Chapitre 2
Parmi les types de personnes les plus insupportables, Kageyama classait celles qui ne se donnaient pas assez à fond, et celles qui parlaient tout le temps des âmes sœurs.
Il ne pouvait pas y échapper. Partout, tout le temps, le monde était saturé par ce système unissant une personne à une autre.
-Alors, Tobio ? lui lança Miwa quelques jours après le match d'entraînement contre Aoba. Quand est-ce que tu nous présentes ton âme sœur ? Tu l'as déjà sentie, non ?
-Non, répondit sèchement Kageyama. Je crois que je n'en ai pas.
Sa sœur n'insista pas, et il lui en fut reconnaissant. Ses parents lui posaient la même question tous les mois, et sa réponse ne variait pas ; heureusement, il n'avait pas osé leur dire qu'il sentait des signes avant d'être sûr de la personne en question. Et il avait bien fait.
Je ne veux pas de toi.
Ça tombe bien, songeait amèrement Kageyama. Je ne veux pas de toi non plus.
Il s'était fait une raison. Oikawa était certes un excellent joueur qu'il admirait pour ses capacités sur le terrain, et un beau jeune homme que beaucoup auraient rêvé de fréquenter, il n'en restait pas moins un rival et quelqu'un de détestable. N'avait-il pas essayé de frapper Tobio ? Ne l'avait-il pas dissuadé d'entrer à Aoba, n'avait-il pas envoyé ce dernier message totalement haineux et gratuit ? Finalement, le système d'âmes sœurs ne fonctionnait pas si bien que ça. Comment, même, imaginer qu'ils puissent un jour s'entendre romantiquement parlant ?
Bien sûr, Tobio mentirait s'il disait qu'il ne ressentait aucune attirance envers Oikawa. Elle était innée au lien qui les poussait l'un vers l'autre ; et sentir ses humeurs au fil des jours créait entre eux une intimité qu'ils ne pourraient jamais restituer avec un autre, dont Iwaizumi même ne bénéficierait jamais. Kageyama savait que les annihilateurs existaient, et peut-être que s'en faire prescrire jusqu'à temps que le lien se dissipe était la meilleure chose à faire, mais il croyait fermement que trafiquer sa conscience de la sorte affecterait ses capacités physiques et mentales et compromettrait son jeu. Il se résolut donc à garder cette part d'Oikawa, à laquelle, il faut bien l'avouer, il s'était attaché, quitte à subir toutes les sautes d'humeur de son aîné.
Les choses se compliquèrent au moment où Hinata découvrit son âme sœur lors d'un match d'entraînement, le dernier jour de la Golden Week. C'était un joueur de Nekoma, une équipe de Tokyo, leur passeur titulaire en deuxième année ; et une fois qu'Hinata se fut rendu compte qu'il s'agissait de la personne à l'autre bout de son lien, il devint intarissable sur le sujet.
-C'est bien fait, hein ! s'exclamait-il joyeusement quand Kageyama et lui faisaient la route ensemble. Autant je suis parfois un peu speed, autant Kenma est quelqu'un de très calme et posé ! On se complète parfaitement avec des caractères plutôt contraires, même si je sais qu'au fond de lui, il peut être enthousiaste parfois ! Mais l'inverse est vrai aussi, des fois, je suis calme à l'intérieur ! Kageyama-kun, tu m'écoutes ?
-Oui, soupira Tobio même si ce n'était qu'à moitié vrai.
-Et toi, ton âme sœur ? Tu la sens ?
-Non.
-C'est peut-être parce qu'elle est plus jeune que toi, déclara Hinata. Le lien ne s'active que quand les deux moitiés ont atteint l'âge, tu savais ça ? Donc si elle a dix ans de moins, tu vas devoir attendre jusqu'à tes vingt-cinq ans sans âme sœur. Avoue que c'est déprimant, même pour toi !
Tobio leva les yeux au ciel. Il en avait assez de ce sujet.
-Ouais, souffla-t-il. Même pour moi.
Les premières compétitions s'annonçaient, et il appréhendait de revoir Oikawa. Il savait que son aîné le traiterait comme d'habitude, sans rien trahir de leur relation réelle, et lui n'aurait qu'à rentrer dans son jeu.
