S'il y a une règle d'or dans la seleçao, c'est que quand un championnat se termine, on festoie jusqu'au suivant. Et le fait que ça tombe le jour de l'anniversaire du champion –les vingt-sept ans de Nicolas- est un excellent prétexte pour repousser encore et encore l'heure d'arrêter de boire.

La soirée s'est amorcée chez Lucas avant de se poursuivre dans une boîte de nuit privée. Nico a l'impression d'être noyé sous les cadeaux et le champagne, mais il accepte avec son sourire habituel, rigole aux blagues de ses coéquipiers, en fait quelques-unes lui-même, et les suit sur la piste dès qu'ils ont envie de bouger.

Ça fait quatre ans qu'il n'a plus d'âme sœur. Quatre ans qu'il se consacre exclusivement au volley en espérant que ça suffise à tout résoudre –à dépenser son énergie, à l'empêcher de penser, à le distraire. Le seul endroit où il se sent bien, où il n'a pas besoin de forcer ses sourires, où son cerveau n'est pas envahi de pensées parasites, c'est quand il court le matin, quand il entraîne ses muscles, quand il a une balle dans les mains et qu'il joue, que ce soit en entraînement ou en match officiel.

Il n'y a rien d'autre. Il n'y a que le volley-ball.

Plus que jamais, ses coéquipiers sont sa famille. Alors bien sûr il y a son fils, son petit garçon, Rafael –Rafael qui signifie guérison, mais Nico n'a pas l'impression d'aller mieux pour autant. Il s'en veut un peu à ce sujet, mais il est incapable d'assumer l'éducation d'un enfant en parallèle de sa carrière, et il a demandé à ses parents s'ils pouvaient s'en occuper, comme ils l'avaient fait spontanément après la mort de Jô.

Sa mère avait été ravie, et pour cause : Rafael avait tout pris du côté Romero, les cheveux châtain foncé, souples et ondulés, les grands yeux d'un marron clair, couleur caramel, surmontés de longs cils noirs, la forme du visage, du nez, des lèvres. C'est une copie miniature de Nicolas, et celui-ci ne sait pas trop quoi en penser –il aurait bien voulu que son fils ait pris quelques traits de Joana, aussi ; et en même temps, si ça avait été le cas, son cœur se serait pincé à chaque fois qu'il aurait posé les yeux sur leur enfant.

Et pourtant c'est un petit garçon adorable. Toujours souriant, toujours plein d'énergie, toujours en train de bavarder, et la mère de Nicolas répète souvent qu'elle a l'impression de le voir vingt ans en arrière. Il ne manque jamais de sauter dans les bras de Nico quand il vient le voir, et ils passent des journées entières tous les deux quand ils ont l'occasion. Romero se demande tout de même parfois si Rafael lui en voudra, plus tard, en vieillissant, si un jour il apprend qu'il n'était pas désiré de son côté, quand il comprendra que son père a préféré le laisser chez ses grands-parents pour poursuivre sa vie de joueur professionnel.

-Eh, Nico, lui glisse soudain Lipe en se collant à lui. La fille là-bas te dévore des yeux.

Romero lève les yeux. Un groupe de jeunes femmes s'esclaffe un peu plus loin en battant des cils, et il ne sait pas de laquelle Felipe veut parler.

Peu importe. Il ne compte ramener personne ce soir.

Il se blâme un peu aussi pour ça, d'ailleurs, mais il a eu quelques aventures, depuis qu'il s'est retrouvé seul dans ce monde d'âmes sœurs. Une idée de Bruno, pour le sortir un peu de son isolement –il lui avait créé des comptes sur toutes sortes d'applis de rencontres plus ou moins éphémères, avait choisi pour toute photo un cliché coupé ne révélant que son torse, abdos et sourire lumineux, pour préserver son identité de star ; Nico n'avait eu qu'à attendre qu'on l'aborde, et ça n'avait pas tardé.

Ça lui a fait tout drôle au début, mais des rencontres existent bel et bien hors du système d'âmes sœurs. Sur ce genre de sites sont inscrits les veufs et veuves, mais aussi tous ceux qui n'ont pas encore trouvé leurs moitiés ; ceux qui ont choisi de s'en éloigner en gardant le lien et se laissent le droit d'avoir une vie sexuelle ; ceux qui sont victimes d'un rejet, et ceux qui ont rejeté de leur plein gré, lien rompu ou pas. Ceux qui sont libertins, aussi, qui ne se satisfont pas d'un seul partenaire et cherchent de nouvelles expériences. Ceux qui sont malheureux en ménage, même avec leur âme sœur, et se sont inscrits là pour trouver un peu de jouissance. Tout un petit monde que Nico n'avait jamais suspecté, mais qui s'était révélé à lui.

Alors il a essayé. Il s'est dit qu'il n'avait rien à perdre et plus personne à qui rendre de comptes, et il avait eu l'embarras du choix. Il avait rencontré quelques femmes, mais jamais plus longtemps qu'une nuit, parce qu'il finissait toujours par se rendre compte qu'elles n'étaient pas Jô et ne pourraient jamais la remplacer. Alors il a répondu à des hommes ; et il en a rencontré des dizaines, mais là encore, il n'y a jamais rien eu de sentimental. Il n'arrive pas à s'attacher. Il n'arrive pas à passer à autre chose.

Pas quand il vit toujours dans l'appartement qu'il partageait avec Jô, et qu'il laisse strictement intact, conservant chaque trace de sa présence comme une relique. Pas quand il passe chaque jour devant la pâtisserie où elle travaillait et où il n'a jamais eu le courage de remettre un pied. Pas quand ça lui arrive d'errer dans le parc où ils avaient l'habitude de se promener en amoureux.

Pas quand tout son environnement lui rappelle qu'il a eu une âme sœur, et qu'elle n'est plus à ses côtés.

Il détourne la tête et décide de s'esquiver en espérant que la fille ne le suivra pas.