Chapitre 3 - Satis
Ce soir-là à table, le silence planait. Adélaïde tentait tant bien que mal de faire la conversation, mais les nouveaux arrivants n'étaient pas bien bavards. Ils avaient intégré les Sans-Reflets le jour-même et n'étaient pas tout à fait à l'aise avec les anciens membres. Ils étaient tous d'âge mûr et avaient tendance à regarder de travers Anthémis, la plus jeune qui n'avait que quinze ans et qui paraissait en avoir moins. Cette dernière, se sentant observée, ne leva pas le regard de son assiette. Elle aurait bien voulu leur demander ce qu'ils avaient à la toiser ainsi, mais Adélaïde lui avait dit d'être gentille avec les nouveaux, et d'éviter si possible de leur jeter des regards noirs – chose que la jeune fille savait pourtant faire à merveille.
– Et donc, qu'est devenue Lunaria après l'attaque ? s'enquit la commandante en avalant une gorgée d'eau.
Une des survivantes dont les mèches de cheveux cachaient une bonne partie de son visage répondit :
– Il ne restait plus rien. Ces affreux monstres sont vite partis pour la plupart, mais certains sont restés dans la ville, comme s'ils sentaient notre présence, qu'ils savaient qu'il restait des survivants.
– Ils en ont retrouvé plusieurs, mais nous on a su se cacher et nous enfuir à temps, rajouta un homme à la longue barbe.
– Lunaria n'a longtemps été qu'un champ de bataille, continua la femme en regardant dans le vide. C'était ... c'était horrible. Je ne pensais honnêtement pas que je survivrais.
En face d'Anthémis, Mélopée ne mangea que quelques bouchées de ses légumes, l'appétit semblant lui manquer. À chaque fois que quelqu'un parlait de Lunaria, elle se crispait et ne disait plus rien pendant un bon moment. Cette ville avait longtemps représenté son seul lieu de vie, et le seul endroit où vivait encore le souvenir de sa famille, là où reposait le Temple.
Quand la jeune fille remarqua que les nouveaux arrivants avaient aussi tendance à considérer Mélopée et ses deux cache-œils avec étonnement, elle dut serrer les poings pour ne pas leur dire de regarder leur propre assiette plutôt que de loucher sur le visage des autres. Même si la Pythonisse ne pouvait pas les voir, c'était terriblement mal-poli. Anthémis ne connaissait pas énormément la politesse, et la pratiquait encore moins, mais elle avait quelques principes ; toiser les gens comme s'ils étaient des curiosités de la nature était déplacé.
Le repas continua de la même façon, et lorsque Adélaïde ne trouva plus de questions à poser, un silence gênant s'installa dans la salle tandis que les Sans-Reflets terminaient ce qui restait dans leur assiette. Anthémis aida à débarrasser les couverts et la commandante alla faire visiter la maison aux nouveaux arrivants.
– Je pensais qu'avec les nouveaux j'aurai moins de corvée à faire, mais après réflexion je me dis que je resterai toujours l'esclave préférée d'Adélaïde, soupira la jeune fille en empilant toutes les assiettes.
– Ça la passera, t'en fais pas, essaya de la rassurer Edel en assemblant les couverts. Et au pire je pourrai t'aider. Je ne te laisserai pas faire le ménage tous les jours toute seule.
– Oh, je suis rarement toute seule pour le faire. Jehan m'accompagne souvent ... grogna Anthémis.
Edel éclata de rire. Il savait mieux que personne à quel point ces deux-là s'entendaient mal.
Les deux jeunes gens firent la vaisselle ensemble, discutant de tout et de rien comme de bons vieux amis. Il n'y avait qu'avec lui qu'Anthémis pouvait rire de bon cœur. Il était le seul qui l'amusait autant, et lorsqu'elle lui parlait, elle oubliait cette voix dans sa tête qui, habituellement, ne cessait de lui répéter qu'elle ne devrait pas être heureuse alors que sa sœur n'était morte que deux mois auparavant.
Mais d'un autre côté, personne ne pouvait savoir si Ambroisie était réellement morte. Que signifiait vraiment le terme « refléter » ?
Quand ils eurent fini la vaisselle, Adélaïde entra dans la cuisine et se laissa tomber sur une chaise. Anthémis n'hésita pas une seconde et se jeta pratiquement sur la femme.
– Il faut que je te demande quelque chose, lui dit-elle subitement.
– Pas maintenant ..., maugréa la commandante en reposant sa tête entre ses bras sur le bord de la table. Je suis exténuée. J'ai passé la journée à m'occuper des nouveaux, je te rappelle.
