
Chapitre 17 - La txipa
Anthémis resta statique devant l'armoire de la salle de bain. C'était au moins la quatrième fois qu'elle se retrouvait là, les bras ballants, observant les différents produits, soins et médicaments étalés dans le désordre sur une des étagères. Elle avait fait tellement d'allers-retours de la chambre de Kleon à la salle de bain en passant par le salon qu'elle n'aurait pas été étonnée de s'apercevoir que ses traces de pas avaient déformé le parquet.
Elle se doutait bien qu'on ne donnait pas un médicament contre les maux de tête à quelqu'un qui s'était mutilé. Mais à part du désinfectant et un peu de sparadrap, elle n'avait absolument aucune idée de ce qu'elle pouvait faire. Et les souvenirs de ce que lui avait conseillé Edel ne l'aidaient pas. Les seules fois où elle l'avait vu à l'action, il soignait un petit animal blessé ou alors il écrasait des herbes médicinales dans un récipient. Rien qui pouvait l'aider dans la situation actuelle.
Edel. Elle aurait tant fait pour le voir à ses côtés, là, maintenant. Pour qu'il soit là à la rassurer, à lui dire « ne t'en fais pas, je me charge de Kleon ». Pour lui promettre qu'il sauverait le jeune homme, pour lui assurer que tout se passerait sans problème.
Elle allait le revoir. Elle retournerait à Eleguerio, retrouverait les Sans-Reflets, reverrait Edel. Elle n'osa même pas imaginer la possibilité qu'il se soit fait refléter. C'était impensable. Parfaitement impossible. Elle reverrait Edel, elle le devait et c'était sûr et certain. Mais avant ça, elle devait venir en aide à Kleon. Après seulement, elle s'autoriserait à quitter Dryadalis et courir rejoindre Edel.
À cette idée, le courage sembla la regagner car elle s'empara d'un gant de toilette et d'un récipient de verre qu'elle remplit d'eau, et, chargée de ces deux ustensiles, retourna dans la chambre de Kleon. Elle entreprit ensuite de nettoyer les plaies du jeune homme à l'aide du gant et d'un peu d'eau. Le sang séché se liquéfia et reprit sa teinte carmin assez rapidement, tachant de quelques nuances rougeâtres les doigts d'Anthémis et le gant de toilette.
Kleon ne tarda pas à remuer légèrement. Il se réveillait enfin.
Sa tête, tournée sur le côté, laissa apparaître ses premiers signes de vie depuis plusieurs heures. Il n'ouvrit pourtant pas les yeux tout de suite.
Quelques mèches de ses cheveux vinrent lui cacher le visage. Anthémis, en les dégageant pour mieux apercevoir les paupières fermées de Kleon, laissa le cou du jeune homme attiser sa curiosité.
Ce n'était qu'un cou des plus normaux. Et pourtant, quelque chose sembla déranger l'adolescente. Quelque chose qu'elle n'avait jamais remarqué mais qui avait toujours été là.
Un petit point noir, discret et semblant peu alarmant, de la taille d'un grain de beauté.
De la taille de la txipa telle que l'avait décrite Anselme.
Ce n'était peut-être qu'un grain de beauté, songea Anthémis. Mais le fait qu'elle possédait le même exactement au même endroit la perturba quelque peu.
Se redressant vivement, elle ressentit le besoin pressant d'aller vérifier quelque chose dans les papiers qu'elle avait récupérés du Palais. Elle délaissa quelque temps Kleon qui se réveillait avec difficulté, et se précipita dans le salon où elle avait laissé traîner les documents. Fouillant hâtivement les feuilles, elle tomba sans grande peine sur le croquis qu'elle cherchait. Celui où une personne était dessinée de dos, avec une flèche pointée sur une parcelle de peau précise, entre la nuque et l'épaule, tout près de l'omoplate. L'endroit où était placé le grain de beauté de Kleon, ainsi que celui d'Anthémis.
La légende inscrite à l'extrémité de la flèche s'était effacée avec le temps, mais à la lumière, on pouvait encore y discerner le mot « txipa ».
