Chapitre 10
Le lien était insoutenable.
Si Tobio ne voulait plus voir, il n'avait qu'à fermer les yeux. S'il voulait ne plus entendre, il n'avait qu'à mettre ses écouteurs. S'il voulait échapper à une situation, il n'avait qu'à changer d'endroit.
Mais comment échapper à ce qui était à l'intérieur même de lui ?
Il passa la soirée dans son lit, roulé en boule en serrant contre lui le foulard qu'il avait reçu de Nico aux Jeux Olympiques, et qu'il avait toujours gardé avec lui depuis. Il n'avait envie de voir personne, préférant être seul pour gérer les émotions étrangères qui passaient à travers lui. Il ne se sentait plus chez lui dans sa propre tête.
Qu'est-ce qu'Oikawa dirait à Hayashi, le lendemain ? Lui aussi devait vouloir échapper à ce lien. Il devait ressentir les blessures physiques de Tobio, à sa cheville et à ses poignets, autant que ses humeurs –son agacement en voyant des journalistes essayer de le joindre, son ennui quand il n'eut plus rien à faire, sa douceur quand il parla avec Romero par messages, peut-être même son amusement quand il reçut une image drôle de la part d'Hinata.
Il finit par s'endormir, et Ushijima le laissa traîner au lit le lendemain, soucieux de ne pas le brusquer. Il avait préparé à manger quand Tobio émergea de sa chambre, et Kageyama s'assit à table en marmonnant un remerciement. Il sentait Oikawa en proie aux doutes, à l'hésitation, à diverses émotions –probablement était-il en train de discuter avec Hayashi. Le rendez-vous de Tobio était à quatorze heures, et il sentit l'appréhension monter peu à peu de se dire qu'il devrait se confronter à Oikawa, qu'ils auraient une vraie discussion sur leur relation pour la première fois depuis...
Pour la première fois tout court.
Il sentait qu'il se rapprochait d'Oikawa tandis que Daichi conduisait vers le commissariat. La nervosité commençait à grimper, et il jouait avec ses doigts en attendant d'arriver ; et Sawamura s'était à peine arrêté qu'il débouclait sa ceinture et ouvrait la portière, sentant qu'il devait rentrer aussi vite que possible, aller vers Oikawa et-
Il se figea.
Non, non, non, c'est le lien, c'est ce putain de lien. Il inspira profondément et ferma les yeux pour redevenir maître de lui-même avant d'entrer, se forçant à garder un pas régulier malgré sa légère claudication. Il marcha droit vers le bureau d'Hayashi, s'arrêta un instant devant la porte fermée, et n'avait pas encore frappé que la porte s'ouvrit et qu'Oikawa apparut.
Il avait l'air en meilleure forme que l'avant-veille, et l'accueillit de son sourire signature :
-Salut, Tobio-chan.
Ça lui faisait plaisir de le voir, et Kageyama le sentit aussi nettement qu'Oikawa dut percevoir la méfiance de Tobio, au vu de son sourire qui se dissipa un peu.
-Bonjour, Kageyama-san, lui lança Hayashi en se levant de son bureau.
Il s'approcha d'eux, et Oikawa commença à retrouver son inquiétude habituelle.
-Je me suis entretenu avec Oikawa-san ce matin, déclara le spécialiste avec son sourire professionnel. Nous avons discuté, juste comme nous l'avons fait tous les deux hier. Cependant...
Kageyama arqua un sourcil.
-... Il semblerait que vous ne soyez pas unanimes sur la solution à adopter. C'est pourquoi je vais vous laisser seuls le temps qu'il faudra pour que vous aboutissiez à un compromis.
-Un compromis ? répéta Tobio d'une voix glaciale.
Il jeta un œil vers Oikawa, bras croisés à côté d'Hayashi, qui fixait la moquette d'un air particulièrement intéressé.
-Exactement. Comme je vous l'ai dit hier, poser les choses à plat entre vous ne peut être que bénéfique, Kageyama-san.
Tobio eut l'impression d'être tombé dans une embuscade. Il soupira, mais savait qu'il ne pouvait pas y échapper –et au fond, il était curieux. Que lui dirait Oikawa ? Etait-ce enfin le moment de discuter de tout ce qui s'était passé entre eux depuis le collège ? Il était bien conscient qu'Oikawa savait être très persuasif, mais comptait être intraitable pour ce qui touchait au lien.
-D'accord, dit-il du bout des lèvres.
Hayashi quitta la pièce, et Oikawa se dirigea vers un fauteuil, laissant le canapé à Tobio. Kageyama s'y assit, posant ses mains sur ses genoux.
-Regarde, on a même des petits gâteaux, commenta Oikawa d'un air enjoué, même s'il ne pouvait pas dissimuler à Tobio combien il était nerveux. Tu en veux ? Lequel ? Celui-là, celui-ci, celui... Oui, je sens ton attrait pour celui-là.