– Mais c'est rien, c'est juste une question, insista la jeune fille.
– Gmlap, grogna Adélaïde en secouant la tête, le nez touchant la table.
– Quoi ?
– Dlagamapm.
– Elle est fatiguée, remarqua brillamment Edel. Laisse-la se reposer, Anthémis.
À peine eut-il fini sa phrase qu'on pouvait déjà discerner les ronflements de la femme. La jeune fille soupira, en ayant assez d'attendre pour une simple petite question. À chaque fois qu'elle voyait la commandante, cette dernière était soit occupée soit trop fatiguée pour faire quoique ce soit. Et Edel assurait qu'elle allait souvent à la bibliothèque ! À la voir ainsi, on pouvait croire qu'elle n'avait jamais de temps à consacrer aux livres – et malgré tous ses efforts, les Sans-Reflets n'avançaient pas.
– Qu'est-ce que tu vas faire de ta soirée ? s'enquit Edel.
– Je vais rester ici et attendre qu'Adélaïde se réveille, déclara Anthémis avec un regard déterminé.
– J'aurais dû m'y attendre ... Laisse-la respirer un peu, quand même. Bon, je vais te laisser, Jehan m'att ...
– Toi, restes ici, le coupa-t-elle.
– Pour quoi faire ?
– Je vais m'ennuyer si j'attends toute seule.
Edel roula des yeux. Même lui, qui ordinairement adorait tenir compagnie aux gens, avait pris l'habitude de se voir dans l'obligation de laisser Anthémis dans sa solitude.
– J'ai des choses à faire. Je suis un homme occupé, rétorqua-t-il sur le même ton qu'elle avait pris le matin-même.
La jeune fille plissa les yeux, mais ne répondit rien et se contenta de s'asseoir à côté d'Adélaïde. Edel quitta la pièce juste après.
Le temps passa très lentement. En baillant, Anthémis jeta un coup d'œil à l'horloge accrochée au-dessus de la porte de la cuisine. Vingt-et-une heure. Elle se mit dans la même position qu'Adélaïde et ferma les paupières. Si la commandante bougeait, elle le sentirait et rouvrirait les yeux automatiquement.
Malheureusement, elle n'avait pas mesuré sa propre fatigue, et s'endormit elle aussi.
Ce soir-là, elle rêva d'animaux mutants et des pays idylliques auxquels elle pensait lorsqu'elle s'imaginait le monde au-delà de l'océan. Elle ne songea pas au temps qui passait ni aux tic-tac réguliers de l'horloge qui parvenaient à ses oreilles sans pourtant monter jusqu'au cerveau.
Lorsqu'elle se réveilla, il était deux heures du matin et une veste reposait sur ses épaules. Adélaïde avait disparu. En examinant le vêtement qui la recouvrait, elle reconnut le parka de la femme, et comprit que c'était cette dernière qui le lui avait posé sur le dos. À défaut de la considérer comme son esclave, elle semblait se soucier un minimum de la jeune fille. Ce fut presque étonnant pour Anthémis.
Se sentant bien sotte de s'être endormie ainsi, elle retourna dans sa chambre, à l'étage, où elle devina dans le noir la forme du corps de Mélopée sous ses draps. Sans faire de bruit, elle regagna son lit, elle se laissa bercer par les bras de Morphée.
*
Les jours suivants, il fut difficile de parler à Adélaïde. Lorsqu'elle n'expliquait pas quelques petites choses aux nouveaux membres, elle était introuvable. Anthémis ne s'était jusqu'ici jamais rendu compte à quel point sa commandante était si peu présente pour les autres ; elle ne le réalisait que maintenant.
Elle avait demandé à Ephrem pourquoi sa sœur se comportait étrangement avec Mélopée, mais il ne le savait pas non-plus. Quant à pourquoi elle ne venait jamais à Lunaria, il n'en avait aucune idée – visiblement il n'était pas très proche d'Adélaïde –, mais il avait précisé que lorsqu'elle était plus jeune, elle s'y rendait régulièrement. Ce détail avait davantage attisé la curiosité de la jeune fille.
– Tu ne devrais pas te mêler des affaires des autres, lui avait reproché Ephrem.
Elle n'avait même pas été étonnée qu'il lui dise cela ; un homme aussi peu bavard et réservé que lui ne devait pas beaucoup fourrer son nez là où ça ne le regardait pas. Mais en l'occurrence, Anthémis était dans son droit de demander pourquoi sa commandante ne les suivait jamais à Lunaria, ou pourquoi elle semblait gênée par la présence de Mélopée. Elle ne comptait pas creuser le passé d'Adélaïde, seulement le gratter un peu.
