Chapitre 6 - Expédition macabre
Le lendemain, pour faire bouger Anthémis - qui, dès la veille au soir, s'était recouchée dans son lit en comptant y rester encore un bon bout de temps -, Adélaïde décida que les Sans-Reflets iraient explorer le fief Ouest. Quand elle l'annonça à la jeune fille en frappant à sa porte, cette dernière répliqua directement qu'elle s'en moquait, et qu'ils pouvaient faire ce qu'ils souhaitaient ; elle ne voyait pas pourquoi sa commandante insistait sur le sujet.
- Anthémis, tu viens avec nous, déclara alors Adélaïde, sûre de sa décision.
- Quoi ? s'exclama la jeune Sans-Reflet en se redressant dans son lit. Tu m'autorises à vous accompagner pendant une expédition ?
- Oui, émit la femme. J'ai beaucoup réfléchi, et j'en suis venue à la conclusion que tu étais en mesure de venir avec nous.
Anthémis y vit alors un piège.
- Laisse-moi deviner, commença-t-elle d'un air méfiant. C'est encore une mission stupide et ennuyeuse, comme lorsque tu m'avais envoyée parler aux survivants du fief Nord avec Ephrem et les autres ? Parce que si c'est ça, ça n'en vaut pas la peine. Je préfère dormir.
Adélaïde haussa les épaules, même si la jeune fille ne pouvait pas la voir à travers la porte.
- Ça dépend comment tu le prends. On va visiter un peu le fief Ouest et essayer de se réapprovisionner. En soi, l'expédition n'est pas bien passionnante, mais il risque d'y avoir un bon paquet de Miroirs. Ça peut être considéré comme une vraie expédition, comme celles que je fais parfois avec les autres membres.
Anthémis plissa les yeux. Il ne s'agissait donc qu'à moitié d'une vraie expédition ; ce qui signifiait que sa commandante ne lui faisait confiance qu'à moitié. D'un autre côté, elle pouvait le comprendre, et qu'Adélaïde ait finalement accepté de l'emmener avec eux, même pour ce genre de missions, était déjà un bon pas en avant.
- Bon ... soupira Anthémis. C'est d'accord. Je viens.
*
La jeune fille se tenait aux côtés de sa commandante, serrant contre elle sa barre de métal, en permanence aux aguets. Un Miroir pouvait très bien se faufiler près d'eux sans que personne ne s'en rende compte ; leur discrétion était impressionnante, leur marche ne provoquait aucun bruit, plus silencieuse que celle d'un petit animal, et le bruissement de l'herbe lorsqu'ils se déplaçaient dans les champs ne se remarquait qu'à peine. Seul le scintillement de leurs yeux se percevait, mais que très légèrement lors des jours ensoleillés. Il était donc facile de se laisser aller, et de ne plus faire attention au moindre bruit, ou au moindre détail suspect aux alentours. Mais Anthémis, qui avait appris à se méfier dès qu'elle en trouvait l'occasion, n'avait aucune envie de laisser baisser sa garde.
Les Sans-Reflets avançaient prudemment, arpentant la ville d'Eleguerio. Ils avaient déjà visité quelques appartements, et pris plusieurs boîtes de conserve et autres ingrédients et condiments qu'ils avaient trouvés à l'intérieur et dont la date de péremption n'était toujours pas dépassée.
Jusque là, un seul Miroir s'était fait repérer, mais il était trop loin pour que le bruit de leurs pas ne l'atteigne, il ne s'était donc pas approché. Si uniquement une seule de toutes les créatures présentes au fief Ouest s'était présentée à eux, les autres devaient se trouver un peu plus loin, et elles ne devraient pas tarder à pointer le bout de leur nez.
Anthémis entendit tout à coup quelqu'un pouffer derrière elle. Elle jeta un coup d'œil par-dessus son épaule, et aperçut Jehan avec un sourire en coin ; Edel se tenait près de lui, mais la jeune fille n'osa pas lui accorder un seul regard.
- Qu'est-ce que tu as, Jehan ? soupira Adélaïde, qui s'était elle aussi rendu compte de l'attitude du jeune homme.
