Chapitre 15
Tobio referma la porte de la chambre d'Oikawa, et eut besoin de quelques secondes pour reprendre son souffle et faire le point.
Ils avaient réussi à parler sans s'étriper. Sans s'insulter. Sans laisser le ressentiment guider leurs mots. Une première.
Kageyama savait que c'était l'effet du choc. Le fait qu'Oikawa ait manqué de mourir n'effaçait pas ce qui s'était passé entre eux et tous leur antécédents ; mais ils avaient désormais tous les deux conscience qu'ils ne pouvaient pas vivre l'un sans l'autre. Ils pouvaient vivre sans lien, Kageyama en était convaincu, ils pouvaient vivre sans être âmes sœurs ou seulement occasionnellement –mais Oikawa Tooru n'était pas seulement sa moitié attitrée. C'était son aîné, c'était son modèle. C'était celui qui avait forgé une part de sa personnalité. Même en dehors de leur lien, ils s'étaient construits l'un avec l'autre ; et pour cela, Tobio n'aurait jamais pu le laisser disparaître de ce monde.
Il n'aurait jamais pu laisser partir quelqu'un d'autre.
Kageyama s'apprêtait à descendre quand il aperçut Hanamaki trottiner vers lui :
-Ça y est, vous avez fini ? Niquel. Je vais rester avec lui, maintenant. Et lui passer le savon de sa vie, parce que Mattsun m'a chargé de lui dire que s'il trouvait ça marrant de crever prématurément, il s'arrangerait pour lui trouver le cercueil le plus moche possible.
Tobio le regarda sans comprendre.
-Il travaille aux pompes funèbres, précisa Makki.
Kageyama ne savait pas comment réagir, et demanda d'un air incertain :
-Est-ce que je peux t'emprunter ton téléphone ?
Makki le lui tendit sans poser de questions, mais Tobio ne se sentait pas assez à l'aise pour passer un appel devant ses yeux scrutateurs. Il composa le numéro de Nicolas de mémoire, et hésita sur quoi dire –ils étaient déjà dans l'après-midi et Romero avait dit qu'il serait rentré pour douze heures, où était-il à présent ? Avait-il cherché Tobio ? Il avait dû trouver la porte grande ouverte en rentrant chez lui, mais comment aurait-il pu savoir ce qui s'était passé ?
Moi : je suis à l'hôpital, Oikawa-san a fait une overdose
Moi : il va bien maintenant. Je rentre à pied
Il rendit le téléphone à Makki avec un signe de remerciement.
-A la prochaine, Kageyama, déclara celui avec un petit sourire avant de pousser la porte et de rentrer dans la chambre d'Oikawa.
Tobio redescendit lentement, et prit le chemin du quartier où vivait Romero –ça prendrait une bonne heure à pied, mais prendre l'air lui ferait du bien. Il était épuisé en dépit d'avoir dormi toute la matinée, encore à demi assommé par les événements. L'avancée de la situation lui semblait toujours confuse en dépit de leurs nouvelles résolutions.
Se réconcilier avec Oikawa ne pourrait être que bénéfique pour eux deux, même s'il leur faudrait encore du temps avant d'établir une vraie relation de confiance. Et en même temps... en même temps, Hayashi l'avait prévenu que plus il passerait de temps avec son âme sœur, plus l'attraction serait inévitable ; mais il n'était pas question de sortir avec lui. Juste de tomber d'accord et de communiquer pour rendre le lien harmonieux, pour ne pas qu'il vienne entraver leurs relations hors âmes sœurs. Pour qu'Oikawa sorte de sa paranoïa et lui fasse confiance. Pour que Nico et lui puissent enfin avoir une vraie intimité.
Penser à Romero rendit de nouveau Tobio nerveux. Devait-il garder le secret sur ce qui s'était passé tout le mois dernier ? Puisque les choses s'arrangeaient, devait-il vraiment avouer à Romero qu'Oikawa avait tout senti de ce qu'ils faisaient ? Il gardait encore tellement de secrets –les dissimulant à Nico, mais aussi à Hinata et à Miwa. Aucun d'entre eux ne savait ce qui s'était vraiment passé ces dernières semaines, quelle explication fournir à son comportement, à son état qui n'avait fait que décliner ; seuls Oikawa et lui en étaient conscients, eux seuls savaient ce qui était passé à travers le lien. Ça pouvait toujours rester entre eux...
Il en était là dans ses pensées quand une voiture s'arrêta à côté de lui dans un crissement de pneus, et Tobio reconnut celle de Nico avec un temps de retard. La vitre de son côté s'abaissa légèrement, révélant Romero au volant, lequel lui adressa un coup d'œil avant de dire, simplement, l'air impassible :
-Monte.