Mais d'un autre côté, elle ne pouvait pas cacher que la curiosité était une des choses qui la caractérisaient le mieux.
– Tu sais ce qu'elle faisait lorsqu'elle allait à Lunaria ? avait insisté Anthémis.
– Je ne m'intéressais pas à sa vie.
La jeune fille était perplexe à la vue d'une relation fraternelle aussi distante. Elle avait toujours été très proche d'Ambroisie et n'avait jamais connu d'autre exemple de fraternité. Mais il faut dire qu'avec un frère aussi peu émotif qu'Ephrem, il devait certainement être difficile de tisser des liens solides.
Au bout de trois jours, Anthémis trouva enfin un moment de repos dans l'emploi du temps d'Adélaïde. Son besoin de lui poser ces deux questions était presque devenu obsessionnel, mais cela n'avait quelque part rien d'étonnant puisqu'elle restait la plupart du temps cloîtrée à l'intérieur de la maison, ne sachant que faire pour occuper ses journées.
– Qu'est-ce que tu as contre Mélopée ? lui lança-t-elle sur un ton de reproche.
La femme lui jeta un regard interrogateur, mais Anthémis put malgré tout y discerner une pointe d'inquiétude.
– Qu'est-ce que tu racontes ? Je n'ai rien contre Mélopée, assura-t-elle.
– Alors pourquoi tu as bloqué sur son prénom quand on est toutes les deux arrivées ici il y a deux mois ? Pourquoi tu es toujours distante quand elle est à côté ? Ne me dis pas que c'est à cause de son absence d'yeux !
– C'est pas ça, soupira Adélaïde. Ça ne te concerne pas.
– Ah, alors tu avoues qu'il y a quelque chose avec elle ?
– Je n'ai rien dit.
– C'est pas ça, ça ne te concerne pas, répéta Anthémis en mimant des guillemets avec les doigts. Tu insinues qu'il y a quelque chose. Et puis, pourquoi tu ne viens jamais à Lunaria ? Ça a un rapport ?
Les traits de la commandante se firent soudainement plus durs. Elle jeta un regard froid à la jeune fille.
– Ta curiosité est insupportable, petite impertinente, la réprimanda-t-elle d'un ton sec. Quand je te dis que ça te concerne pas, tu dois arrêter de poser des questions et me laisser en paix.
– Mais Mélopée aussi a le droit de savoir ce que tu as contre elle ! Elle est probablement persuadée que c'est son visage qui te dégoûte, et malgré ce qu'elle essaie de faire paraître, je vois bien que ça la blesse énormément. Tu imagines ? Elle est obligée de vivre sous le toit d'une personne qui la déteste à cause de son physique ! Du moins, c'est ce qu'elle croit, alors que moi je devine que ce n'est pas son visage qui te dérange. Qu'est-ce qui te dérange chez elle ?
– Je n'ai rien contre elle, absolument rien. Je ... je dois aller me reposer, maugréa Adélaïde en s'apprêtant à se diriger vers les escaliers.
– Pas si vite. Je veux avoir des réponses.
La femme laissa un râle s'échapper de sa gorge.
– Je te secouerais volontiers si j'en avais la force ! Puisque tu insistes, Mélopée est le prénom de la petite sœur de quelqu'un qui m'était très cher. La voir me rappelle cette personne et d'autres souvenirs douloureux. Tu es contente ? Maintenant, laisse-moi en paix.
Sur ces paroles, Adélaïde quitta la pièce et monta bruyamment les escaliers avant de disparaître à l'étage. Anthémis avouait qu'elle prenait un malin plaisir à fourrer son nez là où ça ne la regardait pas, et même si elle savait pertinemment que les autres considéraient ce trait de caractère comme un défaut, elle remerciait sa ténacité de lui permettre de récolter quelques informations.
Mélopée était donc le prénom de la petite sœur d'un(e) proche d'Adélaïde. Ce renseignement lui dit quelque chose. Il lui semblait bien que la Pythonisse avait une grande sœur. Elle devait lui demander pour en avoir le cœur net.
Anthémis monta à son tour les marches de l'escalier pour rejoindre leur chambre commune. Mélopée était assise sur son lit, et chantonnait comme à son habitude, le regard tourné vers la fenêtre bien qu'elle ne puisse plus admirer la beauté du ciel. Lorsque la jeune fille ouvrit la porte, la voix de la femme se stoppa dans sa gorge et elle offrit un petit sourire à son amie de dix ans sa cadette.