- Rien, gloussa-t-il. C'est le regard apeuré de la petite qui me fait rire. (Il jeta un regard mesquin à Anthémis.) Elle nous bassine depuis son arrivée pour nous accompagner en expédition, mais aujourd'hui elle le peut enfin, et pourtant elle est morte de trouille. C'est assez pathétique.
Adélaïde s'apprêtait à réprimander Jehan, mais Anthémis posa une main sur son bras pour lui signifier qu'il ne servait à rien d'essayer de discuter avec lui, en même temps qu'Edel tira le jeune homme par la capuche pour l'arrêter.
- Jehan, arrête de faire le gamin, lâcha-t-il d'un ton sec que la jeune fille ne lui connaissait pas.
Le sourire mauvais de son ami s'estompa immédiatement ; il ne devait pas être habitué à recevoir des ordres du gentil Edel, et encore moins sur un ton aussi sévère.
- Oui, tu as vingt-et-un ans, Jehan, railla Adélaïde. Va falloir que tu apprennes à te montrer un peu plus digne. Les moqueries de ce style, c'est bon quand on a quinze ans.
Anthémis se sentit visée par cette dernière remarque ; il était vrai que, du haut de ses quinze ans, elle prenait parfois un malin plaisir à user de son sarcasme pour critiquer certaines personnes. Ce n'était probablement pas très mature, elle en avait conscience.
Jehan grogna, mais ne s'afficha pas davantage, et la marche des Sans-Reflets continua un bon moment dans le silence complet. Anthémis se remémora la scène et la repassa en boucle plusieurs fois dans sa tête. Le ton qu'avait pris Edel l'avait surprise ; elle ne l'avait jamais vu parler ainsi à son ami. Elle avait appris à le connaître, et ce comportement inhabituel trahissait une certaine tension qu'il devait ressentir. Était-ce de sa faute ? Elle était sûrement stupide d'agir ainsi, de se cacher derrière un masque d'indifférence, et de ne plus lui parler ni même oser le regarder. Seulement, ce souvenir d'Edel ayant tenté de l'embrasser ne cessait de lui revenir en tête, et il était évident que de son côté, il espérait que les choses évoluent entre eux. Mais Anthémis n'en avait aucune envie. Elle pouvait s'attacher - et elle commençait à dangereusement s'attacher à lui -, mais pas forcément de façon romantique. Ou du moins, pas de la façon romantique que percevait Edel. Elle aurait préféré qu'ils restent bons amis, voire un peu plus, mais jamais ne lui était venue en tête l'idée de l'embrasser. Et puis, à quoi bon embrasser ? Quel était l'intérêt de cet échange de salive qu'elle avait toute sa vie jugé de répugnant ? Les seuls baisers partagés qu'elle ait jamais eu l'occasion d'observer de loin étaient ceux d'Ambroisie et des quelques petits amis qu'elle avait eu au cours de son adolescence, ainsi que ceux des collégiens à Loreak, et cela l'avait toujours repoussée.
En bref, puisqu'elle et Edel ne semblaient pas chercher le même type de relation, elle s'était décidée à l'ignorer. Réaction peu mature, car elle aurait très bien pu essayer de lui expliquer la situation et ses propres sentiments, mais elle n'y arrivait pas, n'osait pas, n'en trouvait pas la force.
Au bout d'un certain temps, lorsque les Sans-Reflets se retrouvèrent face à une horde peu accueillante de Miroirs, un peu plus loin, à la sortie du grand et sinistre parc d'Eleguerio, ils se décidèrent à faire demi-tour et regagner leur nouvelle demeure, leurs sacs remplis à craquer des réserves qu'ils avaient récupérées.