Ce fut plus facile à dire qu'à faire. Karasuno tomba contre Aoba Johsai en huitièmes, et le match gravita bien vite autour du duel de passeurs entre Oikawa et Kageyama, aucun des joueurs ne sachant vraiment ce qui se tramait entre eux. Tobio surprit souvent les yeux d'Oikawa sur lui, et lui non plus ne pouvait pas s'empêcher de le fixer –et bien vite, il comprit que le lien faisait pencher la balance du match.
Il lit en moi comme dans un livre ouvert. Il s'en sert pour prévoir mes attaques.
Etait-ce grâce à cette méthode que le capitaine d'Aoba avait mis si peu de temps à repérer le signe qu'il avait mis au point avec Hinata ? Il savait qu'Oikawa ressentait toute la pression qui s'accumulait sur ses épaules, son désir de vitesse, sa peur du block. Quand ils se retrouvèrent en duel au filet, Oikawa le leurra en bonne et due forme... et le tout dernier point du match, qu'il voulait imprévisible, fut complètement anticipé par Aoba.
Tobio n'avait qu'une seule consolation, celle d'avoir su s'en servir également à un moment critique, sentant qu'Oikawa avait besoin de sécurité et préférerait passer à Iwaizumi, son champion, son copain, plutôt que d'oser une attaque par le centre. Il l'avait pressenti, un instinct soudain qui ne se formulait pas avec des mots, semblable à l'adrénaline qui courait dans ses veines –il avait juste su.
Il eut du mal à digérer la défaite –la déception était immense, mais il n'arrivait pas à être aussi triste qu'il aurait voulu à cause de l'euphorie d'Oikawa. Aoba Johsai s'inclina le lendemain contre Shiratorizawa, et là, au moins, ils purent déprimer en chœur.
Au fond, Kageyama aurait pu se douter qu'ils s'affronteraient sur le terrain. Les âmes sœurs étaient appelées à être confrontées l'une à l'autre, perpétuellement, et ce jusqu'à ce que le lien s'annule. Il devait s'attendre à voir Oikawa un peu partout dans son quotidien, il en était conscient –mais il avait espéré avoir au moins un peu de répit après cette défaite.
Il se trompait. Juste quand il pensait pouvoir penser à autre chose, Oikawa réapparut de la manière la plus inattendue, au moment où Hinata et lui avaient suivi Ushijima jusqu'à Shiratorizawa et engagé la conversation.
-Remarque, le grand roi non plus n'est pas du genre à se plier, commenta Hinata de nulle part.
-Oikawa-san n'a rien à faire dans cette discussion, répliqua froidement Kageyama.
Il en saturait, d'Oikawa. Mais Ushijima se joignit au débat, et Kageyama le regarda parler avec un fond de rancœur. Ushijima... Si Tobio n'avait pas été accepté à Shiratorizawa, c'est parce qu'il ne correspondait pas au type de passeur que le champion désirait. Peut-être même que c'était lui qui avait dissuadé le coach de lui envoyer une recommandation après avoir vu le match de Kitaichi...
Il oublia bientôt cette rencontre, mais ne trouvait rien de réjouissant à ce qui pouvait le distraire. Comme toujours, il se sentait cerné par le système des âmes sœurs, et plus que jamais alors que l'été avançait. Yamaguchi avait trouvé son âme sœur dans la nouvelle manageuse du club, Yachi ; lors du camp d'été, Tsukishima finit par reconnaître que la sienne était un autre joueur de Nekoma, le capitaine, Kuroo, et la nouvelle enchanta Hinata –ils pourraient se faire des doubles rendez-vous, et le rouquin était tout à ses projets, inconscient que Kageyama les écoutait d'une oreille.
Il se sentait clairement exclu. Tout le monde était casé dans l'équipe, sauf lui –et sauf Tanaka, mais Suga lui avait glissé que son âme sœur était Kiyoko, elle attendait simplement qu'il mérite qu'elle lui donne sa chance. En soi, ils avaient tous une âme sœur reconnue.