– Je réfléchissais aux paroles d'une nouvelle chanson, dit-elle joyeusement.
– Ah oui ? Comment elle s'appelle ? s'intéressa Anthémis en s'asseyant à ses côtés sur le lit, bien que le sien ne soit qu'à deux mètres d'elle.
– L'Antre du Néant. Ce n'est pas très gai, comme chanson, mais l'idée m'inspire vraiment. Peut-être qu'un jour je te la chanterai.
La jeune fille, durant ces deux derniers mois, s'était surprise à sincèrement apprécier les compositions de Mélopée, alors qu'elle ne raffolait autrefois pas tellement de musique. Lorsqu'elle était triste, elle ne noyait pas son chagrin dans les sonates de piano ou dans les cordes des guitares comme le faisaient toutes les âmes torturées et désemparées dans les histoires à l'eau de rose ; puisqu'il fallait visiblement qu'elle noie cette tristesse, elle plongeait dans la rivière près de chez elle et nageait jusqu'à n'en plus pouvoir, jusqu'à ce que ce sentiment parasite qui lui collait à la peau se fasse emporter par le courant. C'est ce que lui avait enseigné Ambroisie, elle qui aimait tant la sensation de l'eau glissant le long de ses bras et de ses jambes tandis qu'elle nageait à contre-courant. Sa grande sœur, suite à l'incident qui avait eu lieu au collège – la bagarre entre Anthémis et son harceleur –, lui avait répété qu'elle devait garder le contrôle de ses émotions. Si elle se sentait trop en colère, désespérée ou angoissée, elle ne devait pas passer sa frustration sur les autres, mais dépenser toute cette énergie négative dans la nage, dans la course ou dans n'importe quel autre sport.
Pourtant, lorsqu'elle écoutait la douce voix mélodieuse de la Pythonisse, elle s'apaisait automatiquement, comme après deux heures de nage intensive. Elle n'était pas la seule dans cette situation ; même Jehan, qui détestait se faire passer pour un « être fragile », comme il disait, ne pouvait s'empêcher de coller son oreille à la porte de la chambre quand il entendait Mélopée chanter – comportement qu'Anthémis trouvait soit-dit-en-passant assez inquiétant.
– J'aimerais bien l'entendre, sourit-elle. Mais si je suis venue te parler, c'est pour autre chose. J'ai parlé à Adélaïde.
La Pythonisse se contenta d'émettre un petit « mmh ? » désintéressé. Elle ne souhaitait probablement pas réentendre encore cette phrase qui lui était si familière. Tu lui fais peur. Mais Anthémis savait que cette fois-ci, il en serait autrement. Mélopée n'aurait pas à supporter cela une nouvelle fois.
– Elle n'a pas voulu me dire beaucoup de choses, mais j'ai quand même appris quelque chose de plutôt intriguant. Apparemment, tu lui rappelles des souvenirs douloureux parce que la petite sœur de quelqu'un qui lui était très cher avait le même prénom que toi.
La femme se raidit à l'entente des paroles d'Anthémis.
– Je ne sais pas ce que ça veut dire, continua la jeune fille. Mais à mon avis, cette petite sœur est bien toi. Lunaria a beau être grande, je ne pense pas qu'elle abrite deux Mélopée. (Elle se réinstalla plus confortablement sur le lit, de sorte à faire face à son amie.) Tu avais une grande sœur, je ne me trompe pas ?
– J'en ai eu plusieurs, précisa-t-elle faiblement.
Sa voix n'était plus la même que lorsqu'elle chantait ; elle semblait sur le point de se briser.
– J'ai changé plusieurs fois de famille adoptive, rappela-t-elle. Mais ... je pense qu'Adélaïde parle de celle que je considérais comme ma vraie sœur, la seule et unique, celle qui savait réellement me rendre heureuse par sa simple présence. Satis.
Les souvenirs revinrent d'eux-mêmes. Anthémis se souvint immédiatement de Satis, la grande sœur adoptive de Mélopée, qui était morte en martyre à la Grande Révolte et qui avait tué de ses propres mains Milio Hodei.