-Arrête ça, dit sèchement Kageyama. C'est pas un jeu.
-J'essaie de détendre l'atmosphère, Tobio, se plaignit Oikawa.
Le lien des âmes sœurs n'aidait pas. Cet homme est ma moitié, songea Kageyama en le regardant déguster un macaron, suivant des yeux chacun de ses gestes et chaque altération de ses traits et de son humeur. Il ne savait pas ce qu'il en concevait, il ne savait plus. De la joie, du mépris, de la rancune ? Tout se mêlait dans sa tête.
-Le lien, déclara-t-il d'un ton vif sitôt qu'Oikawa reporta son attention sur lui. C'est...
-Extraordinairement chiant.
-Oui.
-Je sais.
Et s'il continue à finir mes phrases, il sera bientôt aussi chiant que lui.
-Je sais, c'est ennuyeux, soupira Oikawa. Je suppose que t'as eu droit au topo comme quoi on était différents des autres couples d'âmes sœurs, que notre lien est absolument excessif à cause des... circonstances de sa création, ou devrais-je dire, de sa réactivation.
-Oui.
-Je le concède, c'est désagréable. C'est vraiment épuisant et ça ne fait même pas quarante-huit heures. Mais...
-Mais ?
Kageyama croisa ses bras sur sa poitrine, sentant déjà que la suite n'allait pas lui plaire, et Oikawa lui lança un sourire penaud :
-Mais il est là pour une raison, Tobio-chan. Je suis ton âme sœur et tu es la mienne, c'est dans l'ordre des choses.
Une bouffée de colère monta jusqu'au visage de Kageyama –comment osait-il lui dire ça après l'avoir rejeté comme il l'avait fait, après l'avoir abandonné et renié leur lien ? Il n'eut pas le temps de l'exprimer qu'Oikawa levait les mains :
-Je suis désolé. Je suis sincèrement désolé. Tobio, je te demande pardon.
Il disait la vérité, Kageyama le sentait, il sentait l'authenticité de ces paroles, la peur du rejet, l'impression de se mettre à nu, mais la colère ne disparaissait pas :
-Pardon pour quoi ? Pour avoir été le pire aîné possible ? Pour m'avoir interdit d'entrer à Aoba Johsai ? Pour ne pas m'avoir dit qu'on était liés ? Pour m'avoir rejeté comme tu l'as fait ? La liste commence tout juste alors accroche-toi, d'accord ?
-Tobio, insista Oikawa, et Kageyama sentit qu'il était blessé. Tobio, je sais que j'ai fait des erreurs. D'horribles erreurs. Je t'ai dit des choses que je ne pensais pas et j'ai fait des choses que je n'aurais jamais dû faire. J'aurais dû te parler, discuter un peu de tout ça avec toi avant de partir...
-Tu crois que c'est maintenant qu'il faut le dire ? répliqua Kageyama. Ça fait six ans ! Qu'est-ce que tu veux qu'on se dise après six ans, Oikawa-san ? Qu'on se remémore le bon vieux temps et nos souvenirs ensemble ? Tu veux commencer par quoi, la fois où t'as failli me frapper ou celle où tu m'as clairement dit que tu ne voulais pas de moi ?
Cette fois, Oikawa ne sut pas répondre, accusant le coup comme si Tobio venait de le frapper. Kageyama perçut son choc, sa tristesse, ses remords, sa colère contre lui-même ; mais sa propre fureur atténuait quelque peu tous ces ressentis –reformant autour de lui la même carapace qu'à Kitaichi, le même filtre négatif qui amenuisait tout ce que le lien essayait de faire passer.
-Pour ce qui est du volley, j'ai dépassé ça, déclara Oikawa, tordant ses mains avec angoisse. J'étais jeune, j'étais stupide, j'ai cru que tu prendrais ma place, j'ai cru que ton talent brut allait m'éclipser et j'ai eu peur, j'ai perdu le contrôle. J'ai appris à accepter, à me dire que je pouvais rivaliser autrement, et je suis en paix avec ça maintenant, je te le jure. Pour les âmes sœurs, j'ai foiré, j'ai complètement foiré. Je t'ai rejeté parce que je sortais avec Iwa-ch... Iwaizumi. Je croyais que ce couple serait plus fort que les âmes sœurs. Je me trompais, termina-t-il avec un ricanement amer.
Kageyama ne dit rien, essayant de maîtriser sa colère. Je ne veux pas d'âme sœur. Je ne veux pas de toi. Les mots lui tournaient dans la tête, les souvenirs de ce soir-là, le même sentiment de solitude écrasante qui l'avait terrassé à l'époque et dont il n'avait vraiment guéri que des années plus tard avec Nico.