Anthémis sentit son pouls s'accélérer suite à cette découverte. Alors son père avait raison. Ce n'était qu'un petit rien, un grain de beauté à première vue, caché par les vêtements ou par les cheveux, oublié ou ignoré de tous. Un petit rien qui pouvait contrôler un corps humain à sa guise, ou plutôt à la guise de ses créateurs.
Un petit rien qui pouvait détruire une vie.
En réalisant tout cela, l'adolescente n'eut aucune autre envie que d'arracher ce petit bout d'horreur qui lui collait à la peau. Mais elle ne le pouvait pas. Envers et contre ses principes et la haine qu'elle ressentait déjà contre la txipa, elle ne se voyait pas s'emparer d'un couteau à la façon de Kleon et enfoncer la lame dans sa chair pour en extirper cette chose. Sans compter que l'emplacement de la txipa ne facilitait pas la tâche.
Se rappelant soudain que Kleon était en train de se réveiller, elle regagna la chambre. Le jeune homme était toujours allongé, les yeux mi-clos, les sourcils froncés et une main sur son front.
– Tu es réveillé ? lui demanda Anthémis car elle ne savait pas quoi dire d'autre.
Ses pensées étaient toujours en majorité tournées vers la txipa, mais elle s'efforça de porter son attention sur Kleon, qui était sûrement un cas plus urgent au vu de ses bras encore tachés de rouge.
L'adolescente s'approcha du lit et s'assit sur un tabouret qu'elle avait placé là.
Le jeune homme émit quelques sons, entre le chuchotement et la plainte, mais mit un certain temps à ouvrir les yeux en grand et à poser son regard sur Anthémis.
– Chryssa ... émit-il doucement.
La jeune fille se mordit l'intérieur de la joue, soit par gêne soit pour s'empêcher de rire, elle ne savait pas trop. L'idée qu'il puisse la confondre avec sa sœur l'embarrassait et lui donnait envie de sourire en même temps. C'était une situation assez spéciale.
Puis, elle se souvint des mots de Gleb.
« Tu ressembles un peu à sa petite sœur. »
Anthémis avait vu une photo de Chryssa et elle n'apercevait aucun grand point commun entre leurs deux physiques, mais visiblement, ce n'était ni l'avis de Gleb ni celui de Kleon.
– Tu as encore besoin de repos, constata-t-elle. Le fait que tu parviennes à me confondre avec ta propre sœur le prouve.
Le jeune homme ne répondit rien pendant quelque temps, mais ses yeux ne quittaient pas le visage d'Anthémis, ce qui avait tendance à la mettre terriblement mal à l'aise.
– Thaïs, finit-il par prononcer du bout des lèvres.
L'adolescente leva les yeux au ciel.
– Oui, Thaïs, c'est ça, soupira-t-elle. Enfin, peu importe. Tu te sens comment ?
Kleon ne répondit pas et se contenta de lever péniblement un bras comme si celui-ci avait pesé vingt kilos. Il constata les dégâts que lui-même avait causé à sa peau. Anthémis avait nettoyé le sang et ce qu'il restait des blessures n'était que des traits rouge vif, des entailles droites et précises – et heureusement peu profondes – contrastant avec le blanc livide de son épiderme.
– Je ne voulais pas que tu voies ça, grogna-t-il faiblement.
Anthémis s'avoua intérieurement qu'elle non-plus n'en aurait pas eu envie si on l'avait prévenue de ce qu'elle verrait si elle entrait dans la chambre de Kleon, mais elle n'en dit rien.
Elle ne savait pas si elle pouvait se permettre de poser la question, mais celle-ci franchit ses lèvres avant qu'elle ne puisse y réfléchir davantage :
– Pourquoi tu as fait ça ?
Kleon baissa le bras, et son regard vint se poser sur le plafond. Il y eut un silence de quelques secondes.
– Je sais pas, dit-il simplement.