Kageyama obéit. Il se glissa sur le siège passager, referma la portière, et boucla sa ceinture en sentant l'appréhension grimper. Romero démarra, et la tête de Tobio heurta légèrement l'appuie-tête dans le processus.
Le silence qui régnait dans l'habitacle était étouffant. Nico avait rarement l'air contrarié, mais le simple fait de le voir départi de son sourire était assez pour signifier qu'il se passait quelque chose, et Tobio n'eut plus de doutes sur le fait qu'il aurait des comptes à rendre –et l'idée d'avoir songer à les cacher lui sembla tout à coup absurde.
Romero n'était pas stupide. De fait, il était un des hommes les plus intelligents que Tobio connaisse, au volley comme en dehors ; et si leurs adversaires craignaient Romero sur le terrain parce qu'il additionnait ce trait à sa puissance, Kageyama redoutait tout autant ce qu'il avait pu restituer de son côté simplement par des déductions –l'overdose étant peut-être la dernière pièce qu'il manquait à son puzzle pour comprendre ce qui s'était passé. Sa perspicacité et sa capacité à lire les expressions de Tobio lui confirmeraient amplement que celui-ci avait joué un rôle dans l'overdose, ou tout du moins qu'il en connaissait les causes.
Ils rentrèrent. Kageyama prit sa douche et s'habilla pendant que Nico lui préparait à manger, et il se força à finir son assiette pour ne pas faire d'histoires, même si l'odeur douceâtre de l'hôpital lui tournait encore la tête. Ils ne parlaient toujours pas –pas davantage quand Tobio l'aida à faire la vaisselle, et toujours pas quand ils se réinstallèrent de nouveau autour de la table, face à face, rendant très clair le fait qu'ils devaient avoir une conversation sérieuse.
La pression que lui mettait Nicolas était aussi intense que sur un terrain. Et Tobio flancha.
-Oikawa-san a fait une overdose, commença-t-il maladroitement. Il a pris tous ses annihilateurs d'un coup.
Romero hocha la tête. Kageyama aurait préféré entendre le son de sa voix. Il avala sa salive et joua nerveusement avec ses doigts.
-Il -Il ne les prenait pas, avant. Moi, je les prenais, mais pas lui. Depuis que le lien s'est réactivé, je veux dire.
Il se sentait tellement mal, tellement en décalage. Incapable de s'exprimer clairement. Il ne voulait pas décevoir Nico, il ne voulait pas briser sa confiance, il ne voulait pas ruiner tout ce qu'ils avaient accompli. Mais il devait lui dire la vérité –avec un mois de retard.
-Il... Il..., bégaya-t-il.
-Il a tout senti, trancha Nico pour lui. C'est ça, Tobio ?
Kageyama tiqua à l'emploi de son prénom plutôt qu'à un de ses petits surnoms habituels.
-Il le sentait, mais je ne le savais pas, se défendit-il faiblement. On était d'accord pour prendre les annihilateurs et je pensais qu'il le faisait, c'est seulement après que je l'ai appris...
-Quand ?
Tobio baissa les yeux.
-Il y a trois semaines.
-Why didn't you tell me?
Kageyama resta silencieux. La voix de Nico était froide, et même son accent caractéristique ne suffisait pas à l'adoucir. Il ne l'avait jamais entendu comme ça.
-You don't trust me?
-Si ! se récria Kageyama. Bien sûr que si, Nico ! Mais on avait déjà attendu tellement longtemps, je ne voulais plus écouter le lien, je n'avais plus besoin de lui, je –je me suis dit que c'était tant pis pour Oikawa-san, et que je vivais ma vie comme je voulais, que je n'avais qu'à l'ignorer, tant pis si lui sentait quelque chose et...
-And that it would make him suffer.
-Il le méritait, marmonna Kageyama.
-Yeah, surely he deserved to die.
Voir Nico employer l'ironie autrement que pour taquiner était dévastateur. Kageyama sentit l'angoisse l'étouffer, plus douloureusement peut-être que la sensation d'intubation, et ce fut à peine s'il put sortir les mots suivants.
-Il m'a dit des... des choses sur nous qu'il n'était pas censé savoir. Il sentait –il sentait ce qu'on faisait, toi et moi et... ce jour-là, il me l'a fait savoir d'une manière...
-Ce jour-là. Three weeks ago ?
-Oui, confirma Kageyama d'une voix faible.
-Then why did you keep doing this with me?
Il y eut un moment de silence où ils évitèrent de se regarder. Kageyama se sentait absolument mortifié, et quand il releva les yeux, ce fut pour voir Nico les bras croisés, fixant un coin de table d'un air déçu.