-Je suppose que tu as senti ce qui s'est passé. On a rompu et je suis parti en Argentine. C'était un nouveau départ pour moi, je ne me sentais pas de commencer quelque chose pour t'abandonner immédiatement après, je voulais juste partir et oublier tout ça. Je voulais plus entendre parler des âmes sœurs. Et je pensais que j'avais rejeté le lien, mais j'ai plus ou moins découvert avant-hier que ce n'était pas le cas, il est resté avec moi parce que je le voulais bien...
Il inspira brutalement et termina :
-Tobio, le lien nous dit quelque chose. Il est resté pour une raison, pour que je te sauve la vie. Je ne veux plus l'ignorer. Je veux écouter ce qu'il a à dire, je veux lui donner une chance, je veux nous donner une chance, je veux apprendre à te connaître.
Il était entièrement sérieux, ses grands yeux bruns rivés sur Kageyama emplis d'une demande muette et sincère. Un instant, Tobio eut envie de céder, de choisir la solution de facilité, de dire que lui aussi avait attendu, que peut-être qu'il n'était pas trop tard pour réparer tout ça, que ça prendrait du temps mais que ce n'était pas impossible...
Mais ce serait mentir. Ce serait tromper. Et il étouffa ces pensées avant même qu'elles prennent forme.
-Le lien n'a pas de raison d'exister, dit-il finalement. Je l'ai rejeté quand j'ai commencé à sortir avec Nico et on n'était pas encore arrivé au délai des quatre ans. S'il était là avant-hier, ce n'était que de la pure chance, pas un signe du destin.
Nouveau choc pour Oikawa, et Tobio le sentit très clairement, même si son ancien aîné conserva une façade impassible. Il ne s'attendait visiblement pas à ce que Kageyama ait rejeté le lien, et Tobio se demanda ce qui avait pu lui faire penser ça. Pour lui, ça paraissait évident.
-Nico..., répéta songeusement Oikawa. Tu sais, Tobio-chan, tu caches vraiment bien ton jeu. Mais je sais lire à travers toi, et j'ai eu l'occasion de discuter avec pas mal de monde. J'ai appris des choses intéressantes. Par exemple, que ta relation à Romero n'était que platonique.
Ce fut au tour de Kageyama de se sentir trahi, et il se mit aussitôt sur ses gardes –avec raison tandis qu'Oikawa poursuivait :
-Pourquoi est-ce que tu n'irais pas plus loin avec lui si tu n'accordais pas un peu d'importance au lien ?
-Tu crois que je mens ? s'enflamma Kageyama hors de lui. Que je n'ai pas rejeté le lien et que je me sers de Nico comme bouche-trou ? Que je t'attends bien sagement au pays pendant que tu t'amuses à l'étranger après m'avoir jeté ? Tu vis dans quel monde, là ?
C'était à qui ferait le plus mal à l'autre, apparemment, et Oikawa répondit dans la confusion :
-Mais Hinata a dit-
-Hinata n'est pas dans ma tête !
-Et moi oui !
-Alors tu sais que c'est vrai ! s'écria Kageyama.
Ils retombèrent dans un silence assourdissant, l'un et l'autre agressés par leurs sentiments mutuels –de l'incompréhension, de la colère, du regret, des choses qui se heurtaient les unes et les autres dans une confusion impossible. Le plus sage était de ne pas empirer les choses, et ils n'ajoutèrent rien pendant un long moment, se regardant du coin de l'œil en attendant de se calmer. Finalement, après avoir eu de longues minutes pour refroidir et faire le point, Tobio fit le premier pas :
-Oikawa-san, je te remercie sincèrement de m'avoir sauvé. Tu étais le seul à pouvoir le faire et tu l'as fait. On a eu de la chance que le lien soit encore maintenu et qu'on ait pu s'en servir pour résoudre l'enquête. Mais il est beaucoup trop fort et je ne peux pas le subir au quotidien pendant encore quatre ans. Je ne peux pas vivre à travers toi alors que tu ne fais pas partie de ma vie.
-Mais je suis fait pour faire partie de ta vie, Tobio.
Kageyama sentit toute sa tristesse, toute sa peine, tout son désespoir, et en fut touché. Mais il secoua la tête, fermement mais non sans douceur :
-C'est trop tard. Tu m'as montré pendant des années que tu me voulais hors de ta vie, qu'on n'était pas faits pour être ensemble. Faut croire que tu m'as convaincu.
-C'était une erreur, je n'ai fait que renier ma nature par orgueil, je crois vraiment qu'on pourrait...
-Pas moi, l'interrompit calmement Kageyama. Oikawa-san, s'il te plaît, n'insiste pas. Je suis amoureux de Nicolas.
