroupit et vit les naseaux clairs du petit-être rejoindre les jambes avant à l'extérieur. Le reste de la tête, l'encolure, les épaules puis l'arrière-main suivirent sans encombre. Mais ce n'est qu'une fois le bébé étalé sur la paille devant elle que Kristina se dérida. Elle bascula sur la hanche, éclatant de rire. Elle félicita allégrement sa pur-sang :
⸻ Tu y es parvenue, ma belle !
L'euphorie dura : les personnes présentes contemplèrent, émerveillés, la masse rosée bouger, entourée d'une membrane transparente, tandis que Silkë la léchait pour l'en libérer.
⸻ Quelle est donc cette robe ? s'étonna un palefrenier.
Kristina arborait un sourire éclatant : elle n'avait jamais vu tel cheval, mais ce qui était sûr c'était qu'il n'était pas doré comme Önskan, son père, cheval du Ryttare. Le secret de l'héritière était intact.
⸻ Merci mon Dieu, s'extasia-t-elle.
Après avoir vérifié les fonctions vitales du nouveau-né, en évitant habilement les morsures protectrices de la jument, le docteur conclut que tout irait bien. La reine lui accorda de retourner se reposer. Il se releva, essuyant ses mains ensanglantées sur les chiffons, et décréta :
⸻ Vous devriez en faire autant.
Elle hocha la tête sans conviction. Il était vrai qu'elle dormait peu depuis deux semaines, entre les lourdes responsabilités de journée, les festivités aux repas en son honneur et les soirées nocturnes interminables. Elle passait son temps à se faire flatter aussi faussement qu'elle souriait aux multiples conviés à sa Cour... et elle ne rêvait que d'une nuit de sommeil réparatrice... Mais, à cet instant, l'heure était à la contemplation. Elle ne pouvait décrocher son attention de l'adorable frimousse du rejeton.
⸻ C'est un mâle, ajouta le quarantenaire hors de la stalle.
⸻ Illegitim.
Le calme asservit l'écurie à mesure que les curieux et les fatigués la quittèrent. Une ambiance légère flottait entre les ambres rayons du soleil.
⸻ Je vais chercher de quoi vous couvrir, lui et vous, se décida Alva à l'énième claquement de dents de sa reine.
Kristina ne s'y opposa pas, perdue dans l'examen physique de son protégé. Frêle, son corps ivoire et ses yeux bleus lui conféraient un air mystique, comme s'il ne pouvait être réel.
⸻ Tu sembles si fragile, avec tes minuscules membres...
Pourtant, ses mouvements vifs et intempestifs laissaient présager qu'il était un mélange explosif des deux caractères trempés de ses géniteurs. Qu'importe, elle l'aimait déjà. Alva revint et Kristina déposa délicatement une des couvertures sur Illegitim avant de s'emmitoufler dans l'autre.
⸻ Sir Bourdelot est sage, ce qu'il dit est vrai ; vous devriez vous reposer..., murmura Alva. Eux vont le faire et seront surveillés de près. Vous n'avez plus rien à craindre.
⸻ Tu as raison... Autorise-moi encore un moment, tu veux.
Comblée que sa maîtresse écoute pour une fois ses conseils, Alva s'assit en retrait et lui permit de profiter encore une petite demi-heure avant de marcher avec la fierté d'un paon jusqu'à l'étage princier.
Raccompagnée dans ses appartements, Kristina s'approcha de la fenêtre et lorgna les tourbillons de flocons avec appréhension. Illegitim allait-il survivre au climat si rude de l'hiver ? Lorsque l'accouplement était voulu, l'on s'arrangeait pour une naissance au printemps ou à l'été, afin de donner toutes ses chances au nouveau né.
⸻ Ne vous tracassez plus...
⸻ J'essaie, Alva.
De furtifs coups frappés à la porte la firent pivoter.
⸻ La reine doit se reposer ! rabroua la demoiselle.
⸻ Entrez, lança Kristina plus fort.
Elle ignora avec un fin amusement le regard réprobateur de sa confidente, gonfla la poitrine et releva le menton. Elle abandonna les convenances en reconnaissant son interlocuteur.