Anthémis fut quelque peu déçue par cette réponse, mais finit par se dire qu'elle ne pouvait pas attendre beaucoup plus de la part du jeune homme ; sa question n'était pas très futée, ce n'était pas comme si Kleon allait lui répondre « oh, ça, je l'ai fait parce que j'avais envie, voyons ».
– Tu m'as fait peur, avoua-t-elle. J'ai cru que tu étais mort.
– J'aurais bien aimé. (Il soupira et tourna la tête vers Anthémis.) Toi aussi je te croyais morte. J'ai entendu dire que tu t'étais fait attraper. Qu'est-ce que tu fais encore vivante ?
– Je suis retournée chez toi avec mon père et ... peu importe. À ce que je sache, ce n'est pas moi qui suis blanche comme un linge et à deux doigts de rendre l'âme. Dis-moi au moins ce que je peux faire pour t'aider.
– Ton père ? répéta Kleon en arquant un sourcil.
– J'ai dit peu importe, dit sèchement Anthémis.
– Je savais pas que ton père était à Dryadalis.
– Je t'ai dit que ...
– Il est là ? Il est venu avec toi ?
La jeune fille grogna. Kleon avait une voix si faible qu'on l'entendait à peine, mais il trouvait quand même le moyen de l'énerver.
– Il n'est pas là pour le moment, c'est à moi de m'occuper de toi, alors dis-moi ce que je peux faire.
Il fit mine de réfléchir, les paupières mi-closes, ses lèvres pâles pincées.
– Rien, émit-il.
– Quoi ?
– Ne fais rien. Je suis bien comme ça.
Anthémis balbutia plusieurs fois avant de parvenir à prononcer une phrase correcte :
– Kleon. Tu as les bras en sang. Tu es si pâle et froid que tu ressembles à un cadavre. Ta voix est cassée, on dirait que tu suffoques. Ne me dis pas que tu vas bien.
Un sourire, petit et discret mais un sourire malgré tout, apparut aux lèvres du jeune homme.
– Tu veux jouer à l'infirmière avec moi, c'est ça ?
Elle lui adressa un regard blasé. Même dans un état pareil il parvenait à continuer de se moquer d'elle. Certains ne changeront jamais, songea-t-elle.
– Oui c'est ça, voilà, soupira-t-elle. Alors, qu'est-ce qu'il te faut ?
– Ce n'est pas au patient de dire ce qu'il lui faut, c'est à l'infirmière de savoir quoi faire.
Anthémis ferma les yeux et se mordit les joues à nouveau pour s'empêcher de hausser la voix sous le coup de l'exaspération. Elle essayait de l'aider et il la remerciait ainsi ? En se moquant ? Il devait parfaitement se douter qu'elle n'avait aucune notion en la matière, elle ne savait absolument pas comment s'occuper d'une personne dans cet état-là !
– Bon, tu sais quoi, si tu arrives à parler autant c'est que tu ne dois pas aller si mal. Je vais te laisser te reposer, on en reparlera.
La jeune fille se leva, prête à partir, quand Kleon la rattrapa par le bras. Ses doigts froids s'agrippèrent à la manche du gilet d'Anthémis – gilet qui n'était pas le sien mais celui du marchand, soit dit en passant.
– Pourquoi tu veux m'aider ? lâcha-t-il lentement.
L'adolescente ressassa ce qu'elle avait constaté plus tôt dans la journée. Elle avait ouvert la porte, puis les volets, et était tombée nez à nez avec un quasi-cadavre gisant sur des draps ensanglantés. Quel genre de personne pouvait s'en aller comme si de rien n'était après avoir été spectatrice d'un tableau pareil ?
Elle n'eut pas le temps de répondre. La porte d'entrée s'ouvrit au même moment. Les doigts de Kleon se crispèrent autour du bras d'Anthémis.
– Pas d'inquiétude, le rassura-t-elle, c'est mon père. Je vais aller lui parler.
Kleon lâcha la jeune fille, presque à contrecœur, comme s'il ne la croyait pas entièrement et doutait encore de la fiabilité du nouveau venu. Anthémis quitta la chambre et regagna le salon, où elle trouva son père, assis sur une chaise, passant une main dans ses mèches crépues.
