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Chapitre 13 - Souvenirs

Pendant le dîner, la conversation fut animée. Pas dans le sens où tout le monde rirait et où les sujets seraient si passionnants que chaque membre resterait à table pour écouter les autres parler ; plutôt dans le sens où tout le monde était en désaccord et criait pour essayer d'imposer son avis par-dessus ce brouhaha incessant.

– Je refuse de risquer ma vie en allant là-bas !

– On a nos armures, on ne risque pas grand-chose !

– T'appelles ça des armures ? Ce sont de pauvres combinaisons en caoutchouc !

– Au moins, elles nous protègent des Miroirs !

– De toute façon, on ne peut pas rester ici indéfiniment, on a besoin de nouvelles provisions !

– Tu sais très bien comment ça a fini la dernière fois qu'on est allés chercher des provisions !

– Mais maintenant ce sera différent, puisqu'on a nos armures !

– N'appelle pas ça des armures !

Anthémis se boucha les oreilles, ses tympans fatigués par tout ce bruit qui semblait vouloir les briser. Elle croisa le regard d'Edel, assis à côté d'elle, et roula des yeux pour exprimer son agacement, ce qui amusa le jeune homme. À côté de lui se tenait Jehan, qui, lui d'ordinaire très bavard, ne participait pas à la conversation, se contentant de mastiquer sans grâce les quelques légumes qui traînaient dans son assiette. Le regard dans le vide, il n'avait pas prononcé un seul mot depuis le matin-même. Anthémis aurait probablement dû être satisfaite de ce silence de sa part, lui qui aimait habituellement parler sans s'arrêter de broutilles dont tout le monde se moquait – à part peut-être Edel, qui écoutait tout le monde patiemment, et Auro, qui aimait entendre des histoires sans intérêt –, mais étrangement, ce soir-là, elle se serait presque inquiétée pour lui. Elle ne l'avait jamais vu dans cet état et se doutait bien que cela avait un rapport avec ce qu'elle avait deviné quelques heures auparavant. L'amour était quelque chose de bien triste, elle s'en rendait compte désormais, et était contente de ne jamais l'avoir ressenti jusque-là. Elle aurait bien voulu s'excuser auprès de lui, mais s'excuser de quoi ? Elle n'avait rien fait. Elle n'aimait pas le garçon qui l'aimait et dont Jehan était lui, au contraire, amoureux. C'était un schéma compliqué qu'elle avait elle-même du mal à se représenter dans sa tête, mais elle savait tout de même qu'elle n'était coupable de rien. Pourtant, elle ressentait une sorte de pitié pour Jehan, mais préféra ne rien lui dire car celui-ci n'apprécierait probablement pas de constater qu'il était pris par pitié par la personne qu'il détestait le plus au monde.

Le regard de la jeune fille finit par se poser sur Adélaïde, qui ne participait pas elle non-plus à la conversation, étant donné que celle-ci était tournée vers l'expédition du fief Ouest au Nord, à laquelle elle ne comptait pas aller. Anthémis n'était pas d'accord avec cette décision ; c'était la commandante des Sans-Reflets, ne devait-elle pas laisser de côté ses souvenirs douloureux et les accompagner durant cette excursion ? Ils avaient besoin d'elle, de son agilité et de sa force, de son talent passé maître dans l'art du maniement de la pelle pour assommer les Miroirs, et de son autorité naturelle qui savait en deux ou trois mots remettre l'ordre même dans les situations les plus délicates. Pourquoi s'être dès le premier jour autoproclamée commandante si elle savait qu'elle n'arriverait pas à mettre le pied à Lunaria ?

Le calme ne revint pas de tout le repas ; la dispute avait lieu entre plusieurs Sans-Reflets, qui refusèrent de se taire et continuèrent de se chamailler, ne parvenant pas à se mettre d'accord sur l'expédition du lendemain. Quand elle eut fini de manger, Anthémis n'attendit pas et sortit de table immédiatement. Voilà un certain moment qu'elle n'avait pas mangé avec tout le monde, et elle comprenait pourquoi ; ces gens ne savaient décidément pas communiquer de manière civilisée.

