-Tobio ?

Nico croit d'abord que ses sens l'abusent. Tobio Kageyama. En larmes.

Il se précipite sur lui sans réfléchir et pose les mains sur ses joues trempées. Il ne l'a jamais vu dans cet état, le nez et les joues déjà rougis par le froid, ses beaux yeux bleus noyés et étincelants, les lèvres meurtries à force de les avoir mordues.

-Pourquoi tu pleures ? demande-t-il. C'est à cause de ce que j'ai dit ?

Il n'a pas remis ses gants et sent les larmes mouiller ses doigts, brûlantes contre ses doigts gelés. Tobio a l'air de se débattre avec les mots un moment avant de réussir à articuler :

-Non, je... Je sais ce que tu ressens, parce que...

Je sais ce que tu ressens. C'est le seul qui peut dire ça à Nico. Le seul depuis Joana.

-Parce que tu as perdu quelqu'un aussi, complète Romero.

Il en a la certitude. Il voit dans les yeux de Tobio ce vide identique à celui qui l'habite, cette absence que rien ne pourra plus jamais combler. Il le sait, avec autant d'intuition et d'instinct que si un lien les reliait. Alors il avait raison, son âme sœur est morte à lui aussi. Perdue à jamais. Ils sont tous les deux seuls sans attaches... et seuls ensemble.

Tobio hoche doucement la tête, les reflets dansant dans ses yeux humides, son expression vulnérable tellement différente de celle de d'habitude.

Je sais ce que tu ressens.

Nicolas a l'habitude des étreintes. C'est dans sa culture d'être tactile. Ses coéquipiers l'en gratifient tout le temps quand ils gagnent, en gage de fraternité et de célébration. Sa mère le câline encore comme si c'était un petit garçon, Rafa est toujours collé à lui. Et Bruno l'enlace chaque fois qu'il sent qu'il ne va pas bien et n'a pas envie de parler. Mais quand ses bras se referment autour de Tobio et qu'il le serre contre lui, il a l'impression que c'est un tout nouveau geste qu'il est en train de faire.

Kageyama se fige –il ne s'y attendait clairement pas, et Nico se demande combien de câlins il a eu dans sa vie. Un instant, il a peur d'avoir été trop loin, d'avoir franchi une limite de trop. Mais finalement les bras de Tobio se glissent contre ses flancs, et ses mains se posent sur lui, longent son dos et s'agrippent fermement à sa veste ; sa tête vient s'installer sur son épaule, le visage tourné vers l'intérieur, vers la chaleur de son cou que son souffle effleure.

Romero n'a pas envie qu'il le lâche, parce qu'il ne le lâchera pas non plus ; lui a la joue posée contre les cheveux de Tobio, et il ajuste de ce qu'il faut la pression de son étreinte. Il se demande si Tobio entend son cœur battre tant ils sont proches, tant leurs corps sont collés l'un à l'autre, mais sûrement que non –Kageyama est trop occupé à lutter pour ne pas sangloter.

Nico sourit. Il connaît ça.

-T'as le droit de pleurer, tu sais, murmure-t-il.

Tobio se presse un peu plus contre lui, se blottit dans ses bras, lui qui était pourtant tellement réticent au contact physique quelques mois plus tôt. Un sourire se dessine sur les lèvres de Nico, et il en est presque étonné : à vouloir consoler Kageyama, à vouloir le soutenir et le réconforter, il en oublie d'être triste lui-même. Ce qu'il disait quelques minutes plus tôt lui semble déjà lointain, déjà dans le passé, négligeable face aux larmes de Tobio.

La présence de Kageyama le force à se stabiliser. A ne pas se morfondre. Peut-être que c'est ce qu'on avait attendu de lui à la mort de Jô, quand on lui disait que s'il ne pouvait pas tenir le coup pour lui-même, il devait au moins le faire pour les autres, pour son fils. A l'époque, ça lui était passé par-dessus la tête ; et à présent, la douleur est encore là, le vide est encore là, les remords et les regrets seront toujours là, mais il a pris du recul, il a pris en maturité, et il a l'impression de saisir un peu mieux tout ça.

A cet instant, il a l'impression qu'être quelqu'un de bien n'est pas si difficile ; parce que quand il essaie de réparer le cœur de Tobio, c'est le sien qu'il soigne en même temps. Parce que quand il le prend dans ses bras pour le consoler, il induit Kageyama à rendre le geste réciproque et à le réconforter lui aussi. Peut-être qu'il se reconnaît dans Tobio, à ce moment plus que jamais, à lire en lui toute une détresse trop forte pour être exprimée –et en agissant comme un protecteur, c'est comme s'il se protégeait lui-même. Il se sert de Kageyama comme d'une projection, comme d'un reflet, se conduit envers lui comme il se conduirait envers lui-même.

Au fond, c'est peut-être un peu égoïste. Peut-être qu'il s'est attaché à Kageyama pour cette raison. Mais non, songe-t-il tandis qu'il frotte gentiment le dos de Tobio qui pleure toujours dans son épaule, ce n'est pas qu'une thérapie. Leur relation ne peut pas se réduire à ça, pas simplement au fait qu'ils aient tous deux perdu leurs âmes sœurs et tentent de s'en sortir ensemble.

C'est bien plus que ça. Et Nico ajoute, souriant toujours :

-Et puis, si ça aide, sache que tu restes toujours aussi mignon, même quand tu pleures.

Kageyama laisse échapper un son entre le sanglot et le rire, et Romero se dit que finalement, il ne fait pas si froid à Sendai.