En son intérieur, Anthémis bouillonnait. Les Sans-Reflets n'avaient pratiquement rien fait. Adélaïde lui avait dit qu'il s'agirait cette fois-ci d'une vraie expédition ! Même Edel, le plus peureux, les avait accompagnés, c'était dire à quel point sa commandante s'était moquée d'elle en lui annonçant qu'elle acceptait enfin qu'Anthémis participe aux missions les plus dangereuses ! Quand allait-on enfin la prendre au sérieux ? Edel, le plus peureux, un des plus jeunes, certainement le plus faible aussi, avait le droit de prendre part aux expéditions (bien qu'il ne le faisait pas la plupart du temps, sauf quand cela lui permettait de cueillir quelques herbes au passage). Et il venait à peine d'atteindre ses dix-huit ans ; Anthémis aurait ses seize ans dans un mois, cela ne faisait que deux ans de moins qu'Edel, ce n'était vraiment pas grand-chose comme écart. L'injustice lui faisait bouillir le sang ; au début, cela ne la dérangeait pas énormément, mais plus le temps passait, plus elle voyait les autres membres sortir à l'extérieur, observer les Miroirs, et rentrer au repère avec des tonnes de nouvelles informations et d'hypothèses sur eux, plus la situation l'insupportait.
- Adélaïde, qu'est-ce que ça veut dire ? s'énerva-t-elle. Tu m'avais dit qu'on irait explorer le fief Ouest !
La commandante lui fit un signe de la tête vers les gros sacs de toile que plusieurs Sans-Reflets tenaient sur leur dos ou calés sous leur bras.
- Tu vois bien qu'avec toutes les provisions, on est trop chargés pour aller plus loin que les limites d'Eleguerio, rétorqua la femme. On rentre, on pose les sacs, et on y retourne, cette fois-ci vraiment pour explorer, promis.
- Oh non ! s'exclama une des nouvelles recrues des Sans-Reflets, une grande brune à la peau parsemée de taches de rousseur qu'Anthémis ne connaissait que de vue. Je ne veux pas y retourner, je suis déjà fatiguée.
- Tu n'es pas obligée de nous suivre aujourd'hui, Lotti.
- Moi aussi je suis fatigué, soupira un autre Sans-Reflet, un homme aux cheveux gris.
- On est obligés de continuer ? demanda cette fois-ci une jeune femme d'à peu près l'âge d'Ephrem. La vision des Miroirs continue de me filer des cauchemars, je préfère pas trop m'approcher d'eux.
Adélaïde marmonna un on-ne-sait-quoi dans sa barbe, visiblement contrariée. Elle finit par se reprendre, leva le menton et déclara :
- Bon, je vois que vous n'êtes pas très en forme, alors on arrête là pour aujourd'hui. Mais demain on y retourne !
Anthémis se retint de faire part de sa frustration aux autres personnes présentes autour d'elle. Elle s'était levée de son lit, et avait dû supporter le regard pesant d'Edel sur elle pour si peu ! Ils étaient simplement allés se réapprovisionner ... !
- Désolée Anthémis, ce sera pour demain, lui souffla Adélaïde en haussant les épaules.
La jeune fille préféra ne rien répondre, toujours mécontente.
Au même moment, un cri retentit. C'était un des membres qui venait de le pousser. Anthémis tourna la tête vers lui ; il désignait du doigt une forme noire qui se déplaçait à toute vitesse vers eux. Le Miroir était seul mais avançait à une rapidité fulgurante. Il provenait de là où les Sans-Reflets s'apprêtaient à aller, vers la grande demeure qui leur servait de refuge. Ils n'eurent pas d'autres choix que de partir dans le sens inverse.
- Opale, occupe-toi de lui, lui lança Adélaïde en gardant son calme. Ephrem, aide-la. Les autres, venez, on s'en va.
- On fait quoi ? s'inquiéta Edel pendant qu'Opale dégainait l'arme qu'elle avait nommée Ekaitza.
- On prend un autre chemin. Ne t'inquiète pas, on ne risque pas grand ch ...
La commandante fut coupée dans ses paroles lorsqu'elle tourna dos au Miroir sur lequel Opale était déjà en train de se déchaîner, escortée par Ephrem, et qu'elle fit face à une dizaine d'yeux ocre et globuleux. Elle n'eut pas le temps de crier aux membres de s'enfuir. Les créatures s'étaient déjà jetées sur les premières personnes qui leur passaient sous la main, et la force avec laquelle leurs bras les étranglaient fut telle que personne n'osa rien faire pour les sauver.