Il manqua de grimacer tant ces mots éveillèrent quelque chose de douloureux chez Oikawa, mais se retint, les doigts crispés sur sa poitrine, et se força à continuer :
-Je l'aime. Je l'aime vraiment. Le lien ne fait que ralentir notre relation, et vu son état actuel, ce sera pire que jamais. Je ne peux pas supporter ça, et ça doit être pareil de ton côté, c'est invivable. La meilleure solution est de le refuser et de reprendre nos habitudes comme avant en espérant qu'il se dissipe au plus vite.
-C'est ce que tu veux ? murmura Oikawa.
-Oui, acquiesça Tobio. C'est ce que je veux.
J'ai toujours accompli ce que tu n'as jamais pu faire, Oikawa-san. Je saurai garder un couple hors âmes sœurs. Nico et moi, ce n'est pas Iwaizumi et toi.
Il sentit chez Oikawa une résignation encore parcourue de spasmes de révolte, mais son aîné les ignora, visiblement, car il hocha lentement la tête.
-D'accord. Je te fais confiance.
Il se leva lentement pour rappeler Hayashi, et Tobio resta impassible. Le spécialiste revint d'un air inquiet, probablement avait-il entendu des éclats de voix, et son sourire était un peu nerveux tandis qu'il prenait place à son bureau et que les deux joueurs s'asseyaient en face de lui. Kageyama sentait qu'Oikawa n'était pas totalement convaincu et restait sur ses positions –mais il ne comptait pas aller dans son sens. Il savait où étaient ses priorités.
-Est-ce que vous avez pu... discuter ? demanda Hayashi.
-Oui, répondit Kageyama. On a décidé de ne pas garder le lien.
Oikawa hocha la tête :
-Voilà.
Le spécialiste hocha la tête, les regardant l'un après l'autre avec attention.
-D'accord. Il n'y a pas de remède miracle, pas de solution du jour au lendemain. Comme vous le savez tous les deux, un lien sincèrement rejeté prend plusieurs années pour se défaire ; trois ans dans le meilleur des cas, aux alentours de quatre ans en général.
Il s'anima un peu, accompagnant ses propos par des gestes :
-Bien sûr, le lien ne restera pas stable au cours de ces quatre ans. Il va s'amenuiser petit à petit, comme cela s'est passé pour vous après déjà deux années de refus. Un lien qui n'a plus que quelques mois de survie ne transmets presque plus rien et ne demeure qu'une sensation infime ; après cela, il disparaît complètement et il ne peut plus se renouer. Dans votre cas, le lien est encore tout récent et au summum de son acuité. Si vous le rejetez tous les deux aujourd'hui, il faudra compter six mois pour en ressentir les premiers effets.
Six mois à absolument tout ressentir d'Oikawa comme s'ils partageaient le même cerveau et le même corps. C'était inconcevable, Tobio ne tiendrait pas le coup. Le spécialiste dut lire l'expression de désespoir sur son visage, car il se hâta de dire :
-Il y a des solutions pour être en paix avec le lien d'ici-là, bien sûr. De fait, il faut nécessairement avoir recours aux annihilateurs.
Kageyama fronça un peu le nez. Ça ne lui plaisait pas de trafiquer son système, mais il n'avait pas le choix.
-Il en existe différents types. Est-ce que vous en avez déjà pris ? Ils s'obtiennent normalement sur prescription.
-J'en ai déjà pris, déclara Oikawa.
Il croisa les jambes, et Tobio sentit qu'il était un peu gêné, et à plusieurs niveaux –embarrassé de le confesser devant son âme sœur, et quelque chose de plus sur les annihilateurs ; Kageyama déduisit qu'il n'avait pas dû se procurer les siens très légalement.
-Quel dosage ? interrogea le spécialiste.
-B.
Hayashi dut voir que Kageyama était un peu perdu, et développa :
-Il existe différent types de dosages, afin de réduire plus ou moins les perceptions. Le dosage A est le plus léger, il laisse filtrer encore pas mal de choses, mais réduit les sentiments et sensations à de vagues impressions plutôt qu'à quelque chose de concret. Le dosage B est déjà plus fort, il réduit très considérablement tout ce qui vient du lien et ne laisse vraiment place qu'à des émotions ou sensations très fortes. Le dosage C, quant à lui, est censé tout bloquer. Tout dépend de ce que vous voulez, si vous souhaitez simplement l'atténuer et garder tout de même une part, ou si...
-Le dosage C, déclara Kageyama d'un ton sans appel.
-Tobio, protesta son âme sœur. Le lien peut toujours être utile en cas d'urgence-
-Ne t'en fais pas pour ça, Oikawa-san. Je ne pense pas que je me ferai enlever toutes les deux semaines.
Oikawa se tut, mais Tobio sentait amplement qu'il désapprouvait. Et Oikawa sentit qu'il s'en fichait.
