Chapitre 5 - Muraille
Le sang giclait sur le sol de la place principale. Les coups de fouets n'arrêtaient pas. Les hurlements de douleur de l'homme se faisaient chaque fois un peu plus puissants. Les pleurs de ses enfants aussi.
L'aînée serrait sa petite sœur dans ses bras alors qu'elles étaient encadrées par des Varlets. Pour ne pas que la pauvre Anthémis de cette époque voie une scène aussi atroce.
Mais les coups de fouet résonnaient si fort.
Si fort.
Elle aurait presque entendu le bruit des gouttes de sang s'écrasant au sol.
Comment pouvait-on infliger une pareille chose à un être humain ?
*
Le souvenir de ce jour où son père avait été fouetté en public pour posséder des armes illégales chez lui revint à l'esprit d'Anthémis. Ils ne l'avaient pas enfermé, non. Les Varlets préféraient la torture à la prison.
Au final, l'arrivée des Miroirs ne changeait pas grand-chose. Hodei avait toujours été dangereux, cruel, inhumain et sans pitié. Une part de la jeune fille se disait que c'était peut-être même une bonne chose qu'ils soient tous condamnés à se faire refléter, car ils n'auraient plus à supporter une vie à la liberté si restreinte. Mais une autre part refusait l'idée de se faire à nouveau toucher par un Miroir, par ces horreurs qui empestaient l'odeur de la mort et de la haine.
Anthémis ne savait plus si elle tenait vraiment à la vie. Mais elle ne voulait pas non-plus se faire refléter.
Après l'attaque d'Ibai, elle avait perdu toutes ses raisons de continuer à vivre. Puis, lorsqu'elle avait rencontré les Sans-Reflets, elle s'était rendu compte qu'elle était capable de tant de choses ; elle pouvait apprendre plus sur les Miroirs, plus sur Hodei, s'approcher du Palais jusque là où personne, exceptée la Famille Dirigeante, n'avait réussi à aller. Parce qu'elle n'avait plus rien à perdre et que c'était ce qui faisait toute sa force.
Mais voilà, c'était arrivé. Les Miroirs avaient trouvé une faille, ils l'avaient à nouveau détruite. Parce qu'Anthémis s'était de nouveau attachée à des personnes. Parce qu'elle avait à nouveau quelque chose à perdre.
Mélopée était son amie. Elles avaient vécu ensemble pendant six mois, partagé la même chambre, s'étaient confiées l'une à l'autre, s'étaient acceptées telles qu'elles étaient. Et la voir hurler à l'agonie exactement comme l'avait fait Ambroisie, revoir cette scène cauchemardesque, la savoir en train de mourir sans rien pouvoir y faire, fuir une nouvelle fois, tout ça, Anthémis ne le supportait pas.
Elle avait l'impression que sa vie basculait entre l'espoir et la désillusion. L'espoir est quelque chose d'important, mais est-il utile lorsqu'un objectif est inatteignable ?
*
Les Sans-Reflets avaient finalement trouvé refuge après deux pénibles jours de marche, au fief Ouest. Anthémis n'aimait pas cet endroit depuis qu'elle avait su que des Miroirs étaient censés s'y trouver alors qu'aucun n'était pourtant visible. Les bruits incessants qu'elle avait entendus une nuit ne l'avaient pas non-plus rassurée.
Mais cette fois-ci ils avaient rencontré des Miroirs sur la route, beaucoup de Miroirs, si bien qu'ils avaient entrepris de longer la Diaphane, puisque les créatures ne semblaient pas supporter l'eau et ne s'approchaient pas trop du fleuve.
Arrivés à Eleguerio, la ville fantôme par excellence, ils étaient tombés sur une grande et étrange maison, au toit aigu et surplombé de pics pointant le ciel. La plus grande partie du logis était enfoncée dans le sol à la façon d'une cave, et un long escalier de pierre ponctué par des dalles recouvertes de mousse s'enfonçait dans la terre jusqu'à la porte d'entrée. L'architecture de la maison était assez complexe, comprenant des pilastres et colonnes blancs, une corniche et un gâble sur la façade. Un tel travail était gâché par le fait que seule une petite partie du bâtiment émergeait à la surface, et donc les trois-quarts de l'architecture étaient cachés sous terre.