Anthémis resta tétanisée devant ce spectacle cauchemardesque. Les pieds d'une des membres, cette brune qu'Adélaïde avait appelée Lotti quelques minutes auparavant, pendaient dans le vide tandis que son corps était soulevé par le Miroir qui écrasait d'une violence inouïe toute la force de son bras contre sa gorge. Son cou noircissait à vue d'œil. Elle poussait jusqu'alors un hurlement de douleur, mais celui-ci ne devint bien vite qu'un faible râle s'échappant de ses lèvres noires.
Anthémis ne put en supporter davantage. Elle s'enfuit dans une course effrénée, s'en allant vers là où partaient d'autres membres, dont Jehan.
Edel resta avec Adélaïde. Lui qui en temps normal n'aurait pas supporté la vision de ces corps semblant carbonisés, prit sur sa vie et se jeta sur les sacs de toile que les victimes avaient fait tomber en se laissant entraîner par les Miroirs. Il chercha un certain temps, deux minutes peut-être, qui lui semblèrent beaucoup plus. Le sang lui battait aux tempes, mais il ne se laissa pas submerger par l'angoisse et garda en lui un sang-froid qu'il ne se connaissait pas.
La commandante s'approcha de lui et tenta de le tirer par la manche, l'incitant vivement à s'enfuir lui aussi tandis qu'elle tenait à l'écart les créatures, mais Edel attrapa au même moment ce qu'il cherchait dans les sacs de provisions : une grande gourde d'eau puisée dans la Diaphane. Sans plus attendre, il en lança le contenu sur les premiers Miroirs qu'il voyait. L'eau entra en contact avec l'épiderme de la créature qui tenait fermement contre elle la pauvre Lotti. La bête hurla, du cri suraigu et strident qu'Anthémis avait elle aussi entendu le jour de la mort de Mélopée, et laissa tomber le sombre cadavre de la jeune personne, morte étouffée et pratiquement entièrement reflétée. Cinq minutes auparavant, elle était encore là, debout, vivante, se sentant fatiguée et souhaitant rentrer au repère, et y rester en paix quelques heures. Désormais elle était étendue au sol, défigurée par la marque noire des Miroirs, par leur lugubre signature. Elle ne parlerait plus jamais, la gorge écrasée, déformée. Elle était morte devant lui comme il avait vu Mélopée mourir. Elle était morte comme Igor était mort. À cause des Miroirs.
- Va-t-en Edel, lui ordonna Adélaïde, le voyant trembler de tout son corps devant cet effroyable spectacle. Tout de suite.
Tout en le poussant dans la direction vers laquelle se dirigeaient les autres Sans-Reflets, la commandante sortit de sa poche un grand couteau de cuisine.
- On va faire une expérience, chuchota-t-elle pour elle-même.
Elle s'approcha du Miroir tombé à terre, celui qui avait tué sans vergogne Lotti. Sa peau semblait s'être ramollie au contact de l'eau, et une étrange fumée grisâtre s'échappait de son corps. Toute la haine du monde paraissait s'être concentrée dans le regard meurtrier d'Adélaïde tandis qu'elle regardait cet être misérable qui continuait de se tordre de douleur au sol.
Soudainement, d'un seul coup de couteau, elle transperça l'épiderme de la créature à l'emplacement du cœur. Elle retira rapidement son arme de la plaie et contre toute attente, du sang se déversa sur la poitrine de la créature tandis que cette dernière hurlait de plus belle. Du sang rouge carmin, du sang chaud, du sang humain. Les Miroirs, sous leur apparence de monstres terrifiants, gardaient encore en leur intérieur un signe de vie humaine, ou du moins animale. Pouvaient-ils être considérés comme une espèce animale à part entière ? Ou simplement une mutation humaine ?
Adélaïde constata que le fait que l'eau ramollisse la peau habituellement dure comme l'acier des Miroirs permettait d'y planter un objet coupant. L'eau ne tuait pas les Miroirs. Mais elle permettait de les tuer.
Elle essuya rapidement d'un revers de manche le sang qui tachait la lame de son couteau, et le rangea dans sa poche avant de récupérer le sac de provisions que portait Lotti et de se diriger vers la sortie d'Eleguerio pour rejoindre les autres membres.