-Alors, le roi ? lui lançait parfois Tsukishima avec un sourire narquois. Toujours personne pour partager ton pouvoir ? Ça ne m'étonne pas de toi, ceci dit...
Et Hinata n'était pas en reste :
-Tu sais ce qui est bien avec Kenma ? C'est qu'il a assez peu d'émotions violentes. Mais je sais direct quand il achète un nouveau jeu vidéo, tout d'un coup il est super impatient !
-Génial, marmonna Kageyama.
Lui ne s'en sortait pas. Non seulement il avait croisé Oikawa en pleine ville avec son neveu, comme par hasard lui entre tous alors qu'il cherchait juste quelqu'un à qui parler ; mais le lien continuait de l'appeler, irrésistiblement, au point qu'il entreprenne même une petite sortie incognito à Aoba. Il ne se faisait pas d'illusions, Oikawa devait avoir senti que sa présence était proche, mais, par négligence peut-être, ou simplement par amusement, il n'avait rien signalé.
Retomber contre Aoba Johsai dans la deuxième course aux Nationales était prévisible, mais Tobio eut tout de même l'impression que le destin se moquait ouvertement de lui. En particulier quand, en allant chercher une balle perdue, il se retrouva à quelques centimètres d'Oikawa lui-même, tous les deux ayant posé la main dessus au même moment. Karasuno gagna le match, mais il avait été éprouvant pour Oikawa comme pour Kageyama.
-Ça fait un partout, lui rappela Oikawa alors qu'il s'apprêtait à quitter le terrain.
Tobio ne savait pas exactement ce qu'il avait voulu dire par là –probablement voulait-il juste réfréner sa fierté et dire que s'ils étaient sur un pied d'égalité, il n'y avait pas de vainqueur désigné. Mais ce qu'il y entendait surtout, c'était qu'ils devraient rejouer l'un contre l'autre, encore et encore jusqu'à ce que ce duel ait une véritable issue –et ces rencontres incessantes allaient dans le sens du lien.
En vérité, tout cela l'épuisait. Il ne savait pas s'il en allait de même pour Oikawa, mais sans cesse se croiser et se recroiser, se voir dans des magazines, à la télé, dans le discours des autres, était extrêmement pesant. Il sentait qu'il n'avait pas de contrôle sur toute sa conscience, et qu'une part de lui revenait immanquablement à son âme sœur, même en dépit de sa certitude que rien n'était possible entre eux.
Et puis les choses commencèrent à devenir intéressantes.
Vers novembre, il ressentit des choses inhabituelles provenant d'Oikawa, des sentiments négatifs qui ne ressemblaient pas à ce qu'il éprouvait d'habitude. De la peine, de la colère, de la jalousie, qui surgissaient parfois brutalement et sans prévenir. Que se passait-il donc ? Tobio n'avait qu'une théorie possible. Si Oikawa était jaloux, c'était parce qu'Iwaizumi s'intéressait à quelqu'un d'autre ; et comme il était bien placé pour savoir qu'Oikawa n'était pas l'âme sœur d'Iwaizumi, c'était probablement que ce dernier avait trouvé à qui il était lié.
Les sentiments négatifs empirèrent avec le temps. Leur apparition se faisait plus régulièrement, de manière plus désespérée, plus violente. Oikawa était en train de perdre Iwaizumi, et au fond, Kageyama ne savait pas s'il devait en tirer une joie vengeresse ou non. Il ne pouvait pas s'empêcher de penser que c'était bien fait, que ce n'était pas si facile d'aller contre le destin. D'accord, tu ne veux pas de moi. Maintenant, c'est Iwaizumi qui ne veut plus de toi. Amusant, hein ?
En vérité, même s'il refusait de se l'avouer, l'espoir grandissait en lui que si Oikawa et Iwaizumi se séparaient, peut-être qu'Oikawa reviendrait vers lui. Ses mots avaient souvent été durs, ils avaient blessé Tobio, mais avec le temps, il pourrait certainement se faire pardonner. Ce n'était pas encore impossible entre eux.