⸻ Votre Majesté, salua ce dernier. Mes félicitations pour la progéniture de votre jument.
⸻ Salvius, il est toujours bon de vous voir !
Le conseiller manifesta son sentiment de flatterie en s'inclinant.
⸻ L'affaire est-elle urgente ? s'interposa Alva. Sa Majesté n'a guère dormi cette nuit.
⸻ Alva, réprimanda la susmentionnée.
⸻ Oh, je ne souhaite point déranger.
⸻ Ne l'écoutez pas, Salvius. Vous connaissez la prévenance sans bornes de ma très chère Alva. Dites-moi plutôt ce qui vous amène.
⸻ Je pense savoir ce qui vous ferait le plus grand bien, ma reine.
⸻ Je me languis de balades à cheval mais sur un autre que Silkë, je n'y éprouve oncques plaisir...
⸻ Hum... Il s'agit d'une autre... activité. J'ai pris la liberté de vous planifier plusieurs leçons. Je crois me souvenir que vous aimiez l'escrime, enfant ?
⸻ Absolument.
⸻ J'ai rencontré lors de votre couronnement le nouveau maître d'armes et il m'a fait grande impression.
Kristina se rappela alors l'extravagant blond qui avait été le premier à l'intercepter, son frère paraissait-il.
⸻ Un de mes convives m'en a justement parlé, corrobora-t-elle. Est-il si réputé ?
⸻ Vous n'allez pas tarder à le savoir. Il doit être arrivé.
⸻ Merveilleux ! Bien mieux que se reposer !
⸻ Mais... Mais..., bégaya l'autre jeune femme.
⸻ Alva, il suffit. Toi, repose-toi. Je te trouve... bougonne. Salvius, descendons l'accueillir. Croiser le fer me fera le plus grand bien.
Salvius lui présenta un bras qu'elle accepta comme une échappatoire.
⸻ Parlez-moi de ce maître d'armes, le pria-t-elle dans le corridor.
⸻ Ma foi... Il me paraît être un jeune homme tout à fait respectable.
⸻ Jeune ? Tiens donc...
Un sourire coquin étira les lèvres de la reine. Une aventure, n'était-ce pas ce qui lui manquait, dans son quotidien épuisant de nouveau roi de Suède ? Et pour oublier celui qui l'obnubilait encore plus depuis deux semaines, assouvir les envies qu'il lui faisait naître sans pouvoir les satisfaire ?
Elle se mit à rêvasser, d'une romance partagée, moins violente, alors qu'elle et son conseiller descendaient lentement, entre deux rangées de gardes, les escaliers en colimaçon du château.
Oxenstierna les intercepta au pied du hall d'entrée :
⸻ J'ose espérer que vous vous dirigez vers la salle des plaidoyers, Votre Majesté.
Kristina retint un juron. Avec la mise bas de Silkë, elle en avait oublié quel jour il était. Salvius, dans le plus grand des calmes, vint à sa rescousse :
⸻ Il a été convenu, cher Axel, que je l'y remplacerai, tandis qu'elle accueillera une figure émérite de Stockholm, venue expressément la rencontrer en ce jour.
Le vieux chancelier grognassa.
⸻ Allez vous reposer, Axel. Je vous trouve bien pâle..., murmura Kristina.
Sa prétendue sympathie n'était qu'un prétexte de plus pour l'évincer. L'âge ne l'épargnait pas mais sa faiblesse grandissante n'attendrissait pas Kristina. Elle n'oubliait pas le rôle de cet odieux personnage dans le chaos qui avait failli coûter sa vie. Il était la source de ses maux et elle s'était promis de les enterrer avec lui. Elle prenait simplement son temps pour que cela soit mémorable.
Son conseiller l'escorta ainsi jusqu'à la pièce ronde, où elle avait pris ses leçons d'escrime étant enfant. Il prit congé face aux portes fermées et, puisqu'elle somma ses gardes de rester à l'extérieur, elle pénétra seule dans la salle, avec une excitation non déguisée.
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