- Ephrem, Opale ! leur lança-t-elle dans sa course. On s'en va, il y a trop de Miroirs pour qu'on les arrête tous !
Ephrem s'apprêtait à rejoindre sa sœur, lorsqu'il remarqua qu'Opale continuait de tenir la lame d'Ekaitza pointée vers le cou de la créature.
- Viens, c'est trop risqué de rester ici, lui dit-il.
Même dans cette situation, le visage impassible d'Ephrem restait le même. Opale, elle, avait les pupilles dilatées, fascinée par cet être tout de noir vêtu. Ce n'était pas la première fois qu'elle restait fixée au sol, les yeux scotchés sur l'apparence d'un Miroir. Sa fascination presque obsessionnelle pour ces créatures avait plus d'une fois troublé Ephrem, mais il savait désormais s'y faire.
Il la prit par le bras et l'attira vers lui.
- Viens, tu auras l'occasion de voir d'autres Miroirs un peu plus loin, lui chuchota-t-il à l'oreille.
Opale sembla se remettre soudainement de sa paralysie, et regarda l'homme.
- Oui, allons-y, déclara-t-elle.
Ils se mirent en route et coururent jusqu'à atteindre Adélaïde avant qu'une nouvelle créature ne tente de les attaquer ; la plupart des Miroirs étaient déjà bien trop occupés à refléter les membres qui s'étaient fait piéger ou à poursuivre ceux qui s'étaient enfuis.
De son côté, Edel courrait comme le lui avait conseillé sa commandante, se dirigeant tout droit vers la sortie d'Eleguerio, celle qui menait directement au fief Sud. Son cœur battait à cent à l'heure. Il repensait au cadavre de Lotti, à son regard tétanisé gravé à jamais sur son visage macabre. Il n'avait jusqu'ici vu personne mourir devant ses propres yeux, et cette vision était pire que tout ce qu'il avait pu s'imaginer. On avait retiré la vie de cette jeune femme comme si elle n'était depuis le début qu'une pauvre poupée de chiffon ; on l'avait étranglée sans hésitation, tuée sans vergogne, et il serait étonnant que les Miroirs puissent un jour avoir des remords concernant toutes ces vies qu'ils avaient volées, d'autant plus qu'eux-mêmes avaient été arrachés à leur passé d'humains.
La vision du bras d'Igor baignant dans une flaque de sang revint à l'esprit d'Edel ; comme à chaque fois qu'il revoyait cette image, le jeune homme eut le vertige, le reste de ses pensées s'évapora pour ne lui laisser en tête que ce membre arraché au corps sans vie de son père, celui qui l'avait élevé avec tout l'amour qu'il possédait, celui qui était toute sa vie. Désormais, que lui restait-il, à part Anthémis et Jehan, ses deux seuls amis ? Que lui restait-il depuis qu'il était arrivé en Hodei ?
Ces sinistres pensées lui firent oublier le Miroir qui le coursait silencieusement à quelques mètres de lui, et qui n'hésita pas à soudainement accélérer le pas et à lui attraper le bras. Edel avait jusqu'alors eu la chance de n'avoir jamais été touché par une des créatures d'ébène, et la douleur qui se propagea tout le long de sa peau et qui lui transperça l'épiderme, endolorissant jusqu'à ses muscles, lui fut étrangère et plus insupportable que la pire des souffrances physiques qu'il ait jamais connue. Il ferma les paupières par réflexe, et quand il les rouvrit, la première personne qu'il aperçut de loin fut Anthémis, courant, s'éloignant de lui, ne lui prêtant une fois de plus aucune attention. Pourquoi faisait-elle cela ? Pourquoi s'éloignait-elle de lui tout le temps, même quand les Miroirs n'étaient pas là pour les refléter, même quand il n'y avait aucun danger, même quand il ne tentait que de la consoler ? Qu'avait-il fait ? Que lui avait-il fait ? Allait-il mourir sans avoir de réponse à ses questions ? Allait-elle continuer sa course éternellement sans plus jamais penser à lui, à ce pauvre Edel, celui dont le seul souhait avait été d'aider les autres et de se faire aimer en retour ?