– Alors ? émit-elle.
En guise de réponse, Anselme sortit de sa sacoche une clef argentée pendant au bout d'une ficelle, probablement pour qu'elle soit portée autour du cou.
– Je l'ai, souffla-t-il.
Alors qu'Anthémis s'apprêter à aller serrer son père dans ses bras – chose qu'elle n'avait autrefois pas l'habitude de faire mais qui lui paraissait tout naturel désormais, pour une raison qu'elle ignorait –, elle aperçut le regard grave d'Anselme.
– Quoi ? Qu'est-ce qu'il y a ? Qu'est-ce qui se passe ? enchaîna-t-elle d'une voix inquiète en s'approchant de son père.
Ce dernier retira les gants de son uniforme lentement et les posa sur la table, les yeux perdus dans le lointain. Il passa une nouvelle fois une main dans ses cheveux, et sa mâchoire se contracta. Il semblait serrer les dents si fort qu'Anthémis se demanda si son but n'était pas de se les briser. Anxieuse, elle posa une main sur l'épaule de son père, doucement.
– Papa, qu'est-ce qu'il y a ?
Anselme soupira.
– Rien, finit-il par articuler. Rien du tout. On a la clef, c'est tout ce qui compte.
La jeune fille voyait bien que quelque chose d'autre n'allait pas, mais elle avait déjà trop de choses à penser. Elle n'arriverait pas à caser une nouvelle information, son cerveau était encore en surchauffe.
– On va bientôt devoir partir, déclara son père d'un air déterminé. Je n'ai pas revu Arraroa Hodei en retournant au Palais, mais elle t'avait dit d'aller à Eleguerio, non ? Allons-y sans tarder.
– À ce propos, hum ...
Anthémis ne savait pas trop comment expliquer la situation.
– Il y a eu un léger incident, prononça-t-elle en un murmure.
– Quoi donc ?
La jeune fille fit les yeux gros en regardant le plancher, songeant intérieurement que la situation était tout de même assez incongrue.
– Tu sais, Kleon, mon ami duquel on s'est approprié la maison ... eh bien ... il s'est, comment dire ... (Elle soupira.) Enfin bref, il est en mauvais point. Je ne peux pas le laisser seul et partir maintenant.
Anselme fronça les sourcils, et son regard vint naturellement se poser sur la porte de la chambre, qui était restée ouverte.
– Je te laisse constater les dégâts, lui proposa-t-elle. Je n'ai aucune idée de ce qu'il faut faire dans ce genre de situation ... Si ça te va, je te laisse te charger de lui ...
Son père se releva, perplexe, et s'approcha doucement de la chambre, comme s'il risquait un quelconque danger à chacun de ses pas. Anthémis le vit jeter un coup d'œil par l'encadrement, avant que la porte ne lui claque au nez dans un bruit sourd. Anselme, après trois ou quatre secondes de silence, hocha pensivement la tête et dévisagea sa fille.
– Quel accueil, ironisa-t-il.
Anthémis aurait dû s'en douter. Déjà que Kleon ne voulait pas qu'elle entre dans sa chambre, il était probablement encore moins d'accord pour qu'un pur inconnu vienne s'occuper de lui. Mais vu la situation, il n'y avait pas d'autre solution.
– Je vais essayer de lui parler, déclara-t-elle.
Elle s'approcha de la porte et tenta de l'ouvrir, mais quelque chose la bloquait. Kleon s'était sûrement adossé à elle. Soupirant, elle lâcha la poignée et la fixa des yeux comme si elle pouvait la tourner par télékinésie. Elle chercha ses mots, mais n'était pas douée pour persuader les gens ; elle n'était pas douée pour parler tout court.
– Kleon, émit-elle.
C'est tout ce qu'elle trouva judicieux de dire, car elle ne savait pas ce qu'elle pouvait proférer d'autre. Elle jeta un regard suppliant à son père, comme pour lui demander de l'aide, de lui dicter des paroles, mais celui-ci se contenta de hausser les épaules.