-Tobio. Tu t'es servi de moi, dit-il lentement.
-Non, je...
- You used me to hurt him.
-Nico...
-All we did was just part of your strategy. It –it wasn't because you loved me.
Kageyama entendit presque son cœur se briser.
-Non, ce n'est pas ça, paniqua Tobio. Je pensais juste qu'Oikawa-san prendrait ses annihilateurs si je le poussais à bout, qu'il en aurait marre de sentir tout ça... Je ne pensais pas que ça se finirait comme ça... Et je n'ai jamais voulu me servir de toi, je ne suis pas un manipulateur, je te le promets, je l'ai fait parce que j'avais envie, ça ne change rien entre nous, je t'aime, je le voulais, je le voulais depuis des années-
Il s'interrompit pour reprendre son souffle. Oikawa s'inquiétait, il était en train de sentir toute sa détresse, mais Kageyama ne prit pas le temps de le rassurer, trop pris dans sa peur de perdre Nicolas :
-Je te demande pardon, j'aurais dû t'en parler, j'ai eu peur, je ne savais pas quoi faire... J'ai eu tort de faire comme ça, ce n'était pas juste pour toi, ce n'était pas juste pour lui, je suis désolé, mais je –je te promets que tout ce qu'on a fait, c'était d'abord parce que je t'aime. Parce que j'en avais assez que le lien nous retienne. Et... Et maintenant, ça va aller, je te le jure, Nico. On va se mettre d'accord. On prendra les annihilateurs en même temps pour qu'on puisse être tranquille. On va trouver notre équilibre, lui, toi et moi.
Romero hocha la tête pour dire qu'il avait compris, mais ne répondit pas, et Tobio resta accroché au bord de sa chaise en se demandant s'il était toujours fâché. C'était la première fois dans une de leurs disputes que Nico restait silencieux, et ce n'était pas bon signe. Habituellement, il étouffait leur désaccord en plaisantant, défendait son point de vue si les choses devenaient plus sérieuses, cédait une part à Tobio, ne lui imposait rien et tout finissait par se régler calmement. Mais c'était la première fois qu'il choisissait d'ignorer ouvertement Kageyama, et celui-ci resta à le contempler de longues minutes d'agonie sans savoir comment formuler ses excuses.
Finalement, Romero repoussa sa chaise et se leva.
-Où tu vas ? demanda Tobio d'une voix où l'hystérie perçait presque.
-Dormir, répondit Nicolas d'un ton neutre.
Il lui lança un regard pénétrant, et Tobio saisit le message aussi clairement que si un lien existait entre eux. Dormir, parce que ça fait des nuits que tu m'utilises pour torturer ton âme sœur, et j'ai besoin de récupérer aussi.
Nicolas disparut dans sa chambre, et Tobio resta immobile, les yeux rivés sur la table. Le peu d'apaisement qu'il avait ressenti en faisant la paix avec Oikawa venait d'être complètement balayé par cette discussion. Et en même temps, Romero avait raison. Kageyama l'avait utilisé. Tout comme Oikawa s'était servi du lien comme une arme pour lui faire du chantage affectif, lui avait exploité son petit-ami et le lien pour épuiser nerveusement son âme sœur.
Comme si le destin se moquait de nouveau de lui. Chaque pas qu'il faisait vers Oikawa l'éloignait de Nicolas. Chaque amélioration dans une de ses relations se payait d'une dégradation dans l'autre. C'était un équilibre, en un sens... Mais Tobio n'en voulait pas. La seule balance qu'il cherchait, c'était entre sa relation d'âme sœur et sa relation de couple. Et c'était à lui de trouver le juste dosage, jusqu'où il allait avec les deux hommes qui faisaient partie intégrante de sa vie.
Il attendit une bonne heure avant de se décider à rejoindre la chambre à son tour. Son téléphone était toujours posé sur la table de nuit, là où il l'avait laissé le soir d'avant. Il s'arrêta un moment dans l'embrasure de la porte, le temps d'être certain que Nicolas dormait, puis se glissa timidement à côté de lui, s'arrangeant pour s'installer entre ses bras et caler sa tête sous son menton, retenant son souffle comme s'il avait peur que Romero se réveille et le chasse.
Il ne se rendit pas compte qu'il s'était endormi, lui aussi affecté par le stress de la matinée et les chocs émotionnels successifs. Mais quand il se réveilla, Nico était toujours à côté de lui et le regardait, appuyé sur un coude, lui caressant les cheveux de sa main libre.
-Please, murmura-t-il en le voyant éveillé, mais assez doucement pour ne pas troubler l'atmosphère de la pièce. Don't keep everything to yourself.