Il s'agissait de l'ancien logis de la Vassale du fief Ouest. Son nom apparaissait en lettres dorées sur tous les carnets à la couverture cuivrée que comportait le meuble du bureau. Maïka Loophole. Au vu des photographies accrochées aux murs, c'était une femme assez âgée. Elle avait dû périr en même temps que les autres reflétés. Si la Famille Dirigeante était bel et bien derrière les Miroirs – et c'était probablement le cas, bien que l'idée de la culpabilité d'Aenor Hodei avait été écartée –, il était clair qu'elle ne portait finalement pas une grande importance à ses Vassaux. Pourtant, ces derniers lui avaient donné toute leur confiance. Bien qu'elle ne portait pas le système gouvernemental dans son cœur, Anthémis était dégoûtée à l'idée d'une telle trahison.
Ce grand bâtiment convenait parfaitement aux Sans-Reflets : il y avait de la place pour tout le monde, et les Miroirs pouvaient plus difficilement s'y introduire, étant donné que le principal de la maison était sous-terrain.
L'intérieur du logis était bazardé, sûrement à cause de l'agitation qu'avait dû causer l'arrivée des Miroirs à Eleguerio. Les membres des Sans-Reflets avaient essayé de tout remettre en ordre, mais la fatigue les avait d'abord poussés à se reposer. Sans se concerter avec les autres, Anthémis avait élu domicile dans la chambre la plus éloignée des autres, au fond d'un couloir du sous-sol, et n'en était pas ressortie, se contentant de broyer du noir, allongée sur le lit qui avait autrefois accueilli un humain qui, lui tout comme Ambroisie et Mélopée, avait dû être reflété.
Pendant l'infernal trajet de l'ancien repère à Eleguerio, alors que la jeune fille était assaillie par des visions cauchemardesques et qu'elle ne sentait plus qu'à peine la force de ses muscles, les Sans-Reflets l'avaient faiblement félicitée d'avoir trouvé un moyen de contrer les Miroirs, voire peut-être même de les tuer. Personne n'avait pensé à les asperger d'eau. Ils avaient pourtant pensé au feu, à la chaleur ou à la lumière, mais durant les expériences qu'ils avaient faites, les créatures avaient très bien su s'en protéger. À vrai dire, elles n'avaient même pas eu besoin de s'en défendre ; leur corps supportait tout cela sans aucun dommage.
L'eau n'avait traversé l'esprit de personne. En même temps, pourquoi l'eau, l'élixir de vie, causerait-il l'affaiblissement de la moindre espèce vivante ? Tous les animaux avaient besoin de ce liquide pour vivre, alors qui donc irait penser que les Miroirs ne supporteraient pas cela ? Mais voilà où était le point que les Sans-Reflets avaient négligé : les Miroirs n'étaient pas humains, n'étaient pas même des animaux. Ils n'avaient pas besoin des mêmes choses pour survivre. De plus, personne ne l'avait jamais vraiment remarqué, étant donné que leurs marques noires leur faisait de toute manière régulièrement mal, mais effectivement, lorsqu'elles se lavaient, les personnes ayant été touchées au moins une fois - Anthémis comprise - sentaient le contact de l'eau sur leur marques brûler leur peau.
Pourtant, Anthémis ne tirait aucune fierté de cette découverte. Ce n'était même pas vraiment sa découverte. Le Miroir avait mis le pied dans le seau d'eau tout seul, après tout. Pourquoi la féliciterait-on ?
Seule dans sa bulle de désespoir, la jeune fille était restée enfermée dans sa chambre les jours suivant l'attaque de l'ancien repère. Elle ne voulait pas sortir, pas si c'était pour croiser tous ces regards aussi larmoyants que le sien, pas si c'était pour affronter la réalité en face à face. Car Anthémis se voulait courageuse, mais mourrait de peur en son intérieur. Elle était lâche, ne supportait pas la vérité, préférait rester dans sa nouvelle chambre à revoir en boucle les mêmes images, plutôt que de se lever et de se battre de toute la force de son esprit.