Adélaïde se leva en même temps qu'elle et alla faire la vaisselle ; en passant près d'Anthémis, elle la regarda et soupira bruyamment, signe qu'elle aussi avait eu du mal à supporter ces cris incessants. La jeune fille s'approcha de la femme tandis que cette dernière essuyait son assiette dans un grand récipient contenant de l'eau chaude, et, les mains dans le dos et un regard innocent scotché au visage, elle prit la parole :

– Dis, Adélaïde ... tu veux bien venir avec nous, demain ?

La commandante ne la regarda pas et se contenta de laisser de sa gorge s'échapper un petit grognement.

– Tu sais bien que je suis bornée, rappela Anthémis en se souvenant d'à quel point elle avait énervé Adélaïde lorsqu'elle avait voulu connaître son passé. Je ne vais pas te lâcher tant que tu n'auras pas accepté de nous suivre jusqu'à Lunaria.

– Je ne vous suis pas indispensable, contesta la femme.

– Tu es notre commandante.

– Et Ephrem est le vis-commandant. Il me remplace quand je ne peux pas venir. Donc tout va bien, vous n'avez pas besoin de moi.

– Il n'est censé te remplacer que quand tu n'es vraiment pas en capacité de nous accompagner. Mais là, tout va bien : tu n'es ni blessée ni malade, et tu n'as rien d'autre à faire. Tu peux parfaitement venir avec nous, alors ce n'est pas à ton frère de prendre ta place.

– Je suis blessée mentalement quand je m'approche de trop près de Lunaria, ça compte, non ?

– Non, ça ne compte pas.

– Les blessures physiques ne sont pas toujours les plus graves. Tu veux que je fasse un malaise en arrivant à Lunaria ?

– Tu irais jusqu'à faire un malaise ?

– Je ne sais pas, peut-être.

– Tu exagères. Tu ne t'es jamais recueillie sur la tombe de ton amie ? Sa tombe doit se trouver à Lunaria, non ? Je pense que ça te ferait du bien d'y aller, de nourrir le souvenir de Satis. Tu ne feras pas un malaise pour ça.

Adélaïde arrêta de frotter son éponge contre son assiette, songeuse. Elle ne semblait pas vouloir accepter la demande d'Anthémis, mais ses paroles paraissaient tout de même l'avoir touchée.

– Non, c'est vrai. Je n'ai jamais vu la tombe de Satis ...

La jeune fille lui fit ses yeux de biche – ce qui, sur son visage, faisait plus peur qu'autre chose – et voulut savoir si cela signifiait que la femme les accompagnerait, ne serait-ce que pour voir la tombe.

– Pourquoi tiens-tu à ce point à ce que je vienne ?

Ce fut cette fois-ci à Anthémis de marquer une pause. À vrai dire, elle ne connaissait pas la raison de cet entêtement. Elle avait simplement envie de voir Adélaïde à ses côtés. Car oui, au fond, elle appréciait sa présence – et elle l'appréciait davantage depuis qu'elle avait réalisé les petits gestes quotidiens de la femme qui démontraient l'attachement presque maternel qu'elle éprouvait à son adresse (si du moins on oubliait les corvées qu'elle la forçait à faire).

– Je ne sais pas. Quelque part, je trouve ça triste de te voir te cacher de Lunaria. C'est là que réside le souvenir de Satis, et ce souvenir mourra si personne ne vient le nourrir. Puisque sa famille – Mélopée comprise – est morte, il ne reste plus que toi. Qu'est-ce que son souvenir deviendra si même toi tu essaies de tout oublier de lui ?

– Tu te la joues philosophe, maintenant ? se moqua gentiment Adélaïde.

– J'aime bien donner des leçons de vie aux gens, avoua Anthémis avant de baisser la voix et de continuer. Même si je n'ai moi-même pas un comportement irréprochable.