– Satis avait une amie, continua la Pythonisse en joignant ses mains sur ses cuisses. Elles passaient tout leur temps ensemble. Je ne l'avais jamais rencontrée, et je n'entendais pas trop parler d'elle. Je savais juste qu'elles étaient très complices et qu'elles avaient créé le design de l'Envol toutes les deux, je les avais même un peu aidées. Cette amie était aussi une résistante, mais je n'ai jamais eu de nouvelles d'elle après la Grande Révolte. (Anthémis remarqua que Mélopée laissait ses ongles s'enfoncer avec force contre la peau de ses paumes.) Je pense que cette amie est Adélaïde.
Cette idée n'était pas si folle qu'elle pouvait en avoir l'air. Bien que cette rencontre inattendue entre deux proches d'une même jeune femme qui ne s'étaient jamais vues puisse paraître être le fruit du destin, elle n'avait en vérité rien d'extraordinaire. Hodei était une petite île, le fief Nord l'était encore plus. Tout était possible.
– C'est drôle, commenta Anthémis. Tu ne devais pas t'attendre à rencontrer cette fameuse amie et encore moins à apprendre qu'il s'agissait de la commandante des Sans-Reflets.
– Il faut que je lui parle, déclara Mélopée en se redressant subitement.
Elle se leva et se dirigea vers la porte de la chambre en manquant de trébucher sur les affaires qu'Anthémis avait négligemment laissées au sol.
– Je t'accompagne !
La jeune fille se leva à son tour et suivit Mélopée dans les couloirs, sur les marches des escaliers et jusqu'au salon, où elles retrouvèrent Adélaïde assise sur le canapé, feuilletant un livre.
La Pythonisse s'avança et se plaça directement en face d'elle, ayant tout de suite compris où, dans la pièce, celle qu'elle cherchait se trouvait. La commandante leva les yeux de l'ouvrage, et les traits de son visage se crispèrent. Elle savait sûrement pourquoi Mélopée se trouvait devant elle. En ce moment-même, elle devait déjà regretter d'avoir parlé à Anthémis.
– Vous connaissiez Satis ? l'interrogea la Pythonisse sans hésiter.
Adélaïde baissa la tête. La jeune fille ne l'avait jamais vue avec ce regard dans les yeux, elle n'arrivait pas même à comprendre ce qu'il signifiait. Était-elle triste, en colère, angoissée ? Peut-être tout simplement nostalgique ?
En la voyant ainsi, Anthémis se rendit compte que sa commandante n'était pas aussi insensible qu'elle le laissait paraître ; elle s'en voulut un peu de l'avoir pratiquement forcée à parler, mais désormais, ce n'était plus à elle de lui poser des questions.
– Oui. Je connaissais ta grande sœur, affirma Adélaïde en un long soupir.
– C'était vous, son amie avec qui elle passait le plus clair de son temps ?
– Oui, c'était moi.
Les membres de Mélopée semblèrent se détendre, et elle se laissa faiblement tomber sur le canapé, aux côtés d'Adélaïde.
– Je pensais que vous étiez morte, souffla-t-elle, ayant visiblement toujours du mal à se remettre de cette révélation.
– J'aurais probablement dû l'être. (La commandante referma le livre qu'elle tenait sur ses genoux et regarda sa couverture, n'osant lever le regard si c'était pour affronter la silhouette de Mélopée.) Mais j'ai été lâche. Je me suis enfuie, le jour de la Grande Révolte, et j'ai laissé Satis seule face au Palais. Excuse-moi. J'étais si jeune ...
La Pythonisse mit du temps à répondre.
– Je ne vous en veux pas. Ce n'est pas à vous que j'en veux. Ce n'est pas vous mon ennemie.
Personne ne souleva ses dernières paroles, mais Adélaïde et Anthémis savaient pertinemment de qui elle parlait, qui était son ennemi. La Famille Dirigeante et le gouvernement. C'était de leur faute si Satis était morte, c'était eux qui l'avaient tuée.
– Est-ce que ... vous avez des détails à me raconter sur la Grande Révolte ? demanda Mélopée d'une petite voix. À une époque, je n'aurais pas supporté d'en entendre davantage, mais je pense que je suis prête, maintenant. Je veux savoir ce qui s'est passé là-bas, je veux connaître les choses qu'ont toujours voulu me cacher les adultes sous prétexte que j'étais trop jeune.
Anthémis comprit tout à fait ce qu'avait dû ressentir la Pythonisse à cette époque, elle qui détestait qu'on ne la caractérise que par son jeune âge.
- Je veux comprendre un peu mieux ce qui est arrivé à ma grande sœur.
Encore une fois, Anthémis se sentit visée par le désir de Mélopée. Toutes les deux voulaient savoir plus en détail ce qui s'était produit le jour où leur grande sœur les avait quittées.