– Tu peux me laisser entrer ? demanda-t-elle poliment.
Elle ne reçut aucune réponse.
– Ne me dis pas que tu m'en veux d'être entrée dans ta chambre, maugréa-t-elle. Si tu veux, je peux demander à mon père de ne pas y entrer, mais s'il-te-plaît, laisse-moi t'approcher. Je ne peux pas te laisser dans cet état.
Kleon ne réagissait toujours pas, et Anthémis soupira une nouvelle fois.
– Je vais bientôt devoir partir, prévint-elle. Je vais quitter Dryadalis avec mon père. C'est une longue histoire, mais tu sais, Kleon ... je crois que je suis sur la bonne voie pour atteindre mon objectif. Je commence à comprendre certaines choses, et je n'en serais pas là si tu ne m'avais pas hébergée chez toi. Je t'en suis très reconnaissante. (Elle n'avait pas l'habitude de remercier les gens, et la voix douce et rassurante qu'elle tentait d'adopter ne lui ressemblait pas du tout. Elle se sentait affreusement gênée.) Alors, puisque tu m'as aidée, laisse-moi t'aider en retour avant mon départ. J'avoue que je ne t'ai pas toujours porté dans mon cœur, mais j'ai plus ou moins appris à te connaître, et je ne veux pas que tu ... que tu te fasses du mal.
Elle se mordit l'intérieur de la joue pour s'empêcher de rire. La situation ne s'y prêtait pas, mais cette voix mielleuse qui s'échappait de sa gorge n'était pas la sienne. Elle n'était vraiment pas douée pour consoler, et le constater lui donnait envie de pouffer. Dans les histoires et dans la vie quotidienne, on racontait souvent que les femmes étaient plus douées que les hommes pour s'occuper soigneusement des blessés, pour les rassurer et les calmer. Anthémis savait désormais que c'était parfaitement faux.
Elle finit par se racler la gorge, et reprit sa voix et son ton habituels :
– Bon Kleon, visiblement la méthode douce ne fonctionne pas. Ça me vexe un peu, je pensais que mon discours t'aurait un peu plus affecté. (Elle croisa les bras dans un signe de mécontentement, même si seul Anselme pouvait la voir.) Maintenant tu vas me faire le plaisir d'ouvrir cette porte, parce que j'ai pas que ça à faire.
Elle donna un coup de pied au bois de la porte comme pour hâter le jeune marchand.
– Et ne me dis pas que tu vas bien, reprit-elle. On ne finit pas comme ça quand on va bien.
– Qu'est-ce que mon état peut te faire ? grogna Kleon de l'autre côté du mur. Pars de Dryadalis si tu veux. T'occupe pas de moi.
– Ben voyons, articula Anthémis. J'ai beau ne pas être la plus altruiste des personnes, je ne suis pas totalement antipathique. Je ne vais pas te laisser seul dans ces circonstances.
– Tu devrais.
– Je devrais beaucoup de choses. Si je m'étais toujours limitée à des « je devrais », je ne serais pas à Dryadalis aujourd'hui, je n'aurais rien appris à propos de la txipa ni des Miroirs, mon existence serait parfaitement plate et vide. Mais ce n'est pas ce qui s'est passé. Je fais ce que je veux, et ce que je veux là, maintenant, c'est t'aider. Alors sois gentil et ouvre cette porte.
– Tu ne le veux pas vraiment. Tu te forces parce que tu t'en sens obligée. Ce n'est ni de l'altruisme ni de l'empathie. C'est juste une façon de soulager ta conscience.
– Kleon, tu le penses vraiment ? Tu crois vraiment que je tiens si peu à toi ?
– Tu ne m'apprécies pas beaucoup.
– Je sais pas. Je t'aime bien. J'imagine.