Donc Tobio s'en ficha encore plus.
-Il s'agit d'une décision très radicale, dit à son tour Hayashi. Une gélule du dosage C fait disparaître l'intégralité des ressentis du lien pendant huit heures.
Il n'avait pas l'air enchanté non plus, et Tobio souhaita juste qu'il fasse son boulot et lui prescrive ce qu'il demandait.
-Ecoutez, je vous prescris à chacun une boîte de cachets B, et une boîte de cachets C. Commencez par les B pour vous y habituer et passez aux C uniquement si vous y êtes prêts. Ce n'est pas seulement une question de volonté –on parle de réduire au silence le plus complet un lien que vous ressentez en permanence depuis sept ans. Psychologiquement, ce sera perturbant.
-Quels sont les effets secondaires ? interrogea Kageyama imperturbable.
-Pour un dosage B, il y en a relativement peu. Le dosage C est plus à même de provoquer de légers troubles, mais rien de bien sérieux –de la distraction, un peu de somnolence éventuellement, un temps de réaction peut-être allongé d'une demi-seconde.
Kageyama reprit son air fâché. Une demi-seconde faisait toute la différence dans un sport qui reposait sur une rapidité d'action tenant au réflexe.
-Un bon compromis serait de prendre les cachets B en journée, et le dosage C pour la nuit, proposa le spécialiste. Qu'en dites-vous ?
Oikawa et Kageyama échangèrent un bref regard, mais le lien parla pour eux –sentant tous les deux que c'était la solution la plus appropriée.
-Faisons ça.
Hayashi leur tendit à chacun une ordonnance, et leur indiqua qu'une pharmacie se trouvait juste dans la rue d'en face s'ils souhaitaient s'en occuper tout de suite. Il les salua à la porte de son bureau et leur tendit à chacun une carte professionnelle avec son numéro de téléphone :
-Si vous avez la moindre question, le moindre doute, n'hésitez pas à me contacter.
-Merci beaucoup, répondit Oikawa avec sa courtoisie habituelle.
Tobio et lui traversèrent le commissariat, s'orientant naturellement vers la pharmacie qui leur avait été indiquée. Marcher côte à côte semblait étrange, et le besoin de proximité était toujours là, essayant de les mettre épaule contre épaule ou de s'accrocher les doigts ; et quand Oikawa demanda d'un ton désinvolte si Tobio voulait son aide pour soulager son entorse, celui-ci se demanda si c'était une basse stratégie pour passer un bras autour de sa taille.
-Non, répondit-il à moitié par fierté.
Ils furent reçus par un pharmacien, présentèrent leurs ordonnances, et reçurent chacun deux boîtes avec quelques conseils :
-Pas plus d'une gélule à la fois, et seulement quand les effets de la précédente se sont dissipés.
-C'est compatible avec l'alcool ? demanda Oikawa.
Tobio le regarda en haussant les sourcils, et Oikawa perçut qu'il le jugeait, car il lui adressa de nouveau un sourire d'excuse :
-Makki et Mattsun m'ont invité à une fête demain soir.
-Vous avez le droit de boire, répondit le pharmacien. Ça ne devrait pas poser de problème avec les annihilateurs, mais n'oubliez pas que toute consommation se fait avec modération.
-Bien sûr, répondit Oikawa en formant un O avec ses doigts, lançant son sourire publicitaire habituel.
Ils sortirent et se retrouvèrent tous les deux sur le trottoir, chacun avec son petit sachet de médicaments.
-Bon, Tobio-chan. Par où est-ce que tu pars ?
-Sawamura-san me raccompagne.
-Ah.
Tobio sentit sa déception, mais il était plus que temps de se dire au-revoir.
-Eh bien, je suis content qu'on ait pu... discuter, dit-il en s'efforçant de paraître joyeux, ce qui n'était pas crédible. Il y a des choses que je devais te dire depuis longtemps. Je ne me cherche pas d'excuses. Je me suis mal comporté avec toi et mettre un terme au lien est la meilleure solution pour nous deux.
Il n'était pas sincère ; Tobio haussa les sourcils, mais le laissa poursuivre.
-Je te souhaite beaucoup de bonheur avec Nicolas. Il... Il prendra mieux soin de toi que j'aurais pu le faire. Dis-lui bonjour de ma part, d'accord ?
Il commença à s'éloigner, et quelque chose dans Kageyama sembla se déchirer en le voyant prendre de la distance et agiter la main dans sa direction, feignant toujours la bonne humeur :
-A plus, Tobio-chan !
Kageyama ne s'attarda pas ; Daichi le redéposa en bas de sa résidence, et il passa la fin d'après-midi avec Ushijima dans le canapé à regarder la chaîne sportive. Hinata lui téléphona avant de manger, Romero avant de dormir ; et Tobio se retrouva finalement seul face à la boîte d'annihilateurs, la regardant pensivement sans trop savoir quoi faire.