La rupture survint finalement. Il sentit que la peine d'Oikawa s'était muée en colère brute, avec un pic terrible un soir de février, et à cela succéda de longues semaines de déprime. Tobio ne pouvait pas s'empêcher de la sentir aussi, et son moral était miné en dépit des bons moments qu'il passait encore avec l'équipe de Karasuno.
-Ça va, Kageyama-kun ? lui demanda un jour Hinata. T'as l'air triste, ça te va pas.
-N'importe quoi, débile. J'ai aucune raison d'être triste.
-Alors c'est sûrement ton âme sœur ! s'écria Hinata, tout d'un coup alerte.
-Arrête de dire des conneries, puisque je te dis que non, grommela Tobio.
Il fit attention les jours suivant, mais l'humeur d'Oikawa avait une forte ascendance sur la sienne, et ce n'était pas rare qu'il ait tour à tour envie de casser des choses et de se mettre à pleurer. Dans ces conditions, il comprenait qu'Oikawa ne veuille pas encore renouer le contact avec lui. Et lui ne ferait pas le premier pas, sûrement pas, pas après la manière dont l'avait traité l'ancien capitaine –certes, Tobio espérait toujours qu'ils puissent essayer de sortir ensemble, mais ça n'empêchait que c'était à Oikawa de venir vers lui et de présenter ses excuses.
Il ne savait pas vraiment pourquoi il espérait encore. Mais Oikawa, comme toujours, se révéla décevant. Du jour au lendemain, Kageyama sentit que le lien s'était brutalement distendu, que tout ce qu'il ressentait était désormais lointain et étouffé, à peine perceptible parfois. Et finalement, il apprit par Kunimi qu'Oikawa était parti en Argentine pour commencer sa carrière de volleyeur professionnel dans l'équipe de San Juan.
Il avait préféré s'enfuir à l'autre bout du monde plutôt que d'envisager que Kageyama et lui pouvaient fonctionner comme âmes sœurs. Ça faisait mal, et Tobio n'eut pas trop des vacances pour s'en remettre et se résigner à ce qu'il ne trouve jamais de bonheur en amour.
Les deux années suivantes furent prolifiques dans beaucoup de domaines, mais sentimentalement, c'était une lente descente en enfer. Le lien se maintenait, Oikawa et lui étaient probablement trop occupés chacun de leur côté pour juste le couper, et ne lui accordaient qu'une importance négligeable à présent qu'il était si réduit. Cependant, et malgré la distance, ils étaient toujours sous la dépendance des règles des âmes sœurs, et les effets s'en faisaient sentir ; dès qu'il en avait l'occasion, Tobio recherchait les derniers matchs de San Juan pour regarder, fasciné, Oikawa évoluer loin de lui.
Au Japon, les choses ne s'amélioraient pas. Il était toujours le seul de son entourage à ne pas être avec son âme sœur, et continuait à prétexter qu'il n'en avait pas. Il avait l'impression d'avoir perpétuellement des couples sous les yeux, des gens heureux, des amoureux qui se complétaient et étaient parfaitement épanouis tandis que lui continuait son chemin seul au milieu d'eux.
Peut-être, en son for intérieur, espérait-il que les choses se passeraient comme au collège, que le volley serait suffisant pour garder son esprit éloigné de tout ce qui l'encombrait : qu'il n'avait qu'à se donner à fond, s'entraîner jusqu'à l'épuisement, garder en tête l'objectif d'être le meilleur pour que tout le reste s'éclipse autour de lui, pour qu'il puisse refouler ses sentiments. Mais il prenait en maturité, sa curiosité se développait, sa conscience de lui-même, et il se rendait compte avec de plus en plus de clarté qu'il manquait cruellement d'affection.
Kazuyo lui manquait chaque jour, laissait un vide qui ne se comblait pas. Il ne voyait Miwa que rarement, et ses propres parents le connaissaient à peine. Il avait des amis, bien sûr, Hinata, Tsukishima, Yamaguchi, Yachi, mais il se sentait toujours un peu à part à cause de cette âme sœur manquante, et ils ne pourraient jamais lui donner le type d'attention qu'il recherchait. Il avait besoin d'une relation aussi intime que pourrait l'être celle de deux personnes faites l'une pour l'autre. Il voulait quelqu'un pour le comprendre, quelqu'un pour lui donner de l'attention et des marques de tendresse.