C'était trop dur.
Edel était un jour venu la voir dans sa chambre, et lui avait innocemment demandé pourquoi elle était si touchée par la mort de Mélopée. De son point de vue, Anthémis et la Pythonisse n'étaient pas si proches que cela, et à part concernant Ambroisie, il n'avait jamais vu la jeune fille se mettre dans tous ses états pour quelqu'un.
Alors Anthémis lui avait posé cette question : « Et pourquoi toi, tu es si peu touché par sa mort ? ».
– Ça va faire deux semaines, lui avait rétorqué Edel. Ce serait mentir que te dire que je ne suis pas triste, mais même deux semaines après la mort de ta sœur, tu n'étais pas aussi renfermée sur toi-même. Pourquoi tu l'es encore plus aujourd'hui ?
La jeune fille n'avait pas eu la force de s'expliquer, de se confier. La vérité, c'était que des tas d'événements avaient suivi l'attaque d'Ibai, et elle n'avait pratiquement pas eu le temps de se noyer dans son chagrin, sans cesse chamboulée et déboussolée par de nouvelles choses. Alors que désormais, plus rien n'était là pour lui faire changer les idées. Elle était seule face à elle-même. Seule face à ses souvenirs qui semblaient vouloir tuer à petit feu chacune de ses émotions positives.
Un mois entier s'était écoulé sans qu'elle n'ose vraiment quitter sa chambre. Elle avait adopté un étrange comportement. Elle se renfermait, se cachait des autres comme pour se protéger d'eux, ou se protéger du malheur qui pourrait lui arriver si elle se remettait à s'attacher à des gens. Elle refusait de leur parler, même à Edel. Ce dernier, dépité par ce comportement, avait pourtant insisté pour lui tenir compagnie, mais cela n'avait abouti à rien. Une muraille semblait les séparer, un mur trop haut à escalader pour les faibles bras d'Edel.
Un jour de mai, Adélaïde força la serrure de la porte et débarqua bruyamment dans la chambre d'Anthémis. Cette dernière, surprise, se cala au fond de son lit, contre le mur, s'attendant à ce qu'une bête enragée lui saute à la gorge. Mais ce n'était que sa commandante, les mains sur les hanches et le regard sévère.
– Maintenant, ça suffit ! s'exclama-t-elle en faisant sursauter la jeune fille.
La femme s'approcha du lit et envoya valser tous les draps qui le recouvraient, laissant apparaître une Anthémis en piteux état, les cheveux gras et les yeux rouges.
– T'es une Sans-Reflet, oui ou non ?! poursuivit Adélaïde. Alors bouge-toi et conduis-toi en tant que telle. Une Sans-Reflet ne baisse jamais les bras. Une Sans-Reflet continue d'espérer et de se battre.
L'adolescente, en dernier geste de protestation, se roula en boule et agrippa ses mains à son lit alors que la femme tentait de l'attirer vers elle. Elle n'avait pas la force de parler, ni même de crier pour montrer son désaccord. Il y avait déjà quatre jours qu'elle n'avait pas mangé.
Adélaïde parvint à la décoller de son lit, et ses bras musclés portèrent Anthémis sans problème. Cette dernière, les jambes dans le vide, portée en sac de pommes-de-terre sur les épaules de sa commandante, commença enfin à gémir et à taper du pied contre les hanches de la femme, mais sans succès.
– On commence par quoi ? l'interrogea Adélaïde comme si elle attendait une réponse. Je te force à manger, je te donne ton bain ou je te laisse affronter la lumière du soleil que tu n'as pas vue depuis plusieurs semaines ?
Anthémis avait terriblement faim et se sentait sale, mais elle n'avait pas envie de faire d'effort, et elle n'était pas sûre que ses rétines supportent la brutalité des rayons du soleil.