L'histoire des souvenirs qu'il fallait nourrir, c'était Ambroisie qui lui avait racontée, lorsque les deux sœurs s'étaient retrouvées orphelines. Aucune des deux ne devaient oublier leurs parents, et elles allaient régulièrement se recueillir sur la tombe de leur mère, quand bien même elles n'en avaient jamais été très proches. Car si elles cessaient de penser à elle, plus personne ne serait là pour le faire à leur place. Thaïs Dallarme n'avait aucune attache, elle ne connaissait personne à part son mari et ses filles. Aucun-e ami-e, seulement de vagues connaissances qui avaient probablement vite oublié son visage livide, ses mains aux doigts fins, son corps menu, son long cou, ses bruns cheveux raides, et ses yeux inexpressifs. Mais Anthémis était encore là pour s'en rappeler, elle, car elle gardait avec elle le souvenir immortel de sa famille, gravé sur cette photo qu'elle gardait près de son lit et qu'elle contemplait tous les soirs avant de se coucher.

Pour elle, ne pas nourrir le souvenir d'un-e de ses proches était quelque chose d'atrocement triste. Elle usa donc de cet argument pour essayer d'emmener Adélaïde avec elle et les autres.

– Bon. J'y réfléchirai, finit par déclarer la commandante.

– Réfléchir ? répéta Anthémis. Réfléchir à propos de quoi ? C'est oui ou c'est non, tu n'as pas dix ans pour y réfléchir. On part demain à six heures, je te rappelle.

– Oui, bon, calme-toi. On verra.

La jeune fille soupira mais se résigna ; Adélaïde n'avait pas dit qu'elle viendrait, mais elle n'avait pas non-plus assuré qu'elle ne les accompagnerait pas, contrairement à quelques minutes auparavant. Elle n'avait pas gagné son accord, mais sa réflexion, ce qui était déjà un bon point. Ce soir-là, elle put se coucher plus ou moins sereine – parce qu'elle ne se sentait pas en sécurité à l'idée que ce soit Ephrem qui les commande.

*

Anthémis enfila le gilet que lui avait tricoté Edel pour son anniversaire, et se regarda dans la glace. Elle ne s'admirait jamais devant le miroir, premièrement parce que le nom de cet objet lui rappelait celui des créatures d'ébène, et deuxièmement parce que son reflet ne l'intéressait pas, ou même, parfois, la dégoûtait. Anthémis ne s'aimait pas. Il y avait des choses chez elle qu'elle ne pouvait supporter. À commencer par son iris de moitié ocre et ses marques noires sur le reste de son corps. Cette partie-là de son anatomie, elle la détestait. Elle se détestait probablement autant que se détestait Berbéris – car oui, la jeune fille était certaine que ce dernier se détestait, il suffisait de sentir sa forte odeur de Miroir et de l'entendre traiter quiconque était ne serait-ce que légèrement touché par les créatures de monstre, s'insultant lui-même indirectement, pour le comprendre.

La dernière fois qu'elle s'était regardée dans le miroir, c'était juste après l'attaque d'Ibai, quand Edel avait voulu lui présenter sa trace ocre sur son œil. Et ce miroir, elle l'avait brisé.