Ce n'était sûrement pas la meilleure réponse à donner, mais elle était sincère. Anthémis ne savait pas trop si elle pouvait dire qu'elle appréciait vraiment le jeune homme. Elle ne s'entendait pas à merveille avec lui, mais il l'avait aidée, il avait même fui avec elle. Elle lui en était reconnaissante. Dire qu'elle le considérait comme son meilleur ami serait mentir, mais elle le portait tout de même dans son cœur. Enfin, c'est ce qu'elle imaginait, parce qu'elle avait toujours eu du mal à se lier d'amitié avec qui que ce soit. Elle connaissait Kleon depuis assez peu de temps, mais ils avaient vécu des événements marquants tous les deux ; cela suffisait sûrement à créer ne serait-ce qu'une simple complicité.
Le jeune homme ne répondit pas, mais une dizaine de secondes plus tard, la porte de la chambre s'ouvrit, laissant Anthémis apercevoir la figure pâle de Kleon.
Était-ce tout ? Suffisait-il de lui dire qu'elle l'aimait bien pour le persuader de la laisser entrer ? Lui qui semblait se moquer de tout, lui qui était la personne la plus nihiliste et désabusée que l'adolescente connaissait, il suffisait de lui montrer un peu d'affection pour toucher son cœur de pierre ?
– Hypocrite, finit-il par lâcher d'une voir âpre.
Les illusions d'Anthémis se brisèrent rapidement. Non, Kleon n'était visiblement pas si simple à persuader. Mais toujours était-il qu'il avait ouvert la porte. C'était déjà un bon pas en avant.
– Si j'avais été hypocrite, je t'aurais dit que je t'aimais plus que tout au monde. Une hypocrite va toujours jusqu'au bout de ses mensonges, elle ne se contente pas de dire qu'elle « aime bien » les gens, et encore moins d'une voix aussi peu assurée. Tu n'es pas mon meilleur ami Kleon, mais je ne te déteste pas.
– Arrête d'être gênante, grommela-t-il.
– C'est gênant, de dire qu'on ne déteste pas quelqu'un ?
– Non, c'est toi qui es gênante.
Anthémis ne savait pas vraiment comment prendre cette dernière réplique, mais le jeune homme se décala la seconde d'après pour la laisser entrer. Elle s'expliquait toujours très mal le comportement parfois illogique de Kleon, mais au moins, elle avait eu ce qu'elle voulait.
Elle lança un dernier regard à son père avant d'entrer dans la chambre. Le jeune homme ferma la porte directement après son passage.
– Peu importe qu'il soit de ta famille, je ne veux pas que tu fasses entrer des inconnus dans ma maison, déclara-t-il fermement en se laissant pourtant mollement retomber sur son lit.
– Je n'avais pas vraiment le choix, rétorqua Anthémis.
C'était soit ça, soit se laisser à découvert dans les rues de Dryadalis. L'adolescente pouvait comprendre le mécontentement de Kleon, et si elle avait eu le choix, elle aurait amené son père autre part.
– D'ailleurs je pense qu'il pourrait t'aider, prononça-t-elle. Il saurait peut-être ce qu'il faut ...
– Hors de question, la coupa le jeune homme. Je ne veux pas que cet inconnu s'approche de moi.
– Mais c'est mon père, je le connais, il ne te fera rien !
Un sourire, faible mais narquois, se dessina sur les lèvres gercées de Kleon.
– Je l'ai à peine vu, mais dès qu'il s'est approché de ma chambre, il y a quelque chose chez lui qui m'a marqué. (Allongé sur son lit, il pivota la tête vers Anthémis et quelques de ses mèches grises se collèrent à ses joues.) Ce n'est pas un père que j'ai vu. Tout ce que j'ai vu, moi, c'était un Varlet. Et tu sais ce que je pense des Varlets.
Oui, l'adolescente savait très bien ce qu'il en pensait. Ils avaient tué sa sœur. Ils jouaient les hypocrites dans Dryadalis et laissaient des enfants mourir dans l'ombre et le silence. Et ce serait mentir que de dire qu'Anthémis aimait la vision de l'uniforme que portait son père ; mais elle avait confiance en lui. Elle ne connaissait pas encore les détails de son histoire, c'est-à-dire ce qu'il s'était vraiment passé entre le jour de sa disparition et son travail de Varlet, mais elle avait confiance en son père autant qu'en Ambroisie ou en un de ses amis, Edel ou Adélaïde.