– Bon, on commence par le déjeuner. Vu ton état, tu risques de mourir de faim dans mes bras si je ne te nourris pas maintenant, ironisa Adélaïde avant de sortir de la chambre et d'emprunter les escaliers.
Les gémissements que poussait Anthémis finirent par alerter certains Sans-Reflets, qui laissèrent leur tête dépasser de la porte de leur chambre. Quand elles arrivèrent dans la cuisine, la commandante laissa le corps d'Anthémis atterrir bruyamment sur une des chaises entourant la table. Sans plus attendre, elle lui présenta une assiette fumante remplie des récoltes du grand potager du jardin – que deux des nouveaux membres des Sans-Reflets entretenaient prudemment, se méfiant des Miroirs qui pouvaient à tout moment se jeter sur eux. Anthémis resta ainsi, statique, à observer la nourriture qui reposait devant ses yeux. Elle mourrait de faim, mais elle avait l'impression que si elle mangeait, elle recracherait tout l'instant d'après, comme si son estomac refusait de fonctionner correctement.
– Et alors, quoi ? s'exclama brusquement Adélaïde, qui jusqu'ici inspectait en silence la jeune fille, assise en face d'elle. Tu vas te laisser mourir de faim, c'est ça ton plan ?
Anthémis serra les poings avec le peu de force qu'il lui restait.
– Tu veux abandonner maintenant, alors qu'on est en sécurité, ici, dans cette maison ? Tu vois bien que les Miroirs ne vont pas pouvoir s'infiltrer chez nous, ou du moins difficilement. On a enfin une chance d'avoir le dessus sur eux. Tu ne vas tout de même finir la partie maintenant, si ?
– On n'est en sécurité nulle part, souffla la jeune fille d'une voix faible et rauque.
– On l'est plus ici qu'autre part, assura Adélaïde. Pour l'instant je ne sais pas ce qu'on va faire, mais grâce à toi on a enfin découvert le point sensible des Miroirs, on part donc sur une très bonne piste. (Elle prit appui de son coude sur la table et attrapa à l'aide d'une cuillère une grande bouchée de légumes chauds, qu'elle présenta à deux centimètres des lèvres d'Anthémis.) Maintenant, mange, ça va être froid et je ne me suis pas embêtée à te faire la cuisine pour rien.
La jeune fille, à contrecœur, ouvrit la bouche et avala la cuillerée que lui tendait la commandante. Cette dernière laissa un sourire amusé apparaître sur ses lèvres. La même pensée que celle qui traversait l'esprit d'Anthémis devait lui venir en tête ; on aurait dit une mère nourrissant son enfant.
Les légumes glissèrent le long de la gorge de la jeune Sans-Reflet et lui réchauffèrent la poitrine. Elle finit rapidement son assiette, malgré le fait qu'elle restait persuadée que son estomac n'accepterait pas autant de nutritions d'un coup.
– À propos de ce que tu as découvert sur les Miroirs, reprit Adélaïde, je crois comprendre pourquoi Mélopée, Edel et toi vous n'en aviez pas vu au fief Ouest la première fois que vous aviez mis les pieds ici. Il ne pleuvait pas, lorsque vous y étiez allés ?
Anthémis fit mine de réfléchir.
– Si, si, je m'en souviens, déclara-t-elle d'une voix un peu plus énergique, quelque peu revigorée par l'assiette qu'elle venait de dévorer. Il pleuvait des cordes, j'ai cru qu'on allait mourir de froid. (Elle marqua une pause, réalisant ce qu'elle venait de confirmer.) La pluie ... et les Miroirs qui ne supportent pas l'eau ...
– Exactement, émit Adélaïde en hochant la tête. Le fief Ouest était infesté de Miroirs, mais vous ne les aviez pas vus parce qu'ils s'étaient tous abrités de la pluie.
Anthémis se tapa le front. Quelle idiote de ne pas y avoir pensé plus tôt ! D'ailleurs, elle avait totalement oublié cette mésaventure, elle n'y pensait plus.