-Promis, répondit Tobio avec un regard de gratitude. Je te demande pardon.
Les choses se rétablirent à partir de là, mais Kageyama appréhendait tout de même le moment de voir Oikawa, même en sachant qu'il était assez maître de lui-même pour ne pas céder au lien et qu'ils auraient enfin une discussion paisible. Il avait débloqué son numéro, comme promis –ayant dans la foulée expliqué la situation en édulcoré à Hinata.
-C'est bien si ça s'est arrangé entre vous, déclara Shouyou. Je vais l'appeler, ça lui fera plaisir.
Tobio ne s'habituait toujours pas à les savoir si proches. Il haussa les épaules avant de se rappeler qu'Hinata ne pouvait pas le voir.
-D'ailleurs, Kageyama..., poursuivit son meilleur ami d'un ton hésitant. La date approche. Tu sais –le mariage. Tu es toujours mon témoin, hein ?
-Evidemment, idiot.
-Et... Du coup, puisque ça va mieux, est-ce que je peux inviter Oikawa aussi ? On est amis, je ne veux pas le laisser de côté –mais en même temps, à choisir entre toi et lui...
-Ouais, répondit juste Tobio. Tu peux l'inviter, il n'y a pas de souci.
-Ça marche, merci. De toute façon, vous ne serez pas sur la même table, Nico et toi serez à la mienne. Tiens-moi au courant, d'accord ?
-Je le ferai. On se voit bientôt, Hinata.
Il décida de se rendre à l'entraînement des Adlers le lendemain –le lien était plutôt calme, et l'absence des annihilateurs l'aiderait sûrement à reprendre son rythme et son jeu habituels. Retrouver les sensations familières du terrain, le frisson d'adrénaline et la confiance de ses coéquipiers lui fit immensément de bien, et même Ushijima lui posa une main sur l'épaule en déclarant qu'il était heureux de pouvoir frapper ses passes de nouveau –Hoshiumi lui témoigna la même chose en lui sautant dessus.
Il récupéra son sac et son téléphone dans son casier avant d'aller à la douche, et découvrit de nouveaux messages en vérifiant ses notifications.
Oikawa-san : J'ai dû rencontrer un psy aujourd'hui, Hayashi était là
Oikawa-san : C'était looooong...
Oikawa-san : Je sors ce soir. Quand est-ce que tu veux qu'on se voie ?
Moi : le plus tôt possible
Autant régler ça au plus vite ; ça stabiliserait la situation pour tout le monde.
Oikawa-san : demain soir ?
Oikawa-san : je connais un bon restau
Tobio plissa les yeux. Il avait plutôt imaginé qu'ils se retrouveraient quelque part dans la rue entre chez Nico et chez Oikawa, qu'ils régleraient ça en deux minutes et qu'ils n'auraient plus besoin de se voir ensuite. Passer tout un repas en compagnie d'Oikawa... C'était beaucoup, et surtout, ça pouvait prêter à confusion. Kageyama n'avait peut-être qu'une seule référence romantique dans sa vie, il était bien conscient que ce que proposait Oikawa s'apparentait à un rendez-vous.
Oikawa-san : et fais pas semblant d'être fauché
Un demi-sourire agacé étira les lèvres de Tobio. Il ne répondit pas immédiatement, préférant être sûr que Nico cautionnerait ça avant de lui confirmer, et il trouva l'occasion de lui parler en rentrant chez lui alors qu'ils faisaient la route ensemble. Il craignait de déclencher une nouvelle dispute, mais se rassurait comme il pouvait : Romero avait été le premier à le pousser vers son âme sœur, il appréciait Tooru, il était ouvert sur la question ; et finalement il lâcha :
-Est-ce que je peux voir Oikawa-san, demain soir ?
Nicolas lui adressa un drôle de regard, puis retrouva son sourire –mais Kageyama songea que les siens étaient encore plus traîtres que ceux d'Oikawa, plus difficiles encore à identifier entre faux et sincères. Des fois, il aurait aimé avoir le lien pour découvrir le fond de sa pensée.
-Bien sûr, répondit-il d'une voix enjouée. Tu fais ce que tu veux. Je ne suis pas ton père.
Aïe. Kageyama ne se laissa pas démonter, et entrelaça ses doigts aux siens :
-On a dit plus de secrets, rappela-t-il. Je ne veux pas te cacher ça. Je vais juste le voir pour se mettre d'accord sur les annihilateurs, lesquels on prend, quand est-ce qu'on les prend. Rien de plus.
-Pas de problème.
-On pourra se voir après. Je te raconterai.