Visiblement, raconter ce qu'elle savait à quelqu'un qui était plus ou moins proche d'elle devait moins embêter Adélaïde que parler à Anthémis, car elle commença son récit sans protester :
– Le jour de la Révolte, un ami avait terminé de sculpter notre première version de l'Envol. Satis comptait le porter sur elle lorsqu'elle monterait les marches du Palais, elle voulait l'accrocher à sa ceinture comme tu le fais toi aussi, Mélopée.
Anthémis avait effectivement remarqué que depuis qu'elle avait suspendu la statuette à sa taille, la femme ne la quittait que très rarement, se raccrochant à un des seuls souvenirs qu'elle possédait de sa famille autre part que dans sa mémoire.
– Tout avait été prévu des mois, voire des années à l'avance. À l'époque, les barrières entre les fiefs n'existaient toujours pas, et plusieurs autres rebelles de part et d'autre d'Hodei comptaient se rejoindre au cœur des actions de l'île, à la Capitale. Ce soir-là, je m'étais enfuie de chez moi, à Ibai, pour retrouver Satis. C'était elle qui m'avait initiée à toutes ces idées, mais j'étais encore si jeune. Je n'avais que dix-huit ans et j'étais facilement influençable. Je continue d'être convaincue que ce que m'avait enseigné Satis était juste, mais au fond, je ne sais pas si à cette époque j'y croyais vraiment. Je voulais simplement rester auprès d'elle, au point où j'ai accepté de l'accompagner à la Grande Révolte et atteindre le Palais avec elle alors que je savais pertinemment qu'on y risquait la mort toutes les deux.
Anthémis vit, dans cette dernière phrase, encore un point commun qu'elle avait avec Adélaïde ; elles avaient toutes les deux voulu entrer dans le Palais malgré l'omniprésence de la mort qui menaçait de les emporter.
– Mais quand la Révolte a commencé pour de bon, je n'ai pas tenu. Il y avait des coups de feu, des cris de rage, de douleur, de peur. Des rebelles avaient réussi à lancer leurs torches sur le Palais, qui avait fini par s'enflammer tandis que des centaines de Varlets essayaient de nous empêcher d'avancer et nous menaçaient avec leurs armes à feu ; au début, ils nous mettaient seulement en joue, mais quand ils ont compris que seules la haine et l'espoir nous animaient et que rien ne nous arrêterait, ils ont commencé à tirer au hasard. Les mouvements de foule m'ont fait perdre la main de Satis que je serrais pourtant aussi fort que je le pouvais. J'ai vu ses yeux affolés tournés vers moi, avant qu'elle ne soit engloutie par les milliers d'autres silhouettes dans la pénombre. C'est la dernière fois que je l'ai vue vivante.
Mélopée posa sa main sur le bras d'Adélaïde, dont la voix s'affaiblissait de plus en plus au court de son récit. Anthémis continuait d'écouter les paroles de sa commandante, se sentant certes de trop aux côtés de la conteuse et de celle pour qui l'histoire était racontée, mais tant que personne ne lui disait de s'en aller et ne la réprimandait pour son indiscrétion, elle ne comptait pas partir. L'occasion d'en apprendre plus sur la Grande Révolte était trop belle.
– Je me suis pris une balle perdue dans le ventre peu après. Je baignais dans mon propre sang, balancée dans tous les sens par les mouvements de foule. Personne ne daignait m'aider, et le mélange de l'intense angoisse que je ressentais ainsi que le sang qui continuait de vider mon corps à grandes coulées m'ont mise dans une espèce de transe. Je ne me souviens plus très bien du reste de la Grande Révolte, d'autant plus que j'ai fini par vite m'évanouir sur le sol jonché des cadavres des autres rebelles, mais il y a bien deux choses qui m'ont suffisamment marquée pour que je m'en souvienne toute ma vie. La première a été la vue du corps de Satis accroché au portail du Palais, ses yeux n'exprimant plus rien d'autre que la douleur, symbolisée par le sang qui s'échappait de son cœur, de son corps, et peu à peu de sa vie. Je n'étais pas la seule à l'avoir vue, bien entendu. À sa vision, les rebelles qu'il restait ont poursuivi de plus belle la révolte, motivés et scandalisés par la torture qu'on infligeait à cette jeune femme qui portait ce qu'ils ont peu de temps après nommé l'emblème de la résistance, et le massacre a continué. La deuxième chose qui m'a marquée a été l'apparition de cette petite fille à la fenêtre d'une des plus hautes tours du Palais. Cette gamine, tout le monde croit aujourd'hui l'avoir rêvée, mais nous ne pouvons évidemment pas avoir tous imaginé la même chose. Et moi, je suis sûre et certaine de ce que j'ai vu cette nuit-là à cette heure précise.