– En d'autres termes, s'il n'avait pas plu à votre arrivée au fief Ouest, vous n'en seriez pas ressortis vivants, compléta la commandante. Et je suppose que l'air humide doit aussi repousser les Miroirs – peut-être moins efficacement, cela dit. Ce qui signifie qu'on peut aussi compter sur les heures suivant la pluie, où l'humidité se fait encore ressentir, pour échapper aux Miroirs.
Pendant qu'Adélaïde continuait de penser tout haut à ce que cette information leur apportait ou non, la jeune fille baissa les yeux sur ses cuisses et se maudit intérieurement de ne pas avoir compris plus tôt que la pluie nuisait aux Miroirs. C'était pourtant évident ; dès que l'humidité de l'air était partie, les créatures étaient réapparues. Si elle l'avait compris à ce moment-là, elle aurait su faire le lien avec l'eau, et elle aurait pu sauver Mélopée l'autre jour.
– Bon, tu as fini ton assiette ? reprit Adélaïde en se levant. Viens, je vais te montrer quelque chose. Ça te changera les idées.
Anthémis quitta son siège et suivit la femme jusque dans le salon, qui était décoré dans le même style que le reste de la demeure ; un ensemble sombre, orné de plusieurs tapisseries, certaines déchirées en lambeaux. Deux soupiraux, dont la vitre épaisse était protégée de l'extérieur par des barres d'acier, laissait filtrer la lumière du jour, qui venait teinter le plafond blanc d'un jeu de couleurs estivales, mélangeant le jaune pissenlit au vert amande des plantes du potager. De longs rideaux gris aux motifs en spirales accrochés au-dessus des soupiraux se laissaient élégamment tomber jusqu'à effleurer le sol ; Anthémis s'en approcha doucement et en caressa le tissu, qu'elle trouva agréablement doux. Sans prêter attention aux autres Sans-Reflets présents dans la salle, elle se mit en hauteur, un pied sur un fauteuil, l'autre calé entre deux ou trois babioles sur une table basse, et jeta un œil à l'extérieur. La lumière, d'abord violente, lui fit fermer les paupières automatiquement, mais au bout de quelques secondes, elle parvint à discerner plus clairement le paysage qui s'offrait à elle.
L'Été semblait déjà prêt à s'installer, bien que le mois de mai n'en était qu'à ses quinze premiers jours. Le soleil brillait de mille feux, semblant embraser de ses lumières l'eau de la Diaphane qui s'écoulait sur une petite partie d'Eleguerio. Les sombres immeubles de la ville s'étendaient encore loin, sans qu'Anthémis ne puisse en voir le bout de là où elle était ; l'endroit, maintenant éclairé, paraissait moins effrayant et énigmatique que lorsqu'elle y était allée pour la première fois, mais il n'en était pas devenu chaleureux. Elle comprenait que la ville n'était pas réellement hantée, que tout cela avait une explication logique, mais cette dernière restait totalement vide, et la jeune fille ne pouvait s'empêcher de penser que le vent qu'elle entendait parfois s'engouffrer dans les étroites ruelles entre les grands immeubles abandonnés s'apparentait souvent aux cris des fantômes. Après tout, tant de personnes avaient perdu la vie à cet endroit ...
– Anthémis ? l'interpella Adélaïde. Arrête de jouer la contorsionniste, et viens ici. Je t'ai apporté quelque chose.
La jeune Sans-Reflet, qui était effectivement dans une position peu confortable, dégagea son pied gauche de la table et se laissa tomber entre les coussins du fauteuil sur lequel la pointe de son pied droit tenait. Elle jeta un dernier coup d'œil au soupirail, qui, avec les autres fenêtres, formait sa seule source de lumière en dehors des bougies ; personne n'avait le droit de sortir dehors, exceptés les deux Sans-Reflets qui s'occupaient du potager, qui étaient alors accompagnés de deux autres membres qui surveillaient les alentours.
– Allez, lis-ça, lui lança Adélaïde en laissant un vieil ouvrage tomber sur les coussins, près d'Anthémis.
Cette dernière inspecta le manuel.
– C'est quoi ?