Il s'en voulait un peu de penser ça, d'autant plus que personne n'aurait pu suspecter que ce genre de pensées puisse passer dans la tête de Kageyama Tobio. Lui qui semblait détaché de tout, seulement concentré sur sa carrière de volleyeur, ne donnait pas l'impression de s'intéresser le moins du monde à une vie sentimentale. Mais il ne pouvait s'empêcher d'envier la manière dont Hinata parlait de Kenma, dont Tsukishima essayait de cacher ses sourires quand Kuroo lui écrivait. Il ne pouvait s'empêcher de remarquer que Yamaguchi prenait la main de Yachi quand ils marchaient ensemble, qu'elle lui agrippait le bras par réflexe, qu'il l'embrassait sur la joue quand ils se croisaient dans les couloirs. De son côté, Miwa était mariée, et Tobio s'attendait à ce qu'elle lui annonce qu'il allait être oncle d'un jour à l'autre.
Tu seras toujours un roi solitaire.
Kunimi avait perçu les choses mieux que quiconque. Quatre ans plus tard, il n'était toujours pas plus avancé, bien au contraire. Il savait exactement où étaient ses failles, mais ne trouvait personne susceptible de les combler. Le meilleur et peut-être seul candidat était à des milliers de kilomètres de là, constamment présent et pourtant toujours absent.
Comme s'il avait encore des choses à perdre, Hinata lui annonça qu'il partait au Brésil pour les deux ans à venir. A présent que son âme sœur était partie pour un pays lointain, c'était au tour de son meilleur ami de le quitter pour voyager à travers le globe. Kageyama n'eut pas le cœur à le retenir, pas quand Hinata était si enthousiaste –et finalement, dans les derniers jours, Shouyou lui parlait tellement de Kenma qui le sponsorisait, Kenma qui allait lui manquer, Kenma qu'il appellerait tous les jours, qu'il se sentit presque soulagé en voyant Hinata disparaître derrière les tourniquets de l'aéroport.
Kageyama avait reçu des dizaines de recommandations pour des universités prestigieuses, mais les laissa de côté, et passa les premiers tests pour intégrer les Schweiden Adlers, une équipe en milieu de tableau dans la première division japonaise. Ils étaient basés à Sendai, il ne perdrait pas ses repères, connaissait quelques-uns des joueurs –et un aussi gros défi lui permettrait de se concentrer sur autre choses que ses manques.
Ushijima fut présent lors des tests. Kageyama se souvenait de leur altercation, quelques années plus tôt, et craignit un instant que là aussi, le champion n'appose son véto sur sa candidature sous prétexte qu'il n'était pas le passeur qui lui convenait. Mais à la fin de la session, il s'orienta vers Kageyama, lui fit face, et les deux joueurs se fixèrent dans le blanc des yeux de longues minutes.
-Ushijima-san... ? finit par l'encourager Tobio.
-Kageyama Tobio, le salua le champion en se décidant enfin à parler. Tu as bien progressé.
Le passeur dissimula sa surprise de son mieux. Il avait tout espéré venant d'Ushijima, mais clairement pas un compliment ; et il décida d'aller dans son sens :
-Merci. J'ai regardé vos derniers matchs, tu as bien évolué aussi.
-On a besoin d'un passeur compétent pour remonter dans le classement, déclara Ushijima. Ce serait une bonne chose que tu nous rejoignes.
Cela faisait longtemps que Tobio n'avait pas eu si chaud au cœur. Il laissa un sourire percer sur ses lèvres :
-Merci beaucoup, Ushijima-san.
Il eut un instant de silence, puis le champion ajouta :
-Oikawa te tient en grande estime. C'est pour ça que je tenais à te voir jouer aujourd'hui. Et je comprends ce qu'il a voulu dire à l'époque.
-Oikawa ? répéta Kageyama en sentant son sourire fondre comme neige au soleil.