Elle essaya de l'expliquer à Kleon, mais cela ne la mena à rien.
– Oh, oui, bien sûr que tu crois en lui, maugréa-t-il. C'est ton père après tout. Mais je vais te le dire. J'accordais moi aussi une confiance aveugle en mes parents, avant. Jusqu'à ce qu'ils me prouvent qu'ils ne méritaient en rien cette estime que je leur portais.
– Je ne connais pas tes parents, mais mon père n'est pas comme eux.
– Tu ne les connais pas, répéta Kleon. Tu ne sais pas.
Anthémis s'énervait facilement, et s'il y avait bien une chose qu'elle détestait par-dessus tout, c'était qu'on dise du mal de ses proches. Pourtant, ce jour-ci, elle garda son calme. Il s'était produit trop de choses en si peu de temps, elle avait d'autres chats à fouetter que de savoir si oui ou non Kleon aimait son père.
– Tu ne lui accordes pas ta confiance alors que tu ne l'as vu qu'à peine un quart de seconde avant de lui claquer la porte au nez, grand bien te fasse. Si tu n'acceptes pas son aide ni la mienne, je vais t'envoyer de force à l'hôpital.
Après des années d'existence au fief Nord où le seul hôpital avait été brûlé lors de la Grande Révolte et jamais reconstruit, Anthémis avait presque oublié que ce genre d'endroits existaient encore en Hodei. Mais elle se trouvait à Dryadalis désormais, la capitale. Il devait bien y en avoir un quelque part. Elle ne savait pas où, mais son père était sûrement plus informé qu'elle.
– Tu es folle, murmura Kleon en guise de protestation.
Cette réplique rappela à Anthémis deux des dernières phrases que lui avait adressées Edel, lors de leur dispute. « Tu délires, Anthémis. Tu délires et ça me fait peur. » Quand c'était sorti de la bouche d'Edel, la jeune fille avait été profondément blessée. Pourtant, quand c'était Kleon qui lui disait si franchement qu'elle était folle, elle ne le prenait pas mal. Cela avait même tendance à l'encourager à poursuivre, car Kleon semblait désapprouver tout ce qui pouvait le mettre hors de danger, comme s'il était allergique aux bonnes décisions. S'il contredisait Anthémis, c'est qu'elle émettait très certainement des paroles sensées.
– De toute façon tu ne peux pas me forcer à y aller, contesta le jeune homme.
– Alors fais en sorte que je n'aie justement pas à t'y forcer, déclara l'adolescente.
– Je n'ai pas besoin d'aide. Je ne suis pas mourant, que je sache.
– Mais tu ne tarderas pas à l'être si tu continues à faire ces ... bêtises.
Anthémis ne savait pas quel était le bon terme pour qualifier l'acte de Kleon, et celui qu'elle avait choisi de prononcer fit doucement ricaner le concerné.
– Je ne pense pas qu'il s'agisse de « bêtises ». J'ai parfaitement conscience de ce que je fais, et c'est ce qu'il y a de meilleur pour moi. Je ne veux pas vivre, pas ici, pas maintenant, pas dans ces conditions.
La jeune fille, à une époque, aurait éclaté et se serait exclamée quelque chose comme « C'est toi qui te plains alors que tu vis dans la capitale, loin des Miroirs et de la misère ? ». Désormais, elle comprenait que cela n'avait rien à voir avec la pauvreté ou le danger des autres fiefs. Kleon était comme la mère d'Anthémis. Malade. Et cela ne dépendait pas entièrement de son environnement ou de son entourage. En partie oui, mais pas totalement. L'adolescente ne pouvait pas se permettre de le disputer sous prétexte qu'elle avait vécu une vie plus difficile que lui. Il avait bien le droit d'aller mal, même s'il y avait plus malheureux que lui. Après tout, on ne reprochait pas aux personnes enthousiastes de manifester leur joie pour la simple raison qu'il existait des gens plus heureux qu'elles. Heureux ou pas heureux, les sentiments de Kleon étaient légitimes, et même s'il était difficile, Anthémis ne lui en voulut pas.