Mais cette fois-ci, Anthémis se contempla intensément, passant de détail en détail, défiant presque son reflet du regard, comme s'il s'agissait d'une personne qu'elle ne connaissait pas et qu'elle venait de découvrir à l'instant. Sa sombre peau et ses cheveux d'un noir d'encre et touffus, emmêlés par la nuit, ne laissaient que davantage paraître la lumière vive de son œil gauche. Heureusement, les marques des Miroirs, elles, se faisaient plus discrètes, la plupart étant cachées sous ses vêtements, et le reste – celle près de son œil, par exemple – se confondaient avec la couleur de ses cheveux. Malgré cela, Anthémis eut du mal à s'observer plus longtemps. Comme pour se cacher d'elle-même, elle rabattit sur sa tête la capuche de l'épais gilet que lui avait offert Edel et en admira quelques instants les motifs. C'était un vêtement chaud, qu'elle pourrait porter les matins des jours d'été, ou encore au printemps ou en automne, mais qui n'était certainement pas assez isolant pour la protéger du froid de l'hiver. Le tissu était légèrement râpeux, fait avec les moyens du bord, mais la jeune fille s'en accommoderait sans problème. De petites ondulations bleues parsemées de taches blanches rappelant les vagues étaient cousues sur les manches, ainsi qu'un bateau à voiles couleur azur qui se trouvait sur le côté gauche de la poitrine, et le reste du gilet était d'un bleu pervenche. Edel avait dû s'y prendre très à l'avance pour avoir le temps de terminer un tel travail ; cela signifiait que malgré le fait qu'à une période elle l'ignorait royalement, lui, continuait de coudre ce gilet en pensant à elle.

En parlant d'Edel, il se trouvait lui-même dans la chambre d'Anthémis à cet instant, feuilletant l'ouvrage sur les animaux du monde au-delà de l'océan tandis que la jeune fille finissait de préparer ses affaires pour l'expédition qui aurait lieu très bientôt.

– Je trouve ça passionnant ... murmura-t-il, captivé par sa lecture.

En bourrant son sac de bouteilles d'eau et de minces couvertures (au-cas-où l'expédition durerait plus longtemps que prévu), Anthémis jeta un rapide coup d'œil à la page sur laquelle s'était arrêté son ami.

– C'est quoi ? s'enquit-elle en voyant un étrange animal qui lui parut déformé tant son corps prenait des courbes incongrues.

– Un hippocampe, répondit Edel. Plus précisément un hippocampus reidi. Celui-ci est violet ; il est beau, n'est-ce pas ? J'aimerais tant pouvoir en voir un de mes propres yeux.

La jeune fille se redressa pour voir d'un peu plus près l'animal qui était décidément bien intriguant. Sa tête était allongée et se prolongeait avec un nez difforme s'apparentant à une trompe ; son buste était bombé, et son corps entier formait une ondulation peu commune qui se terminait en une délicate spirale.

– Ça change des moutons du coin, remarqua-t-elle.

– C'est sûr.

– Ça vit où ?

– Dans l'eau. Ceux-là, ils vivent dans l'océan Atlantique. C'est celui dans lequel se trouve Hodei, si je ne me trompe pas.

Anthémis, sans s'en rendre réellement compte, passa un doigt sur le voilier cousu contre sa poitrine, comme si l'envie de gagner la mer était enracinée en elle et se manifestait entièrement, la possédant de la tête jusqu'au bout des doigts.

– Tu penses qu'on pourra en voir, nous aussi, un jour ?

Edel comprit tout de suite le sous-entendu résidant dans la question de la jeune fille. Tu penses qu'on pourra nous enfuir d'Hodei ? Prendre la mer ?

– J'espère.

Au même moment, quelqu'un frappa à la porte et, sans attendre de réponse, Auro débarqua dans la chambre pour annoncer aux deux jeunes gens que les autres Sans-Reflets étaient prêts à partir.

– Tu sais si Adélaïde vient ? l'interrogea Anthémis qui n'avait pas perdu de vue son objectif principal, c'est-à-dire forcer sa commandante à affronter Lunaria.

– Non, elle dort encore je crois.

L'adolescente laissa une grimace mécontente paraître sur son visage. C'était cela que la femme appelait réfléchir ? Dormir ? Elle aurait au moins pu être là à leur départ et expliquer à tout le monde pourquoi elle ne se sentait pas de les accompagner. À moins qu'elle ait fait semblant d'être malade pour avoir une excuse valable de ne pas quitter son lit ? Dans tous les cas, Anthémis était désagréablement surprise.

– Il faut que j'aille lui parler, annonça-t-elle.