Nico acquiesça, Kageyama confirma à Oikawa par message, puis ils passèrent la soirée tranquille à l'appartement à regarder des matchs enregistrés. Tobio n'avait pas pris d'annihilateurs, Tooru non plus, mais l'embellie de leur relation semblait durer et rien de vraiment intense ne vint perturber le lien. Ceci dit, tous les deux sentirent que la nervosité grimpait au fur et à mesure que la journée du lendemain avançait, alors qu'ils se rapprochaient de l'échéance –et elle atteignit son paroxysme au moment où Kageyama gara sa Jaguar devant le restaurant que lui avait indiqué Oikawa.
Tobio ne put s'empêcher d'arborer un sourire moqueur en verrouillant sa voiture, conscient qu'Oikawa était en train de se consumer d'envie. Tous les deux étaient en meilleure forme que l'avant-veille, et ils étaient pleinement en possession de leurs moyens –ni épuisement, ni alcool pour venir leur faire dire des choses qu'ils regretteraient. Ils esquivèrent tous deux le poids du lien et son désir de contact physique, préférant se saluer d'un simple signe de tête avant d'entrer et de s'asseoir à la table que Tooru avait consciencieusement réservée.
-Merci d'être venu, Tobio-chan, dit-il lorsqu'ils furent assis.
Il appréhendait, sentant sûrement que Kageyama n'avait pas encore tout pardonné. Cela viendrait avec le temps, ils s'en doutaient tous deux, mais il était encore trop tôt pour considérer leur paix comme acquise. Tobio ne répondit rien et commença à feuilleter le menu.
-J'ai vu le psy, hier, déclara Oikawa en s'emparant du sien, feignant de paraître désinvolte même si Tobio pouvait lire dans le lien sa véritable humeur. Avec Hayashi, je te l'ai dit ? Pour discuter un peu de tout ce qui s'était passé. J'ai encore quelques séances de prévues. Ils m'ont dit que si tu voulais, tu pouvais aussi y assister.
-Pourquoi je ferais ça ? demanda Tobio sans agressivité.
-Parce que ça tourne autour de toi.
Il posa ses coudes sur la table pour se pencher légèrement en avant, et Tobio posa le menu d'un air ennuyé –il avait déjà choisi, mais n'était pas pour autant prêt à se relancer dans de grandes discussions avec Oikawa. Celui-ci le perçut à travers le lien, et fit machine arrière, refusant de brusquer les choses :
-D'accord, plus tard, déclara-t-il. Je t'offre un verre d'abord ? Hm. Je ne te sens pas chaud. Tu ne tiens pas l'alcool, c'est ça ?
-Bien sûr que si, s'offensa Tobio.
Un léger sourire se dessina sur les lèvres d'Oikawa, et il haussa les sourcils :
-Ce n'est pas ce que dit le lien. Dis-moi, Tobio-chan, tu as l'alcool triste ou joyeux ?
Kageyama baissa les yeux. Les dernières vraies cuites qu'il s'était prises étaient lors du retour de Hinata et à la dernière soirée des Adlers. Et les deux fois, il s'était retrouvé à chauffer Romero sans aucune honte.
-Je vois, déclara Oikawa en éclatant de rire, lisant sûrement son embarras.
-Toi, t'as l'alcool honnête, contra Kageyama.
Un léger froid passa entre eux. Tous les deux avaient bien en mémoire les messages vocaux que lui avaient laissés Oikawa –cruels, mais pleins de vérité sur ses pensées réelles. Tooru prit un air d'excuse, visiblement décontenancé que Kageyama remette ça sur le tapis, et haussa les épaules.
-Ça dépend des fois, répondit-il évasivement.
Une serveuse vint prendre leurs commandes, et ils se retrouvèrent de nouveau face à face d'un air gêné. Kageyama s'efforça de mettre sa rancœur de côté, et choisit de relancer :
-Alors. Tu disais ?
-Ah, oui. Le psychologue. On réfléchit beaucoup sur ce qui s'est passé depuis l'histoire de l'enlèvement, sur les traumatismes engendrés par le lien, et par ceux qui sont naturels dans une telle situation. Sur comment gérer les séquelles de tout ça. Tu dois en avoir aussi, c'est pour ça qu'ils ont dit que tu étais le bienvenu...
Il n'était pas certain, mais fut rapidement fixé. Il suffisait à Kageyama de se repasser ses cauchemars incessants, ses inquiétudes des portes fermées, des bruits de pas, des murmures, pour savoir qu'il n'avait pas encore totalement fini de digérer cette histoire.
-Et donc ? demanda-t-il en se raclant la gorge, préférant éloigner la discussion de lui-même. Tes séquelles ?