– Je l'ai trouvé caché dans les tiroirs du bureau de la Vassale. Ça vient du marché noir, ou alors elle l'a fait venir de loin, mais en tout cas ça n'avait rien à faire dans les affaires d'une subordonnée de la Famille Dirigeante. (Elle mit ses mains à ses hanches.) J'ai aussi retrouvé des armes à feu. Je ne sais pas ce que cette Maïka Loophole complotait, mais elle n'avait pas l'air très attachée aux règles d'Hodei.
– Les armes à feu sont autorisées aux Vassaux, assura Anthémis. Mais j'avouerais que je ne vois pas trop ce qu'un livre du marché noir fait chez elle. Qu'est-ce qu'il y a, dedans ?
– Lis-le, et tu verras. Moi, j'ai à faire, déclara Adélaïde avant de tourner le dos à la jeune fille.
Cette dernière se repositionna correctement sur le fauteuil, car elle était alors avachie dessus, et s'assit avant de poser l'ouvrage sur ses cuisses, et d'en feuilleter les pages.
Elle avait l'habitude d'entendre des ragots à propos de ce qu'on pouvait se procurer sur le marché noir, et elle avait elle-même eu l'occasion de lire un manuel interdit, celui qui traitait des animaux du monde au-delà de l'océan – et qui, par ailleurs, reposait aussi dans une grande demeure, peut-être même celle du Vassal du fief Nord –, mais celui qu'elle tenait sur ses genoux lui paraissait bien différent. Sa couverture était une simple feuille cartonnée blanche ; au centre était inscrit un titre dans une langue étrangère, avec une vieille police qui devait dater des ordinateurs du monde au-delà de l'océan dont elle avait parfois entendu parler. Anthémis ne comprenait pas un seul mot de ce qu'il y avait écrit à l'intérieur de ce manuel, mais cela lui avait tout l'air d'être un roman, car des chiffres revenaient régulièrement, toutes les vingt pages à peu près, comme des chapitres. Quelques illustrations parsemaient le livre de couleurs, sans que la jeune fille ne comprenne ce qu'elles signifiaient ; elle vint jusqu'à se demander pourquoi Adélaïde avait voulu lui montrer cela.
Un souffle chaud vint lui caresser le haut du crâne. Elle se retourna en hâte, pour découvrir une Opale souriante – de son habituel sourire effrayant. Cette dernière rapprocha sa tête du livre comme pour mieux l'inspecter, et de longues mèches décorées de barrettes et de strass vinrent s'étaler sur les pages de l'ouvrage.
– Opale, décale-toi, tu m'empêches de lire.
– Où est-ce que tu as eu ce livre ? lui demanda la jeune femme, en ignorant totalement la réplique d'Anthémis.
– On l'a trouvé ici.
– Tu me le prêtes quelques secondes ?
– Pour quoi faire ?
Mais Opale n'attendit pas l'autorisation de la jeune fille, et s'empara de l'ouvrage ; elle en observa la première et la quatrième de couverture, fascinée.
– Tu sais ce que c'est ? s'enquit Anthémis.
La jeune femme ne répondit pas tout de suite, encore plongée dans sa contemplation. Elle tourna l'ouvrage dans tous les sens et inspecta quelques de ses pages, comme si elle n'avait jamais vu de livre auparavant.
Pendant que la jeune Sans-Reflet observait son aînée, elle se rendit compte que cette dernière avait le teint rougi par l'effort physique, et qu'elle sentait l'air frais de l'extérieur, comme après une longue balade.
– Tu es allée dehors ?
Anthémis savait qu'Opale ne risquait pas grand-chose en s'aventurant à l'extérieur – tant qu'elle ne s'éloignait pas trop du repère – puisqu'elle était la membre la plus à l'aise avec les Miroirs, mais Adélaïde et Ephrem avaient été formels sur ce point : personne ne devait quitter la maison sans autorisation.
La jeune femme lui lança un bref regard, et les faux diamants qu'elle avait accrochés dans ses cheveux scintillèrent à la lumière filtrée par le soupirail, en même temps que le reflet ambre de ses yeux sembla s'illuminer. Elle mit son index à ses lèvres, et murmura un « chut » avec un sourire complice ; Anthémis, hypnotisée par le regard terrifiant d'Opale, préféra ne pas poser plus de questions.