Et, sans jeter un seul regard aux deux jeunes hommes, elle quitta la chambre pour aller voir Adélaïde. Elle entendit derrière elle quelqu'un soupirer, probablement Edel, fatigué de la voir bornée à ce point. Mais elle s'en moquait ; elle devait parler à Adélaïde.

La jeune fille marcha d'un pas décidé le long du couloir et s'arrêta devant la chambre de sa commandante, avant de frapper trois grands coups à la porte. Elle n'obtint aucune réponse. La femme devait dormir, comme l'avait dit Auro. Anthémis frappa à nouveau pour la réveiller, mais cela ne changea rien, pas un seul bruit ne se fit entendre à travers la porte. L'adolescente l'ouvrit alors doucement, et laissa sa tête dépasser silencieusement par l'entrebâillement. Dans le noir, il lui fut difficile de voir quoi que ce soit, pourtant elle réussit à deviner, assise sur son lit, la sombre silhouette d'Adélaïde, qui, vu sa position, ne dormait pas.

– Qu'est-ce que tu fais dans le noir ? lui demanda sans attendre Anthémis.

La femme mit du temps à répondre, mais quand elle finit par le faire, sa voix était rauque.

– Si je ne dis rien quand tu toques à la porte, c'est que je ne veux pas que tu viennes me déranger.

La jeune fille hésita sur ce qu'elle devait rétorquer ; effectivement, elle était assez malpolie de pénétrer dans la chambre d'Adélaïde alors que celle-ci ne lui en avait pas donné la permission, et oui, elle était entêtée et ne lâchait jamais ses objectifs au point où sa pauvre commandante ne pouvait que subir cet entêtement sans parvenir à lui faire changer les idées. Mais n'était-ce pas pour son propre bien, pour le bien d'Adélaïde que l'adolescente l'incitait à les accompagner ? N'était-ce pas pour lui faire comprendre que nourrir les souvenirs de Satis était important et ne devait pas être considéré comme une tâche désagréable ?

Peut-être que non. Peut-être qu'Anthémis était juste bornée pour le plaisir d'être bornée et pour la satisfaction de voir les gens exaspérés par son comportement puéril.

Dans tous les cas, elle n'appréciait guère l'idée qu'Adélaïde ne les accompagne pas alors qu'elle était leur commandante.

– Je remarque tout de même que tu es réveillée si tôt dans la matinée, commenta Anthémis. Serait-ce parce que tu hésites à venir ?

– Non, c'est Ephrem qui m'a réveillée en se levant.

– Il a bien fait ! Maintenant que tu es réveillée, je ne vois pas pourquoi tu ne viendrais pas.

– Je ne suis pas prête et vous partez dans cinq minutes, je ne vois pas pourquoi je viendrais.

– Ce que tu es bornée !

– C'est toi qui dis ça ?

Anthémis laissa un bruit singulier s'échapper de sa gorge, entre le soupir et le grognement.

– Hier soir tu m'as dit que tu y réfléchirais, lui reprocha-t-elle.

Réfléchir ça ne veut pas dire accepter.

– Ça ne veut pas dire refuser non-plus !

– Bon sang, qu'est-ce que tu es casse-pieds !

– Et la tombe de Satis alors ? Tu ne comptes jamais aller la voir ?

Adélaïde marqua une pause. Son visage, qu'Anthémis devinait être tourné vers elle jusque-là, se reporta sur les draps du lit, comme si la femme fuyait la jeune fille du regard.

– À quoi bon aller la voir ? Ce n'est qu'une tombe. Ce n'est pas Satis.

– C'est le corps de Satis qui repose sous terre.

– Et alors ? Elle est morte.

– Au moins, toi, tu as un souvenir de ton amie. Même si ce n'est qu'une tombe et que c'est plus symbolique qu'autre chose. Moi, je n'ai rien d'Ambroisie, juste une photo et une pauvre canne. Crois-moi que j'aimerais bien pouvoir me recueillir sur sa tombe, si seulement elle en avait une ...