Oikawa se sentait vulnérable. Partager ses faiblesses n'était pas quelque chose qu'il faisait habituellement, bien au contraire, et il lui fallait un véritable effort pour ouvrir la bouche et parler –Tobio le sentit parfaitement, mais le laissa réfléchir à ses mots un long moment sans le presser.
-Quand j'ai compris que cet enlèvement était une affaire de vie ou de mort, j'ai... j'ai compris que le lien faisait partie de moi, et ça m'a fait peur. J'ai compris que si tu disparaissais, une part de moi mourrait aussi. J'ai découvert des tas de choses –des choses sur toi à la pelle, des choses que je n'avais jamais soupçonnées sur qui tu étais, ce que tu aimais, ce que tu avais vécu. J'ai découvert des choses sur moi, aussi. Sur le fait que je n'avais jamais brisé le lien, que je me mentais à moi-même depuis le début. Et que ce lien, je devais le chérir, pas essayer de le rejeter comme un gamin effrayé.
Tobio plissa légèrement les yeux, et lui fit signe de poursuivre d'un geste du menton.
-L'enquête sur ton enlèvement... Cette enquête a redonné du sens à ma vie, Tobio. J'ai quitté mon équipe et mon pays d'accueil pour revenir ici, seul, sans rien, avec seulement des plans culs pour croire que j'avais de la compagnie, en prenant des annihilateurs parce que je ne supportais pas de sentir que tu étais heureux sans moi. C'est égoïste, c'est pathétique, mais c'était comme ça que je vivais avant ce jour-là. Appelle ça une révélation ou ce que tu veux, mais tout a fait sens après la réactivation de notre connexion –la puissance des âmes sœurs, ce que peut faire le lien, ce qu'il y a entre nous, qu'on le veuille ou non. Et je me suis raccroché au lien comme à une bouée de sauvetage. J'étais dans l'excès, dans l'obsession. C'est pour ça que je ne voulais plus prendre les annihilateurs.
C'était la première chose que Tobio avait apprise sur les âmes sœurs -c'est la plus belle chose qui existe, la nature est vraiment bien faite- mais Oikawa ne l'avait visiblement découverte que très tardivement. Tobio y avait cru, y croyait encore peut-être, lui aussi fasciné par le lien qui lui avait sauvé la vie ; mais il y avait d'autres choses magnifiques dans ce monde, il y avait d'autres endroits où trouver le bonheur. Son âme sœur et lui avaient connu ces deux vérités tour à tour, mais pas dans le même ordre, et en adéquation avec leurs priorités.
-La dernière fois qu'on s'est vus, j'ai complètement craqué, poursuivit-il la gorge nouée. Je ne sais même pas ce qui m'a pris. J'étais complètement épuisé. Je n'avais pas dormi de la nuit. J'avais l'impression que rien n'allait dans mon sens, dans le sens des âmes sœurs, parce que tu venais de rompre la relation platonique –et c'était peut-être mon dernier espoir pour me convaincre que tu croyais un peu au lien aussi. J'ai menti, je n'ai rien adoré, je voulais juste te faire payer ce que je voyais comme une trahison. J'ai été infâme. J'étais tellement en colère, et jaloux –je... je ne sais même pas si tu pourras me pardonner un jour.
Tobio ne savait pas non plus, à vrai dire. Le choc de l'overdose rendait déjà ce souvenir lointain, obsolète presque, mais la douleur était toujours là, l'indignation aussi, le regret d'avoir eu sa première fois saccagée par tant de révélations.
-Ouais, acquiesça Oikawa comme s'il lisait ses pensées mêmes. La première fois, c'est toujours important. J'aurais dû te laisser savourer ça comme il se doit. Ma colère était complètement injustifiée –j'ai eu la mienne avec quelqu'un d'autre, aussi, et tu ne m'as pas tapé de scandale pour autant.
-Avec Iwaizumi ? interrogea Tobio en sachant déjà la réponse.
La mention d'Iwaizumi ne cessait jamais de blesser un peu Oikawa, et ce fut le cas cette fois encore, même des années après la rupture.
-Oui. On avait quinze ans. Le lien ne s'était pas encore activé entre nous... entre lui et son âme sœur non plus, d'ailleurs. On n'avait pas à s'inquiéter avec ça.
-C'est lui qui t'a quitté ?
Tobio demanda sans délicatesse. Après tout ce qu'ils s'étaient lancés au visage, elle n'était plus vraiment de mise –le tout était de transformer des vérités blessantes en questions franches.
-Je sais pas trop, marmonna Oikawa. C'était lui, c'était moi. Ça ne tenait plus, c'est tout. Pourtant... je pensais que ça pouvait marcher. Il y a des couples qui arrivent à exister hors âmes sœurs.