Anthémis, quant à elle, continuait sa course sans s'arrêter, sans réfléchir non-plus. Elle entendait les cris derrière elle, le chaos semblait régner là d'où elle s'était enfuie. Mais ses jambes refusaient de s'arrêter. Que faisait-elle ? Où était-elle ? Elle se retrouvait incapable de réfléchir, totalement perdue et emmêlée dans ses propres pensées ; certaines lui disaient de courir à n'en plus pouvoir et de survivre, d'autres lui conseillaient plutôt de s'arrêter, et d'aller aider ces gens restés derrière elle, ces gens qui l'avaient hébergée et qui étaient peut-être ce qu'on appelait communément des amis. Mais elle n'arrivait pas à trier le bon et le mauvais, elle ne savait plus ce qu'elle faisait et la panique contrôlait son corps entier.
Pourquoi avait-elle voulu les accompagner en expédition, déjà ?
Tout à coup, un cri différent des autres retentit à ses oreilles. Comme lors de l'attaque d'Ibai, une voix s'éleva par rapport aux autres, traversa toute la grande allée d'Eleguerio, jusqu'à l'atteindre, à la frapper de plein fouet. Comme lors de l'attaque d'Ibai, où elle avait reconnu la voix d'Ambroisie, même mélangée aux autres gémissements dans cet énorme tumulte, elle reconnut le cri d'Edel.
Elle se retourna subitement, et le vit, lui, le bras piégé par le Miroir, lui, si faible d'apparence, si fragile, lui, la cible parfaite pour les créatures, lui, enfermé par cette poignée cauchemardesque aux longs doigts agiles et meurtriers. Il allait mourir et il ne lui resterait littéralement plus personne. Il allait périr et elle n'aurait rien fait pour éviter sa mort.
Alors que faisait-elle, là, debout, les bras ballants, immobile et impassible ?
Edel la regardait. Elle le voyait. Il la regardait, elle, de ses yeux écarquillés par la peur. Par la peur de mourir. Il leva son bras libre et le tendit vers elle, comme un dernier appel au secours. Il tendit son bras vers elle comme l'avaient fait Ambroisie et Mélopée avant qu'elles ne sombrent.
Elle disait qu'elle n'avait plus rien à perdre. Mais désormais, elle savait que si, il lui restait Edel. C'était la seule personne qu'elle pouvait encore perdre. Et il n'était pas question qu'on le lui vole comme on lui avait volé sa sœur et son amie.
Ses jambes firent demi-tour d'elles-mêmes et se précipitèrent sur Edel à toute vitesse, tandis que le Miroir qui maintenait le bras du jeune homme lui posa une main sur son épaule, lui arrachant un deuxième cri de douleur. Le noir sur sa peau se propageait rapidement, le faisant atrocement souffrir, de la même souffrance que celle provoquée par plusieurs entailles simultanées, comme des milliers de couteaux se plantant sans arrêt dans son bras et dans son épaule.
Anthémis arriva sur eux dans un hurlement mélangeant à la fois la peur et la rage. Elle savait qu'elle ne pouvait pas grand-chose contre ce Miroir, qu'elle ne portait sur elle aucune bouteille d'eau, qu'elle n'arriverait à rien en fonçant sur eux comme elle le faisait à cet instant, d'une course folle entraînée par la peur de perdre la seule personne qu'il lui restait. Mais que pouvait-elle faire d'autre lorsqu'elle voyait Edel sur le point de se faire refléter ?
De ses deux bras, elle leva au-dessus de sa tête son épaisse tige de métal, et l'abattit sur le crâne de la créature d'ébène. Cette dernière recula légèrement, et sa pression sur l'épaule d'Edel se fit moins ressentir, ce qui lui permit de se dégager de cette étreinte mortelle. Ses jambes, tremblant comme jamais, furent sur le point de lâcher ; Anthémis le rattrapa de justesse. Les yeux du jeune homme se levèrent vers elle, mais l'angoisse le faisait voir flou. Il ne perçut que le jaune scintillant de son œil reflété, avant qu'elle ne le pousse un peu plus loin du Miroir au moment où celui-ci s'apprêtait à se jeter sur les deux jeunes gens. Cette fois-ci, elle ne put pas éviter le coup, peut-être fatal, que lui promettait la créature. Ses paupières se fermèrent et ses bras lui protégèrent la tête dans un dernier réflexe de survie. Le temps sembla s'arrêter. Allait-elle mourir ? Ici, près de la sortie d'Eleguerio, sur ce terrain qu'elle avait longtemps convoité à l'époque où elle n'était jamais sortie du fief Nord ? Et Edel, qu'allait-il devenir ?