Il était tenté de prendre une gélule et de l'avaler pour voir ce que ça donnerait. La curiosité le démangeait, il était tiraillé par l'adrénaline de se dire qu'il allait essayer quelque chose de neuf et qui lui ouvrirait tout un champ d'horizons nouveaux. Mais il n'osait pas amorcer ce geste.
Le lien nous dit quelque chose.
Il existait pour une raison. Si Tobio le reniait, il reniait une part de lui-même, il en était bien conscient. Et sortir Oikawa de sa vie n'était pas si facile, il y avait toujours eu son importance, impossible de réfuter ça. C'était son modèle. Son inspiration. Son âme sœur. L'homme qui lui avait sauvé la vie.
Il soupira, puis posa la boîte sur sa table de chevet sans l'ouvrir. Le lien était plutôt calme, Oikawa était rentré, il s'occupait tranquillement –Kageyama sentait que les événements de la journée le tracassaient encore, et lui aussi y repensait beaucoup ; mais ce n'était rien qui ne le dérange vraiment, et il pourrait sûrement dormir sans prendre de dose C. Il souhaita bonne nuit à Nico par message et s'endormit, espérant qu'il pourrait passer à autre chose dès le lendemain.
Quand il se leva, Ushijima était déjà parti pour l'entraînement. Il se prépara un plateau de petit-déjeuner avant de s'installer sur le canapé, prévoyant d'y rester un moment –sa cheville était encore un peu enflée, il valait mieux la reposer s'il voulait reprendre le volley au plus vite, quitte à anticiper un peu sur les estimations du médecin. Oikawa avait moins bien dormi que lui, il le sentait : ses nerfs étaient un peu à vif à cause de la fatigue. Tobio songea aux annihilateurs restés dans sa chambre, mais n'eut pas le courage de se lever pour aller les chercher.
Le temps que l'entraînement des Adlers se termine, Kageyama pouvait restituer le déroulé détaillé de la journée d'Oikawa. Il avait apprécié son repas, même s'il s'était brûlé la langue au début, s'était agacé vers quinze heures, mais il avait fini plus tôt et avait probablement dragué une fille sur la route pour rentrer chez lui. En soi rien de bien palpitant, mais Tobio appréhendait un peu la soirée dont il lui avait parlé la veille, celle avec Makki et Mattsun –si Oikawa comptait boire, il en subirait très certainement les effets.
Quand Ushijima rentra, il était accompagné par Romero, et Tobio sentit son humeur s'alléger tout d'un coup. Il était toujours à moitié allongé sur le canapé, et se hâta de glisser son paquet de chips vide sous les coussins pour ne pas qu'Ushijima lui reproche de faire des excès, feignant l'innocence tandis que Nicolas déposait un baiser sur ses cheveux et que son colocataire demandait comment s'était passé la journée.
-C'était long, se plaignit Tobio.
Ushijima partit dans la salle de bains pour trier ses affaires sales et lancer une machine à laver, et Nico s'assit au bout du canapé. Tobio le poussa un peu de son pied valide :
-Pourquoi tu te mets si loin ?
Il affecta de bouder. La dernière fois qu'ils s'étaient vus, c'était à l'hôpital, et la scène lui restait très clairement en mémoire. Il considéra sa cheville, se demandant si elle aussi méritait des bisous magiques. T'es désespérant, dit en son for intérieur une petite voix qui ressemblait à celle de Tsukishima.
Kageyama décida de pivoter, interchangeant sa tête et ses jambes de place sur le canapé –passant ses pieds par-dessus l'accoudoir pour poser sa tête sur les genoux de Nico. Celui-ci lui caressa les cheveux d'un geste machinal, laissant ses doigts se perdre entre les mèches sombres et soyeuses.
-You met with Tooru yesterday?
Tobio avait fermé les yeux pour savourer la sensation, mais les rouvrit aussitôt. Parler d'Oikawa était la dernière chose qu'il avait envie de faire, qui plus est avec Romero. Il poussa ses lèvres en avant et répondit d'un air peu convaincu :
-Ouais, au commissariat.
Les yeux de Nico étaient rivés sur lui, et Kageyama préféra s'y soustraire ; il posa une main sur son genou d'un geste délibéré pour se tourner sur le côté et faire face à la télé. Les doigts de Romero continuèrent à glisser dans ses cheveux, et il ne fit pas de commentaire.
-C'était nul, lâcha finalement Kageyama. Il y a des trucs que je peux pas pardonner.
-Pour l'instant.
-Nan. Jamais.