Il jeta un coup d'œil à Tobio. Il se sentait un peu triste, mais Kageyama ne savait pas à quoi l'identifier, et Oikawa explicita :
-Une fois, j'ai couché avec une fille qui ne se remettait toujours pas que son âme sœur soit partie. Il ne s'est jamais rien passé et le lien est mort. C'est bien la preuve qu'avec assez de volonté, ça fonctionne. Je devrais peut-être la rappeler, d'ailleurs, je crois que j'ai été assez goujat avec elle. Pas pour –pas pour ça, hein. Pour compatir un peu. Pour qu'elle accompagne mon âme solitaire si jamais je me retrouve dans la même situation.
Il l'avait dit sur le ton de la plaisanterie, mais son malaise était perceptible, une vraie inquiétude nichée au fond de ses tripes, celle de perdre le lien pour toujours. Tobio ne sut que répondre.
-Je ne sais pas comment fait Nicolas, lâcha Oikawa en réorientant légèrement de sujet. D'avoir perdu le lien du jour au lendemain. Il m'a un peu parlé de ce qui s'était passé. Ça a dû être terrible à vivre. Il a eu de la chance de tomber sur toi.
-C'est moi qui ai eu de la chance de tomber sur lui, répliqua Tobio. C'était la première personne que je rencontrais qui n'avait pas d'âme sœur.
Il ne développa pas, mais ses sentiments parlaient pour lui, bien plus puissants que tous les mots qu'il aurait pu trouver pour exprimer sa gratitude, son admiration ou son amour. Oikawa posa la tête sur la paume de sa main et demanda, malgré toute la douleur que suscitait cette question :
-Tu aurais voulu qu'il soit ton âme sœur ?
-Ouais, carrément, répondit Tobio en toute honnêteté. Ce serait plus simple. Sur le terrain, ce serait aussi super utile de savoir comment il se sent, comment il peut frapper mes passes-
-Le volley, s'écria Oikawa en éclatant de rire. J'aurais dû m'en douter. Tu ne changes vraiment pas, Tobio-chan.
Ils furent interrompus par la serveuse qui leur ramenait leurs plats, et ils arrêtèrent de parler quelques minutes le temps de déguster. L'ambiance s'était considérablement détendue autour d'eux, même si un fond de tension restait toujours perceptible –mais Kageyama avait l'impression qu'ils avaient été tellement loin ces dernières semaines qu'il faudrait dépasser les limites de l'imagination pour provoquer une nouvelle dispute.
-J'aurais bien voulu qu'Iwa-chan soit mon âme sœur, aussi, confessa doucement Oikawa. Mais ça ne se choisit pas. A l'époque, il me disait qu'on n'aurait qu'à rejeter nos âmes sœurs, et voilà où il est aujourd'hui, marié, casé, bientôt papa de ce que j'ai entendu.
-Ah bon ? s'étonna Tobio en mâchant sa nourriture.
-Ouais. Il m'a envoyé un message hier pour prendre des nouvelles. Pas grand-chose, juste dire qu'il me soutenait et me parler un peu de sa petite famille. Ce sera un garçon. Nicolas a un fils aussi, non ?
-Ouais. Il est super cool –enfin, jusqu'au moment où il commence à parler de Hinata. Genre, son père est une superstar mondiale, et lui tout ce qui l'intéresse c'est ce crétin des sables ? Il n'a clairement pas le sens des priorités.
Un rire sincère secoua Oikawa, pris par une joie authentique, et il souriait de toutes ses dents en répondant :
-C'est un enfant, Tobio ! Et puis, c'est vrai qu'Hinata bouge vite. Je l'ai vu jouer et il est impressionnant sur le sable.
-Pff. C'est surtout facile pour Rafael de s'identifier à quelqu'un proche de sa taille. Enfin, s'il est aussi grand que Nico, il aura dépassé Hinata quand il aura treize ans.
-Médisant, médisant, Tobio-chan !
Oikawa s'amusait visiblement beaucoup, et Kageyama ne pouvait pas s'empêcher de prendre part au plaisir qu'il sentait en lui –ils échangèrent un petit sourire, puis Tobio revint sur son assiette avant que la situation ne devienne plus ambigüe.
-Bref, dit-il d'un air un peu malhabile. Le lien. C'est de ça qu'on devait parler, à la base.
Oikawa lui adressa un bref hochement de tête, retrouvant son sérieux, et prit le temps d'avaler encore quelques bouchées avant d'amorcer :
-Le lien, oui. Est-ce que... Est-ce qu'on le garde ?
-Le garder, ça veut dire prendre des annihilateurs à vie, lui fit remarquer Tobio. Tu veux vraiment prendre des cachets toutes les six heures ? Sans compter les effets secondaires.