– Je n'ai pas besoin ni d'une tombe ni de Lunaria pour me souvenir de Satis. Je l'ai suffisamment aimée pour me souvenir d'elle à vie, alors rejette ton entêtement sur quelqu'un d'autre et fiche-moi le camp.

Adélaïde avait craché ces dernières paroles avec tant de violence dans la voix, comme si elle se sentait blessée jusqu'au plus profond d'elle-même – ce qui était sûrement le cas –, qu'Anthémis ne sut pas comment réagir et, face à sa commandante et à son autorité à laquelle beaucoup ne savaient pas tenir tête, elle n'eut d'autre choix que d'abandonner pour cette fois et de laisser la femme seule, dans sa chambre et plongée dans la pénombre. Elle n'était pas aussi froide dans sa façon de parler, la veille ; c'est qu'elle avait dû réfléchir à ce que lui avait dit Anthémis durant la nuit, et que ressasser ses souvenirs de Satis avait fait émerger en elle toute sa tristesse.

Adélaïde était visiblement aussi entêtée que la jeune fille, et il était probable que continuer d'essayer de discuter avec elle n'aboutirait à rien. L'adolescente, à la fois déçue et légèrement vexée par le ton pour le moins peu aimable de sa commandante, ferma la porte derrière elle sans rien dire et regagna sa chambre, les yeux rivés au sol, plongée dans ses pensées. Si Adélaïde avait si peur de retourner à Lunaria, c'est qu'elle n'avait pas totalement tourné la page, qu'elle n'avait pas totalement fait son deuil ; si elle était si agressive ce matin-là, c'est qu'elle ne supportait pas les paroles d'Anthémis qui essayait de la faire voir la vérité en face ; et si elle restait seule dans l'obscurité, c'est qu'elle préférait se confronter à elle-même plutôt qu'à la réalité. Oui, elle savait pertinemment que Satis était morte, mais pourtant, quelque part, si elle refusait de voir sa tombe ou de visiter une Lunaria vide sans sa très chère amie y vivant, c'est qu'elle continuait de se voiler la face. Et elle n'avancerait jamais si elle n'acceptait pas totalement la vérité. Satis était morte durant la Grande Révolte, cela datait donc d'il y a quatorze ans, et malgré cela, Adélaïde continuait de penser à elle comme si elle était morte la veille. Anthémis pouvait comprendre ce sentiment ; elle n'avait jamais entièrement accepté le suicide de sa mère ni la probable mort de son père – c'était d'ailleurs sûrement pour cela qu'elle avait cru entendre son rire, il y a quelque temps –, et ne parlons pas d'Ambroisie dont elle percevait encore la voix de son fantôme durant ses nuits les plus agitées. Perdre un proche était une vérité trop dure à accepter. Elle ne le savait que trop bien.

En entrant dans sa chambre, où elle pensait retrouver Edel qui aurait sagement rangé son ouvrage et qui l'aurait attendue pour qu'ils rejoignent les autres dans l'entrée de la demeure, elle reconnut bel et bien Edel, mais se tenant face au mur, le bras appuyé contre ce dernier, les paupières fermées et les lèvres pincées, comme s'il essayait de canaliser une vive douleur. Alertée par cette grimace, Anthémis se précipita sur lui et lui demanda si tout allait bien – même si elle se doutait que vu sa tête, non, tout n'allait pas bien.

– Oui ... oui, t'en fais pas, ça va aller.

La jeune fille fronça les sourcils, inquiète et peu convaincue par l'affirmation de son ami.

– Qu'est-ce qui t'arrive ? lui demanda-t-elle.

– Je sais pas ... j'ai mal à la tête.

– Depuis combien de temps ?

– C'est arrivé, là, à l'instant. J'étais en train de regarder des images de certains poissons, et puis, je sais pas, ma tête a commencé à me faire mal ... Ça doit être la fatigue. Rien de grave.

Anthémis resta sceptique.