– Une petite fille ? ne put s'empêcher de répéter Anthémis, bien qu'elle s'était intérieurement résolue à ne pas couper la parole d'Adélaïde. Qu'est-ce qui s'est passé ?
– On avait beau être en pleine nuit, les flammes qui s'échappaient du Palais nous ont laissés apercevoir le visage de cette petite fille qui criait, d'un cri perçant, déchirant, qui semblait être sur le point de lui faire exploser les poumons, continua la commandante des Sans-Reflets. Elle avait les yeux lumineux et son visage presque entier avait pris une couleur noir d'encre. Son hurlement déformait ses traits et lui donnait l'allure d'une terrible créature venue tout droit des bas-fonds d'un monde parallèle. Personne n'avait jamais vu de pareille chose. Et pourtant, il ne s'agissait que d'une petite fille. Il ne s'agissait que d'Aenor Hodei.
Adélaïde prit une pause dans son récit, et le silence s'installa dans le salon.
Aenor Hodei ? Avec des yeux lumineux et une peau noire d'encre, la nuit de la Grande Révolte, en 2355 ? Anthémis avait compris que les Miroirs étaient présents sur l'île depuis un certain temps déjà, mais qu'ils existaient depuis si longtemps, depuis au moins treize ans, et qu'en plus ils s'en soient pris à un membre de la Famille Dirigeante, cela, la jeune fille n'y aurait pas cru. Et cette information compromettait de nombreuses choses qu'Anthémis pensait être correctes.
Si Aenor Hodei avait été reflétée alors qu'elle n'était qu'une petite fille, elle n'était certainement pas derrière la création des Miroirs. Ce n'était alors peut-être pas elle, leur ennemie.
– Je ne sais pas ce qui s'est passé ensuite, reprit Adélaïde. Je me suis sauvée, j'ai fini par m'évanouir et quand je me suis réveillée, je me trouvais chez moi. J'ai dû être sauvée par quelqu'un qui me connaissait, mais je n'ai jamais su qui. Quand je suis retournée à la Capitale pour la dernière fois, la ville entière avait brûlé, emportant avec elle les centaines de cadavres et ne laissant que des ruines noircies par les flammes. Je n'ai jamais eu le courage de retourner du côté de l'ancienne Capitale et de Lunaria. Satis m'était chère, si chère, trop chère pour que je supporte la vue de l'endroit où on s'était retrouvées toutes les deux de si nombreuses fois.
Cette fois-ci, Mélopée prit Adélaïde dans ses bras et ses gémissements trahirent les pleurs que les larmes ne pouvaient manifester sur son visage.
Anthémis ne se sentait pas à sa place. Elle avait eu ce qu'elle voulait, elle en savait plus sur la Grande Révolte et avait récolté une information capitale. Elle laissa les deux femmes se remettre de leurs émotions, et quitta le salon, songeuse.
*
Quelques jours s'étaient écoulés depuis le récit poignant dont leur avait fait part Adélaïde. Le soleil se levait en cette journée de décembre, le 28 décembre, le jour des vingt-cinq ans de Mélopée. La fête était de partie pour ceux qui connaissaient bien la femme ; Opale s'était amusée à accrocher des guirlandes dans les salles communes, un des nouveaux arrivants des Sans-Reflets avait accepté de jouer quelques airs de piano, et Anthémis s'était chargée de cuisiner un grand gâteau avec les ingrédients qu'ils possédaient, ayant préféré éloigner Jehan de la cuisinière, de peur qu'en l'aidant, il ne fasse tout brûler – elle ne savait pas très bien mijoter de bons petits plats, mais le savait toujours mieux que lui.
Mélopée avait ouvert ses cadeaux avec enthousiasme, et avait découvert les deux cache-œils en forme de fleurs dont la moitié des pétales violets avaient été retirée pour laisser de la place au nez. Elle n'avait pas tardé à les enfiler, et l'œuvre qu'Edel avait promis de lui offrir à son anniversaire lui allait à merveille ; la couleur mauve du tissu accompagnée du pourpre de ses ourlets contrastait avec le roux flamboyant de ses cheveux. Rien ne pouvait la rendre plus belle que ces élégantes fleurs à la corolle violacée se mariant à la perfection avec ses joues roses – couleur qu'elle avait fini par reprendre après le teint pâle qu'elle avait gardé suite aux sept ans passés dans le Temple. Tout le monde était d'accord pour dire qu'elle était magnifique.