Le temps reprit son cours normal au moment où un fouet glacé gifla les joues d'Anthémis. Elle rouvrit les paupières. Le haut de son corps était trempé, et elle était encore en vie. Le cri inhumain des Miroirs lui assaillit les oreilles. Celui qui se tenait devant elle s'écrasa au sol, gesticulant dans tous les sens dans des mouvements dont l'agonie seule était la maîtresse. Adélaïde, debout, regarda les deux adolescents d'un air impassible.
- On y va, dit-elle simplement.
Elle tenait dans la main une gourde, d'où quelques gouttes d'eau continuaient de tomber. Une fois de plus, elle avait sauvé Anthémis. Une fois de plus, la jeune fille lui était redevable.
La commandante tendit la main à Edel et le releva par la seule force de son bras gauche. Le jeune homme tituba légèrement, mais finit par reprendre ses esprits.
Opale et Ephrem arrivèrent à leur tour.
- Qu'est-ce que vous faites ? leur demanda Ephrem. D'autres Miroirs arrivent.
- Je connais un coin sympa où on pourrait se cacher d'eux, déclara Opale de son éternel air enthousiaste malgré les événements.
- On ferait mieux de ne pas rester près de celui-là, songea Ephrem en désignant d'un signe de tête la créature qui se tordait encore de douleur.
Adélaïde jeta un coup d'œil à ce monstre qu'elle détestait par-dessus tout. Son visage était aussi impassible que celui d'Ephrem - voilà un bon point commun entre ces deux frère et sœur -, mais la haine se lisait clairement dans ses yeux gris.
- Opale, passe-moi ton arme, lui demanda-t-elle d'une voix autoritaire.
La jeune femme considéra sa commandante, surprise, mais lui passa tout de même Ekaitza. Adélaïde leva les bras et planta brusquement, et dans un mouvement bien calculé, la grande et fine lame dans le cœur du Miroir. Des gouttes de sang giclèrent sur les perles et les rubans qui pendaient le long du manche de l'arme fétiche d'Opale. Les sourcils froncés et la haine brillant dans ses claires iris, Adélaïde ne ressemblait plus à la commandante qu'Anthémis avait jusque là connue. Elle lui faisait presque peur.
Quand la femme retira la lame, une fente ensanglantée se laissa apercevoir sur la poitrine du Miroir expirant. La jeune fille resta statique devant cette scène, comme paralysée. Elle n'aurait jamais cru voir une de ces créatures mourir de cette manière, le buste baigné dans son propre sang.
- Maintenant, on y va. On n'a pas de temps à perdre ici, déclara Adélaïde en rendant son arme à Opale, comme s'il ne s'était rien passé.
La femme fut la première à quitter la ronde formée par les Sans-Reflets, qui observaient ce cadavre monstrueux gisant au sol. Ephrem la suivit, secondé par Anthémis et Edel, qui ne s'étaient toujours pas tout à fait remis des événements. Opale fut la dernière à quitter la scène du crime, captivée par la vision de ce sang qui dégoulinait de la plaie, tenant toujours dans sa main le manche d'Ekaitza taché de ce liquide d'un rouge carmin.
Anthémis la vit de loin, par-dessus son épaule, pendant qu'elle continuait de courir. Alors que les Miroirs s'approchaient d'elle, la jeune femme était toujours là, à observer cette créature morte comme on admirerait un chef-d'œuvre. Puis, au bout d'un certain temps, elle se décida enfin à s'en aller et à fuir ses traqueurs.
Elle s'en alla, des étoiles dans les yeux, comme si elle venait de voir la plus belle chose au monde.
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