– C'est un vieux livre qui date du XXIème ou du XXIIème siècle, déclara la jeune femme en laissant l'ouvrage retomber sur les cuisses d'Anthémis. J'en avais des pareils chez moi.
– Du XXIème siècle ? Ça date d'il y a trois-cent ans ? Qu'est-ce que ça fait ici ?
– Certaines personnes aiment lire de vieux livres.
– Mais on ne comprend même pas la langue !
– Peut-être que Maïka Loophole la comprenait.
Il était vrai que les Vassaux en savaient souvent plus sur le monde et son passé que les autres habitants d'Hodei. La jeune fille n'avait jamais vu de livre aussi vieux ; les seuls qui étaient autorisés sur l'île étaient ceux écrits par les habitants (du moins, ceux qui arrivaient à contourner la censure lorsque les sujets abordés ne plaisaient pas au gouvernement), ainsi que quelques autres parvenus du monde au-delà de l'océan qui n'étaient pas jugés mauvais pour la propagande de la Famille Dirigeante. La plupart des livres aussi vieux s'étaient fait oublier dans l'Histoire, et plus personne n'en avait plus jamais parlé en Hodei.
– Est-ce que tu penses qu'on pourrait essayer de déchiffrer cette langue ? questionna Anthémis, curieuse quant à ce que ce livre pouvait renfermer en lui.
– On pourrait ... mais faudrait une sacrée motivation. Il fait cinq-cent pages, ton roman. Je te conseillerais plutôt d'essayer de comprendre les images. Regarde. (Opale s'appuya sur un des coussins du canapé, feuilleta rapidement l'ouvrage et finit par désigner une illustration.) Là, on dirait une vague. Ça parle sûrement de la mer. Et là. (Elle tourna quelques pages avant de trouver ce qu'elle cherchait.) Ça ne te dit rien ?
Anthémis contempla ce que lui présentait la jeune femme ; une longue carte s'étendait sur deux pages, une carte qui lui rappelait quelque chose sans qu'elle ne se souvienne quoi. Deux gros blocs colorés la séparaient en deux, et étaient entourés de plusieurs autres plus petits blocs. Aucun nom n'était inscrit, mais les parties étaient délimitées par des couleurs, comme étaient séparés les fiefs sur la carte d'Hodei que la jeune fille gardait encore dans ses affaires.
– Tu n'en as jamais vu ? s'étonna Opale. C'est une carte du monde.
– Du monde au-delà de l'océan ? s'exclama Anthémis en se redressant.
Son aînée hocha la tête ; la jeune Sans-Reflet reposa son regard sur les deux pages du livre, mais cette fois-ci avec beaucoup plus d'émerveillement que quelques secondes auparavant. Elle avait déjà vu une carte du monde, mais en raison du peu d'informations que détenaient les habitants d'Hodei, elles se faisaient assez rares sur l'île ; les seules qui restaient étaient celles laissées par les premiers arrivés, leurs ancêtres en quelque sorte.
– Où est située Hodei ? demanda Anthémis.
– Je ne sais pas. Quelque part dans l'océan Atlantique. C'est celui-ci, montra Opale en entourant une zone de couleur bleue de son doigt.
– Et elle fait quelle taille par rapport aux autres îles ?
– Oh, les autres sont bien plus grandes. Je pense qu'on pourrait mettre plus d'une centaine d'Hodei dans ce continent-là, assura Opale en désignant cette fois-ci le plus grand des six blocs colorés.
Les yeux d'Anthémis s'illuminèrent. Autant d'Hodei dans une seule partie du monde ! Ce dernier semblait si vaste qu'elle ne parvint pas tout à fait à imaginer sa grandeur, elle qui, pendant quinze ans, n'avait connu que quelques quartiers d'Ibai. Elle aurait tant aimé réaliser le rêve de son père, prendre la mer et partir explorer ce monde qui leur avait été caché trop longtemps ...