Heureuse, Mélopée avait accepté de leur chanter l'air qu'elle venait de terminer. Ce n'était pas le plus joyeux de ses chants, ni le plus doux à entendre, mais celui qui exprimait le mieux ce qu'elle ressentait.
Les vies coulent en un long fleuve infini
En une éternelle traînée de gouttes de pluie
Et l'espérance, peu importe ce qui advient, la suit
Mais la joie s'y noie après avoir plongé dans l'oubli
Le néant nous dévore lentement, lentement
Nous aspire vers son central trou noir
Veut nous enlever tout ce que nous avons de plus brillant
Nous dérobe le bonheur mais épargne notre espoir
Rendez-vous
À l'Antre du Néant
Tout le monde écoutait son chant attentivement, mais Anthémis entendit derrière elle Jehan marmonner que ce chant n'était pas très festif. Étrangement, même s'il pouvait paraître sinistre, la jeune fille ne le pensa pas du tout. Au contraire. Les paroles ne parlaient pas que de choses tristes, mais se centraient sur l'espoir qu'ils devaient garder en eux pour affronter tout ce qu'il leur restait à affronter.
Les ténèbres ont pour elles les ombres et les nuits
Mais elles désirent désormais les jours et le monde entier
Et nous nous demandons en chœur, quand en auront-elles fini
Quand seront-elles rassasiées et nous laisseront-elles en paix
On a appris à gravir les étapes de la vie, solitaires
Sans aide et sans compagnon prompt à nous protéger
On a appris à survivre au fil des années passées en cette terre
Tapis dans l'obscurité à rechercher une lueur de sécurité
Rendez-vous
À l'Antre du Néant
La jeune fille ferma les yeux et se laissa porter par la voix de Mélopée qui semblait vouloir l'emmener vers un pays qu'elle ne connaissait pas, vers un lieu lointain, au-delà de l'océan. Elle n'avait jamais été aussi sensible à la voix de quelqu'un.
Et alors que je me cachais de votre regard à tous
J'ai fermé les yeux sur la vie et sur votre monde chaotique
Mais cette protection que je m'étais forgée n'a pas supporté la secousse
Et s'est envolé tout soupçon d'un univers idyllique
Le néant me dévore lentement
M'aspire vers son central trou noir
M'enlève tout ce que j'ai de plus brillant
Me dérobe l'éternel bonheur mais épargne mon espoir
Le néant me dévore tout entière
Depuis que je suis allée les voir
Et qu'ils m'ont chuchoté ces deux vers
Du haut de leur sombre manoir :
Rendez-vous
À l'Antre du Néant
Les paroles de cette chanson étaient pourtant simples, mais tous ceux qui en comprenaient le réel sens se sentirent touchés jusqu'au plus profond d'eux-mêmes. Le sombre manoir représentait le Palais où avait été conduite Mélopée, et le chant parlait de ce qu'elle avait vécu, elle, mais aussi de ce qu'avait pu vivre les autres habitants d'Hodei. La peur, l'insécurité, la solitude, mais malgré tout, l'espoir. Qu'importe de ce que pouvait leur retirer le Néant, ils garderaient espoir à jamais.
Car c'était le sentiment le plus fort qu'ils connaissaient, et le seul qu'ils savaient pouvoir garder au fond d'eux sans jamais qu'il ne s'y déloge.
Finalement, cette chanson ne plomba pas l'ambiance, contrairement à ce que pensait Jehan. Les Sans-Reflets qui avaient compris les paroles se sentirent davantage motivés à continuer leur bataille, et ils félicitèrent tous Mélopée, dont le sourire ne pouvait se décrocher des lèvres.
Si elle ne savait pas se battre, et si elle n'en avait pas la possibilité ni les moyens, elle n'en était pas moins courageuse. Elle portait à sa ceinture l'Envol, celui qui avait été créé par la martyre de Lunaria, par celle qui avait pour la première fois dans l'histoire d'Hodei réduit au silence un membre de la Famille Dirigeante. Mélopée elle-même était quelque part un symbole de sagesse, et cela ne changerait pas, qu'importe le nombre de fois que le Néant essayerait de l'aspirer.
Pour la première fois depuis longtemps, Anthémis fut admirative de quelqu'un.
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