Comme toujours, son âme sœur se rappelait à lui. Il ne savait pas si la sensation était agréable ou non, mais il camoufla de son mieux tout ce que pouvait faire naître la mention de ce nom chez lui.
-Oui. Avant notre match, il y a deux ans, il m'a dit que tu étais un très bon joueur, et que ça rendait Karasuno susceptible de nous battre.
Il a dit ça. Tobio s'était toujours demandé si Oikawa avait été un tant soit peu fier de lui en tant que cadet –il ne lui aurait jamais montré directement, mais il l'avait souhaité, secrètement et avec ardeur, ne pouvant se détacher tout à fait de l'approbation de celui qui était à la fois son âme sœur et son modèle. Savoir que ce vœu s'était réalisé lui laissait une drôle de sensation dans le ventre.
Mais il est parti quand même. Sans même me dire au revoir, sans même me dire quelque chose.
Le peu de reconnaissance qu'il éprouvait se dissipa à cette pensée. Ce genre d'information n'avait plus d'importance à présent. Il était temps qu'il commence à s'éloigner de ce système d'âmes sœurs s'il voulait progresser sereinement... Mais une part de lui s'y refusait encore, convaincu qu'il était que seule la personne à laquelle il était destiné pouvait le compléter parfaitement. Kazuyo le lui avait dit. La nature est vraiment bien faite –qu'il le veuille ou non, Oikawa était le seul avec qui il puisse avoir une relation harmonieuse et complète.
Et puis, renoncer à Oikawa, c'était tirer une croix définitive sur la seule source d'affection potentielle qui l'entourait. C'était sûrement utopique de croire que du jour au lendemain, celui-ci se rende compte qu'ils avaient une chance, rentre d'Argentine et l'invite à boire un verre ; mais il n'avait rien d'autre, aucune option, aucun espoir avec une autre personne, et il s'accrochait donc à celle-ci.
La discussion avec Ushijima se poursuivit naturellement. Le champion semblait un peu plus à l'aise avec Kageyama, peut-être parce qu'ils se connaissaient des compétitions régionales et de l'équipe nationale jeune, et Tobio se permit de prendre des nouvelles des anciens de Shiratorizawa, de demander comment fonctionnaient les Adlers et ce que faisait Ushijima en ce moment.
-J'ai un petit appartement près du gymnase, déclara le champion. Mais je compte déménager bientôt, je n'ai pas assez de place pour mettre mes appareils de musculation.
-Tu as déjà repéré où tu allais t'installer ? demanda Tobio par politesse.
-Il y a une résidence dans le quartier voisin. Elle est assez luxueuse, à vrai dire, mais les appartements sont grands et sécurisés. Je vais essayer de trouver quelqu'un pour une colocation, mais...
C'était assez rare de voir un sentiment se peindre sur le visage d'Ushijima, et plus encore de le voir assez détendu pour sourire légèrement. Kageyama l'observa attentivement, et haussa les sourcils quand le champion termina :
-J'ai peur que peu de gens soient enclins à emménager avec moi. Avec le rythme des entraînements, les horaires, les camps, les affaires de sport, tout ça. J'ai conscience que je ne suis pas quelqu'un de très engageant. Tendou aurait peut-être accepté, mais il n'est plus dans la région.
Tendou doit être son âme sœur, songea Tobio. Mais la pensée l'effleura à peine qu'il ouvrait la bouche et déclarait sans même avoir pris le temps d'y réfléchir :
-Si je suis pris dans l'équipe, ça ne me dérangerait pas de vivre avec toi.
Ushijima le considéra, et Tobio vit son regard s'adoucir légèrement.
-Pourquoi pas, dit-il simplement.
Kageyama passa les semaines suivantes à faire ses cartons en attendant la réponse des Adlers, mais elle ne tarda pas, et elle était positive. Tous ses amis le félicitèrent, et il se sentit d'excellente humeur les jours qui suivirent, ce qui n'était pas arrivé depuis bien longtemps. C'était un nouveau départ.