Elle n'était malgré tout pas bien douée pour parler de psychologie, elle ne tenta donc pas de conseiller le jeune homme ou de lui dire quoi faire. Le confier à un hôpital était certainement la meilleure chose qu'elle pouvait faire.
– Tu veux en parler ? lui demanda-t-elle tout de même.
Elle ne savait pas quoi dire, mais elle avait souvent entendu des personnes poser cette question lorsque quelqu'un allait mal.
Kleon ferma les yeux et tourna la tête vers le plafond.
– Non.
Anthémis acquiesça. Elle s'approcha du lit et se rassit sans un mot sur le tabouret qu'elle avait placé là. Le jeune homme, au bout de deux ou trois minutes, fronça les sourcils et rouvrit les yeux.
– Qu'est-ce que tu fais encore là ?
– J'attends.
– Tu attends quoi ?
– Que tu me dises que tu es d'accord pour aller à l'hôpital.
Kleon roula des yeux en grognant, avant d'enfouir son visage dans son oreiller comme un adolescent refusant de se lever pour aller à l'école. Ses cheveux s'étalèrent sur la taie, laissant sa nuque à découvert. Le regard d'Anthémis se posa de nouveau sur ce point noir qui l'ornait, sur cette txipa aussi minuscule que dangereuse qui, au moindre toucher de Miroir, s'accaparerait le corps de Kleon. Mais pourquoi en avait-il une s'il était Dryadalisien ? La capitale était hors de tout danger, pourquoi avoir muni ses habitants d'une txipa ? Et d'ailleurs, comment la txipa leur était-elle incorporée sans éveiller les soupçons ?
Elle y songea alors. S'ils en possédaient une depuis toujours, c'est qu'elle leur avait été imposée dès la naissance. Si même des personnes comme Berbéris pouvaient se faire refléter et craindre l'eau, c'est que l'intrusion des Miroirs en Hodei était prévue depuis bien une cinquantaine d'années, et sûrement depuis la création de l'île tout entière puisque Sem Hodei lui-même, selon la lettre écrite par Trixie Hodei, avait à voir avec les créatures. Si toute cette histoire se tramait depuis toujours en Hodei, certaines choses avaient dû être mises en place dès les premières années, et avoir pensé juste avant à l'hôpital permit d'éclaircir les idées d'Anthémis.
L'hôpital. La naissance. La txipa. Cette dernière était sûrement incorporée aux nourrissons lors des visites médicales ou même dès le jour de leur naissance, qu'ils soient Dryadalisiens ou non, afin que tout le monde ait cette même petite tache noire à la nuque et qu'aucun détail n'éveille les soupçons. Et cette technique perdurait depuis plus d'une moitié de siècle. Depuis près de soixante-dix ans. Depuis la création de l'île.
Ce qui signifiait qu'absolument tout avait été prévu dès le début. Peut-être même que Hodei entier n'était destiné qu'à cela : être un terrain de chasse pour les Miroirs.
Anthémis posa une paume contre son front, épuisée. La txipa, Kleon, Opale, Eleguerio ... Elle avait trop de choses à penser. Elle allait devoir supprimer quelques sujets d'inquiétude afin d'alléger ses pensées. À commencer par Kleon. Il allait vraiment falloir qu'elle se débrouille pour l'envoyer à l'hôpital. Elle ne pouvait pas y aller elle-même puisqu'elle était recherchée, mais elle trouverait bien un moyen. Elle ne pouvait se résigner à le laisser seul chez lui au risque qu'il recommence. Elle n'avait plus le temps pour le sentimentalisme, pour essayer de comprendre le mal-être de Kleon et le conseiller. Il irait à l'hôpital, point final. De toute manière, c'était la seule chose qu'elle pouvait faire pour l'aider.
La jeune fille se redressa, déterminée. Elle devait faire vite. Les Varlets n'attendraient pas, et elle avait une mission à accomplir – regagner Eleguerio.
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