– Tu tires la tête du type qui souffre atrocement mais qui cache sa douleur pour paraître plus viril, commenta-t-elle. Ne me dis pas que tu essaies de faire ton bonhomme comme Jehan.

Edel sourit faiblement.

– Non, de toute façon même si j'essayais d'être viril, personne ne me prendrait au sérieux.

La jeune fille hocha la tête. Avec ses barrettes bleues dans les cheveux, sa voix douce et son sourire angélique, il était bien loin des hommes virils du genre d'Ephrem ou d'autres Sans-Reflets comme Jasper ou Nazar – si Anthémis se souvenait bien de leur prénom. Mais ça n'avait aucune importance.

– Tu étais en train de regarder des images de poissons, tu dis ? prononça la jeune fille en saisissant l'ouvrage. Ils étaient si laids que tu as eu mal à la tête ?

– Je ne pense pas que ce soit ça, rigola Edel malgré sa douleur.

Anthémis regarda les dessins sur lesquels le jeune homme s'était arrêté. Quelques noms figuraient en haut des pages : la truite, le saumon, la sandre, la perche, des animaux plutôt basiques qui ressemblaient plus ou moins à ceux qu'elle avait pu apercevoir à quelques reprises dans l'eau de la Diaphane, ou encore l'anchois, la dorade, le merlan, la raie, des poissons d'eau salées qu'elle n'avait jamais pu apercevoir mais dont l'apparence n'était pas très étonnante. D'autres, en revanche, avaient plus de quoi faire peur, comme le sabre noir avec sa peau sans écaille et reluisante, ses dents acérées et ses grands yeux noirs et globuleux. Peut-être qu'Edel en avait inconsciemment eut peur.

– J'ai ... comme l'impression d'avoir de vagues souvenirs de ces poissons, émit le jeune homme en s'approchant d'Anthémis pour observer encore un peu les images de l'ouvrage.

– Normal, les saumons et les perches on en trouve dans la Diaphane.

– Non, je me souviens de ceux qu'on trouve dans l'océan. Enfin, ils me disent quelque chose.

La jeune fille se tourna vers lui, curieuse.

– Des souvenirs de ta vie hors d'Hodei qui te reviennent ? devina-t-elle.

– J'imagine, je ne vois pas où j'aurais pu voir de tels poissons en Hodei.

– Tu pêchais, avant ?

– Je ne sais pas, je ne me souviens pas. Mais je sais qu'Igor aimait pêcher dans la Diaphane, quand on habitait à Lunaria. Il avait réussi à se servir de la canne à pêche alors même qu'il ne se souvenait pas avoir appris à s'en servir. Peut-être qu'il pêchait, avant qu'on arrive en Hodei.

Anthémis resta silencieuse quelques instants, réfléchissant à ce que venait de lui raconter Edel.

– Attends, Igor aussi a perdu la mémoire en arrivant ici ? demanda-t-elle avec une voix étrangement aiguë, marquant son étonnement.

– Eh bien ... oui.

– Je pensais que seul toi avais oublié le monde hors d'Hodei, parce que tu étais trop jeune à cette époque pour t'en souvenir ... mais si même Igor a perdu la mémoire, ça change beaucoup de choses !

– Pourquoi ça ? s'enquit Edel en arquant les sourcils.

Anthémis le regarda comme s'il venait de perdre la tête.

– Ce n'est pas normal que vous deux ne vous souveniez de rien !

– Ça doit être dû à un choc qu'on a reçu sur le crâne pendant le voyage jusqu'à Hodei, ou quelque chose comme ça. Ne t'affole pas pour ça ...

– Un choc qui vous aurait fait perdre tout souvenir de votre vie passée ? récapitula Anthémis en considérant Edel comme si son raisonnement n'avait aucune logique. Un simple choc qui aurait retiré à Igor, qui devait déjà être âgé à l'époque, toute sa mémoire ? Tu y crois vraiment ?

Edel haussa les épaules.