– Mais cette carte date d'il y a deux-cent ans au minimum, rappela Opale. Je ne sais pas si on peut encore s'y fier.
– Comment tu sais toutes ces choses ? questionna Anthémis, se rendant compte qu'elle n'avait aucune connaissance en comparaison.
– On apprend ça à l'école.
– Personne ne m'en a jamais parlé à l'école.
– Opale, qu'est-ce que tu fais ? l'appela Ephrem qui venait d'apparaître par l'encadrement de la porte du salon. Je t'ai dit que j'avais besoin de ton aide.
La jeune femme se redressa et se dirigea vers le vis-commandant, avant de s'arrêter quelques instants et de se retourner vers Anthémis. De nouveau, un sourire inquiétant apparut sur ses lèvres, et l'ambre de ses yeux brilla plus que jamais, comme si elle renfermait une véritable flamme à l'intérieur d'elle.
– Ne perds pas ce livre, déclara-t-elle doucement. Il est précieux.
Sur ces paroles, elle disparut dans le couloir aux côtés d'Ephrem, laissant une Anthémis perplexe assise sur le fauteuil. Cette dernière caressa légèrement la couverture vieille de deux ou trois siècles. Il est précieux. La jeune fille se doutait bien qu'il était précieux, mais à quoi bon le garder si on ne pouvait pas en comprendre la langue ?
Elle se souvint de ce que lui avait dit Opale quelques minutes auparavant. Au lieu d'essayer de traduire la langue, elle pourrait se contenter d'analyser les illustrations ; mais ces dernières lui semblaient presque aussi incompréhensibles que le texte. S'apprêtant à aller demander l'avis d'Adélaïde, elle se leva avant de voir apparaître par la porte du salon Edel et Jehan, en train de discuter. Lorsqu'il la vit, Edel se raidit et stoppa sa marche. Il ne s'attendait pas à la voir là, il se demandait même si elle ressortirait un jour de sa chambre.
Le cœur d'Anthémis se serra. Elle ne devait pas s'attacher aux gens, et elle commençait malheureusement à s'attacher un peu trop à Edel. Cette décision était probablement assez puérile, mais cela lui faisait trop mal de rester à ses côtés. À chaque fois qu'elle croisait son regard, elle voyait Mélopée. S'il était destiné à mourir de la même manière qu'elle et qu'Ambroisie, Anthémis ne le supporterait pas. Il lui était trop cher, et cela lui faisait peur.
Elle détourna les yeux, son regard redevint sombre, et elle gagna le couloir sans un mot, tenant contre sa poitrine l'ouvrage qui, certainement, renfermait en lui plus d'un secret sur le monde qui les entourait. Ne devait-elle pas se concentrer sur son objectif, sur le fait qu'elle souhaitait percer les mystères des Miroirs, plutôt que de jouer la sentimentale ? Puisque visiblement, elle n'arrivait pas à faire les deux en même temps ; si elle s'attachait aux gens, elle perdait espoir lorsqu'ils la quittaient, et cessait ses recherches.
En y pensant, Anthémis rit de sa propre faiblesse. Elle qui se croyait incapable d'aimer, elle était maintenant submergée par une grande vague de sentiments inconnus, qui l'engloutissait et l'empêchait parfois de réfléchir correctement. Elle s'était ainsi découvert une nouvelle facette d'elle-même, mais elle ne s'aimait pas du tout ainsi. Elle voulait fermer les yeux sur ceux qu'on appelait amis, et se débrouiller sans s'attacher à personne.
Mais quelque part, quand elle croisait le regard d'Edel, elle se doutait bien que cela était impossible, qu'elle ne pourrait pas l'ignorer pour toujours. Parce que la vie continuait en dépit des Miroirs, et que la vie humaine n'était constituée que d'émotions, de pleurs, de rage, et malheureusement, aussi d'amour sous toutes ses facettes.
Elle ne pourrait pas y échapper. Sa muraille finirait par s'effondrer un jour, et ce jour-là, Anthémis le craignait.
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