-Il faut passer par les cachets de toute façon, fit remarquer Oikawa en lui lançant un regard de biais. Mais on n'est pas obligés d'en prendre tout le temps. Dans tous les cas, le lien finira par s'affaiblir et deviendra supportable. Il faut juste se mettre d'accord pour savoir quand ils sont nécessaires.
Kageyama posa ses couverts, comme si ça donnerait plus de force à se requête :
-Je veux mes nuits. Ce qui se passe en soirée jusqu'au matin, ça ne me regarde pas et ça ne te regarde pas. Pour la journée... J'ai besoin d'être concentré sur l'entraînement, mais je peux m'en sortir avec le lien s'il n'est pas trop intense.
-Je suis d'accord pour les nuits, acquiesça Oikawa. Celles où tu es chez toi avec Ushiwaka, et celles où tu es avec Nicolas. Mais si... si un soir tu es tout seul, ça nous rassurerait peut-être tous les deux de garder la connexion.
Tobio aurait pu lui répondre la même chose que chez Hayashi, qu'il ne se ferait pas enlever toutes les deux semaines –mais il considéra la pensée, et finit par lui donner raison. Ça restait rare qu'il dorme sans personne à proximité, que ce soit son copain ou son colocataire, mais garder la certitude d'avoir une présence même lorsqu'il serait seul lui semblait plutôt décent.
-D'accord, accepta-t-il. Ce ne sera pas souvent, mais d'accord.
-Et pour le reste du temps, il suffira d'aviser. J'aimerais... j'aimerais juste qu'on évite la dose C en journée. C'est ce qu'on s'était dit, les B en journée et les C la nuit, mais... On a tous les deux choisi de faire comme bon nous semblait.
-Cette fois, on devrait s'y tenir, approuva Tobio. Rien, A ou B en journée, B ou C la nuit. Et on a toujours les messages s'il y a besoin de s'accorder.
-Ça me paraît acceptable.
Ils avaient fini de manger. Oikawa se cala dans le fond de son siège, sirotant son verre d'un air absent –Tobio le sentait un peu perturbé encore par les événements et leurs nouvelles résolutions, mais surtout apaisé. Lui aussi avait fini son assiette, constata-t-il presque avec surprise, chose qui n'était pas arrivée si facilement depuis des semaines.
C'est qu'on est sur la bonne voie.
Ils se levèrent pour payer, puis sortirent –comme toujours, le lien se manifestait, Kageyama avait l'irrépressible envie de se tenir plus près de son âme sœur, de prendre sa main, son bras, de faire quelque chose –et le pire était qu'il sentait que c'était réciproque. Mais ils savaient se tenir, ils comptaient respecter leur marché, et ils marchèrent côte à côte avec leurs mains bien sagement dans les poches.
-Bien, Tobio-chan, le salua Oikawa d'un air d'adieu quand ils arrivèrent au parking. Ça m'a fait beaucoup de bien de parler avec toi.
Kageyama le sentait. Et Tooru devait percevoir que lui aussi se sentait serein.
-On risque encore de se croiser de temps en temps, poursuivit son âme sœur d'un air penaud, comme si c'était de sa faute.
-Je ferai semblant de ne pas te voir, répliqua Tobio en dissimulant son sourire.
-C'est méchant ! s'offusqua Oikawa d'un air dramatique.
Il lui adressa son sourire de rivalité –plus stimulant et plus familier que ses soi-disant sourires sincères, et ceux que Tobio lui préférait.
-Rentre bien, Tobio-chan. Et sois tranquille pour ce soir –j'ai du stock de gélules B. J'en prendrai une en rentrant. Hm... Prends-en une aussi, éventuellement.
Il lui adressa un lourd clin d'œil, et Tobio soupira, même si tous deux sentaient qu'ils étaient sur une phase de détente. Kageyama déverrouilla sa Jaguar, et Oikawa fit la moue –il avait clairement envie de monter dedans, mais Tobio décida de le laisser mariner encore un peu ; ça arriverait peut-être un jour, mais ils avaient déjà beaucoup progressé en une soirée, et aller trop loin ne les servirait pas. Il démarra, et Oikawa lui adressa un signe de main avant de disparaître graduellement de son champ de vision.
Garder un peu de distance restait la meilleure option, songea Tobio en savourant la sensation de vitesse. Ils n'étaient ni un couple, ni des amis –mais ils étaient en paix, et c'était tout ce que demandait Kageyama.
Parce que, ils en étaient tous les deux conscients, le seul moyen d'être en paix avec eux-mêmes, c'était d'être en harmonie en tant qu'âmes sœurs.
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