– Ça peut arriver. Et puis, tu n'en sais pas beaucoup plus que moi, personne ne sait ce qui s'est passé pour qu'on oublie tout. Le choc est une hypothèse, mais c'est l'hypothèse la plus plausible.

– L'hypothèse la plus simple, surtout. J'en ai une autre, mais elle est un peu plus tordue. (Elle regarda Edel avec une certaine appréhension, comme si elle craignait qu'il ne la prenne pour une folle.) Et si c'était les gens qui vous ont amenés en Hodei qui vous avaient fait perdre tous vos souvenirs ?

Le jeune homme croisa les bras en fronçant les sourcils, comme s'il réfléchissait à cette éventualité tout en songeant qu'Anthémis avait des idées bien farfelues.

– Avec des monstres comme les Miroirs rodant dans les parages, on peut s'attendre à tout de la part de la Famille Dirigeante et du gouvernement, déclara Anthémis pour justifier son raisonnement.

– Ils iraient jusqu'à retirer la mémoire des nouveaux arrivés en Hodei ? Ils tiendraient à ce point à isoler Hodei du reste du monde ?

Au même moment, quelqu'un les appela de loin, s'impatientant. Anthémis reposa les pieds sur terre, ayant complètement oublié qu'on les attendait pour l'expédition.

– On ferait mieux d'y aller, remarqua Edel en s'emparant de ses affaires qu'il avait posées dans un coin de la chambre de la jeune fille.

Cette dernière posa sur ses épaules son propre sac-à-dos et suivit son ami dans les escaliers en montant les marches quatre-à-quatre, se dépêchant pour espérer ne pas provoquer la colère d'Ephrem. Tout le monde les attendait à l'étage, les chaussures aux pieds, les combinaisons enfilées et les sacs sur le dos. En s'excusant rapidement, Anthémis se saisit de sa paire de bottes et s'assit par terre pour les mettre à ses pieds, quand elle entendit quelqu'un monter à son tour les escaliers en vitesse. Apparut alors une Adélaïde débraillée et aux cheveux détachés, en chaussettes et le visage encore endormi. Sans rien dire, elle prit ses grosses chaussures à lacets et les enfila, après quoi elle saisit sa combinaison, s'empara de son sac de toile et, tout en s'attachant les cheveux en une longue et fine queue-de-cheval, elle regarda les autres en arquant un sourcil, se demandant pourquoi tout le monde la regardait avec surprise.

– Quoi ? émit-elle d'une voix rendue pâteuse par le sommeil. Je suis si extraordinaire que vous ne pouvez pas détacher vos yeux de moi ?

À ces derniers mots, certains Sans-Reflets détournèrent le regard, craignant qu'elle ne se fâche s'ils continuaient de la dévisager de la sorte. Ephrem vint tout de même échanger deux ou trois mots avec elle, tout bas, comme s'il s'agissait d'une conversation secrète. Anthémis vit Adélaïde secouer vivement la tête, balayant son visage avec ses quelques mèches blond platine ne rentrant pas dans sa queue-de-cheval. La femme semblait assurer que tout allait bien et qu'elle reprenait son rôle de commandante. Ephrem ne laissa, comme à son habitude, aucune émotion traverser son visage, mais il semblait malgré tout déçu ; il devait aimer la sensation de diriger tout une troupe, et Anthémis se demanda s'il n'aurait pas voulu prendre la place de sa sœur une bonne fois pour toutes au lieu de ne la remplacer qu'à de rares occasions.

Adélaïde n'adressa aucun regard à l'adolescente avant d'enfiler sa combinaison et de se diriger vers la porte d'entrée. Malgré l'inintérêt qu'elle lui portait, la jeune fille fut heureuse de constater que sa commandante acceptait finalement d'entrer à Lunaria et de faire face à tout ce qui l'effrayait, à son passé et à ses souvenirs de Satis. Peut-être que pour une fois, les conseils d'Anthémis allaient porter leurs fruits.

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