Nicolas ne persévéra pas, sentant sûrement qu'il était agacé, et Tobio ne voulait pas qu'il insiste de toute façon. Il était soulagé d'avoir pu dire le fond de sa pensée à Oikawa, mais ça n'empêchait pas qu'ils n'étaient pas réconciliés. Partager un lien ne faisait pas d'eux les meilleurs amis du monde et encore moins un couple.
La soirée se passa doucement. Ushijima fut d'accord pour commander des pizzas, et ils mangèrent tous les trois autour de la table basse ; puis ils restèrent dans le canapé à regarder une émission de télé. Tobio sentait que la fête chez Hanamaki et Mattsukawa avait commencé –Oikawa n'était pas encore très éméché, mais assez pour que la tête de Tobio tourne légèrement. Rien d'assez inquiétant pour prendre des annihilateurs, cependant –et de toute façon, il n'avait pas envie de bouger, confortablement installé dans les bras de Nico.
L'émission se termina à vingt-trois heures, et Romero déclara qu'il rentrait.
-Me regarde pas comme ça, pouffa-t-il en voyant l'expression déçue de Tobio. C'est mercredi.
Kageyama le savait, c'était le jour où il voyait sa famille par Skype –toujours à des heures tardives pour compenser le décalage horaire. C'était un rituel, et il savait qu'il ne pouvait pas priver Nicolas de passer au moins quelques heures par semaine avec ses parents et son fils.
Mais il avait envie d'être égoïste, et l'alcool qui passait à travers le lien n'y était probablement pas pour rien. Maintenant qu'ils étaient là, autant que Romero reste dormir –et puis, Tobio avait justement un lit king size, ça ne le dérangerait pas de partager... Il soupira, secouant un peu la tête pour éclaircir ses pensées. C'était le lien qui lui donnait ce genre d'idées. Il savait très bien que ce n'était pas possible.
-On se voit demain, d'accord ? le consola Romero en ébouriffant ses cheveux.
Tobio acquiesça ; il reçut un baiser sur la joue en guise d'au-revoir, et, au fond, s'en sentit un peu frustré. Il n'avait pas encore parlé des annihilateurs à Nico, ni de comment ils pouvaient envisager leur relation désormais, ne sachant pas trop quoi faire –le lien était toujours actif, mais il avait désormais les moyens de le faire taire. Si Oikawa faisait la même chose, il n'y avait plus qu'à considérer qu'ils étaient libres.
Ushijima alla dormir et Tobio suivit. L'alcool commençait sérieusement à lui taper la tête –Oikawa était en train de boire plus que de raison. Kageyama sentait qu'il s'amusait, qu'il était heureux de retrouver ses anciens coéquipiers et qu'il passait une bonne soirée ; mais il y avait toujours un poids sur son cœur, quelque chose qui ne voulait pas lui laisser de répit, le même tracas que depuis la veille au commissariat. C'était quelque chose de plus fort que la résignation, une conviction qui touchait à la hargne, mêlée de remords et d'un peu de colère.
Tobio réussit plus ou moins à s'endormir sans annihilateurs, mais eut l'impression de passer par plusieurs phases de somnolence agitée ; il s'empêcha de regarder son téléphone, cependant, afin de rester dans des conditions de sommeil, se tournant d'un côté puis de l'autre, se roulant en boule dans l'espoir que le lien s'atténue. Il ne savait pas ce que faisait Oikawa, mais il était probablement bien amoché. D'une manière ou d'une autre, cependant, Kageyama parvint à se rendormir sans toucher aux cachets.
Quand il se réveilla le lendemain matin, le lien était calme, apaisé –son âme sœur devait être en train de dormir, ou plutôt de décuver. Tobio alluma son téléphone, et ressentit un léger choc en voyant le nom d'Oikawa apparaître ; il ne savait même pas qu'il avait encore son numéro de téléphone enregistré. Le premier message remontait à trois heures du matin, à ce qui devait être l'apogée de la soirée.
Oikawa-san : Tobio
Oikawa-san : Tobiooooooo
Oikawa-san : Tu dr
Oikawa-san: Tu dors
Oikawa-san : écoute je dois te parler
Oikawa-san : décroche
Oikawa-san : décroche stp
Il devait être complètement bourré quand il a envoyé ça, songea Tobio en faisant défiler les messages.
Oikawa-san : Tob
Oikawa-san : Tobio
Oikawa-san : Ce correspondant vous a laissé un message vocal.
Oikawa-san : Ce correspondant vous a laissé un message vocal.
Oikawa-san : Ce correspondant vous a laissé un message vocal.
Oikawa-san : Ce correspondant vous a laissé un message vocal.
Oikawa-san : gozp^ss
Les messages s'arrêtaient là. Kageyama soupira. Pas étonnant qu'il ait mal dormi à cause du lien.