A vrai dire, l'idée d'emménager avec Ushijima le rassurait beaucoup. Il avait simultanément l'impression de prendre en autonomie en quittant ses parents, et de régresser en ayant besoin de s'attacher à quelqu'un ; passant d'une maison souvent vide à un appartement pour deux. Ushijima n'était certes pas le plus extraverti des colocataires, et Tobio le connaissait assez pour savoir qu'il était souvent silencieux, de caractère taciturne, et ne parlait que quand c'était nécessaire. Mais ce serait toujours une présence, permanente et forte. Et ça compenserait sûrement pour le foyer dont il avait manqué lors de son adolescence.
Les choses semblaient aller dans son sens, pour une fois, et il se sentait un plus léger une fois installé avec Ushijima. Leur appartement était vaste, disposait de trois chambres et d'un bel espace qu'ils aménagèrent sans jamais s'opposer aux choix l'un de l'autre. Leur routine s'imposa toute seule et de manière naturelle ; ils avaient chacun leur espace personnel, ne se perdaient pas en bavardages inutiles, et ça leur convenait parfaitement.
Kageyama avait d'abord craint que ça ne change pas vraiment de la maison de ses parents, et qu'Ushijima passe tout son temps dans sa chambre pour être en paix, mais il n'en fut rien, et sa compagnie, quoique calme, se révéla plaisante. Tobio prit le pli de rester dans le salon la plupart du temps, et son colocataire était toujours dans les parages –dans la cuisine à lire, regardant parfois la télé, et passant quelques heures par jour à faire des exercices à côté du canapé. Une semaine après leur emménagement, Tobio osa finalement lui demander :
-Ushijima-san, ça ne t'ennuie pas si je cours avec toi ?
-Pas si tu peux suivre, répondit le champion en haussant les épaules.
Ils se mirent donc à jogger ensemble, et peu à peu, une sorte de complicité s'installa entre eux –tacite, inattendue mais sereine, et Tobio ne put que s'en réjouir.
Il n'était plus vraiment seul.
Lui qui avait enchaîné les désillusions avait plutôt bien réussi à redresser sa vie. Il venait de signer un contrat professionnel en première division et s'apprêtait à commencer la saison ; il avait son propre appartement, un colocataire avec qui il s'entendait bien, et des amis fidèles : Hinata et lui faisaient régulièrement des appels vidéo, et il mangeait avec Tsukishima une fois par semaine. Il songeait à passer le permis de conduire pour être un peu plus libre de ses mouvements, et finalement, il serait un adulte accompli.
Ou presque. La seule chose qui lui manquait, c'était toujours une âme sœur. Ushijima était une compagnie agréable, mais ça ne suffisait pas à combler des manques affectifs bien plus profonds. Ce n'était pas un confident, à peine un ami, ils n'étaient même pas proches physiquement –et Tobio se retrouvait confronté au même problème. Sa solitude avait beau s'être un peu atténuée, elle demeurait bel et bien là, ancrée en lui, quelque part entre le lien toujours persistent et le souvenir de son grand-père. Il avait la sensation d'avoir des choses à découvrir, des choses à donner, des choses en lui qui n'attendait que de s'exprimer et sur lesquelles il ne posait pas vraiment de nom.
De la tendresse ? De l'affection ? De la douceur ? Tout cela n'avait jamais fait partie de son quotidien à proprement parler, mais il avait vu partout autour de lui ces petits gestes complices, ces preuves d'amour qui semblaient donner tant de bonheur à la personne qui les recevait. Mais dans un monde où tout fonctionnait par paire, comment trouver quelqu'un sur qui reporter tout ça ?
Ces pensées l'occupaient tout le temps. L'obsédaient, même, avec une nouvelle ampleur. Il n'était pas rare qu'il se perde dans ses pensées et en oublie son environnement –et c'est précisément ce qui lui arriva ce jour-là, pourtant le premier jour d'entraînement dans le gymnase des Adlers, alors qu'il essayait de se repérer dans les lieux et percuta quelqu'un par pure distraction.
-Oh, désolé..., murmura-t-il.
Il releva les yeux pour voir s'il s'agissait d'un coach, d'un employé ou tout du moins de quelqu'un qui pouvait lui indiquer où étaient les vestiaires.
A la place, il se retrouva nez à nez avec Nicolas Romero en personne.
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