Il n'avait pas envie de gérer les séquelles d'un Oikawa hors de contrôle, mais la curiosité le dévorait de savoir le contenu des messages. Il avait sa petite idée sur la question, et son cœur commença à battre de manière irrégulière tandis qu'il portait le téléphone à son oreille.
-... Makki... tu crois que je l'ai appelé ? Ouais... hm... Tobio-chan ?
La voix d'Oikawa était quasiment méconnaissable. L'alcool pesait dessus lourdement, la rendait vacillante et enfantine, d'une superficialité qui représentait tout ce que Kageyama aimait le moins chez lui.
-Tobio-chan, faut que j'te parle. D'accord ? Allô ? D'accord, réponds pas, c'est pas mon problème.
Kageyama se demanda comment Oikawa avait fait pour échapper au coma éthylique, à l'entendre aussi dévasté. Peut-être qu'il n'avait pas consommé que de l'alcool.
-Tu sais quoi ? hein ? Tu m'as pas écouté et t'as pas changé d'un pouce, mon petit Tobio-chan. T'es toujours aussi égoca... égotri... égoïste. J'te sauve la vie et c'est comme ça que tu me remercies ? Je donne de ma personne pour sauver ton petit cul et tout c'que tu trouves à faire c'est me... me planter là comme ça ? T'as pas de cœur, Tobio-chan, t'as vraiment, vraiment, nan, pas de cœur du tout.
Le deuxième message se lança.
-... Où tu serais si j'avais pas été là hein Tobio ? Et tu me rejettes comme ça, moi quand je t'ai rejeté j'avais des raisons, genre des vraies raisons, je te détestais parce que... parce que t'étais putain de détestable, déjà ! Et si Iwa-chan avait pas été là... et Iwa-chan... Moi je l'aimais...
Oikawa renifla très audiblement et reprit de cette même voix futile et méchante :
-Ah mais ouiii, c'est vrai, t'as un copain maintenant. Le grand, le beau, le célèèèbre Nicolas Romero. Vous baisez pas mais on va faire semblant que c'est ton copain hein ? Même avec tout ce que t'as dit, moi j'crois Chibi, vous êtes pas vraiment ensemble, tu sais quoi, même lui voulait qu'on se voie... eh ouais... parce que de toute façon, tout ce que tu fais avec, c'est juste combler tes putains de manques affectifs. Tu l'aimes pas vraiment d'amour, t'es au courant ? C'est juste une figure paternelle pour toi. Les daddy issues, ça te parle ? T'es le seul à pas t'en rendre compte, Tobio.
Le troisième message suivit.
-Mais nan, tu crois que c'est tellement parfait hein ? Je sais encore faire deux et deux, Tobio-chan. Comme je t'ai dit tout à l'heure... ou hier... on est liés, bordel. Liés. Peut-être que tu veux pas, mais moi je veux. J'ai toujours voulu, même quand j'étais avec Iwa-chan, mais j'ai rien fait, pour pas le tromper, Iwa-chan. Putain, si tu savais. Je sais de quoi j'ai l'air et c'est pathétique, je sais. Je sais même pas ce qui m'est passé par la tête mais j'avais juste trop peur et... et l'autre salope de Katsuko là, qui m'a piqué Iwa-chan... Les âmes sœurs, c'est nul, j'aime pas ça, j'aime pas ça, mais c'est là pour quelque chose ! Et si eux sont heureux, on peut être heureux aussi ! Nan ? Tobio-chan ? On mérite pas d'être heureux toi et moi ?
Il changea tout à coup de ton et se mit à moitié à sangloter:
-Je suis sûr qu'on pourrait être heureux ensemble, Tobio-chan ! On ferait du volley tous les deux, tu sais, j'ai regardé tous tes matchs ! Quand je suis rentré, je voulais... Je voulais t'inviter et te dire pardon et essayer quelque chose... j'arrivais pas à t'oublier moi... le lien ne voulait pas se couper... On est faits l'un pour l'autre, c'est comme ça, on peut pas changer ça ! Il m'a fallu du temps pour le comprendre mais c'est rentré ! Et toi t'étais là à folâtrer avec l'autre... le brésilien là... à te faire traiter comme une putain de princesse...
Le quatrième message se déclencha enfin :
-Je suis désolé.... Je suis vraiment, tellement désolé... Je suis une âme sœur de merde... J'aurais dû être là pour toi depuis le début et j'ai zappé comme un con... Ce jour-là dans les toilettes du gymnase, le jour où j'ai compris que t'étais mon âme sœur, tu sais le jour de la finale de Kitaichi, j'ai senti... j'ai senti que t'allais mal et j'ai rien fait... J'étais le seul à pouvoir te consoler et essayer de t'aider avec le deuil de ton grand-père, à-
Kageyama raccrocha.
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