Chapitre 11 - Sombres pensées
Il faisait sombre, l'ambiance était pesante. On n'y voyait presque rien. On entendait seulement l'écoulement paisible de l'eau d'un ruisseau. Les arbres étaient gigantesques, leurs longues branches noires et torsadées ressemblaient à des mains prêtes à attraper quiconque passait sur leurs racines. Le ciel étoilé brillait comme jamais, et c'était d'ailleurs le seul moyen de se repérer dans cette forêt hostile et ténébreuse. Un imposant croissant de lune régnait au milieu de millions d'autres astres lumineux ; il n'y avait aucun nuage, aucun obstacle qui pouvait obstruer la vision de ce chef-d'œuvre parsemé de constellations aussi magnifiques qu'inatteignables.
Il y avait une femme qui reposait au sol, dans le ruisseau, laissant de fins filets d'eau parcourir les contours de son corps menu. Elle ne respirait plus. Ses mains blanches étaient croisées sur sa poitrine, comme si elle était prête à être mise en cercueil. La mort se lisait sur chaque parcelle de sa peau, de ses veines bleues qui ressortaient de son épiderme si blanc qu'il en devenait transparent, jusqu'à ses muscles totalement et à jamais détendus.
Elle avait deux roses écarlate à la place des yeux. Leur couleur était agressive, même dans le noir de la nuit, comme si ces deux fleurs reflétaient la lumière du ciel. De ces roses démarraient quelques ronces aux épines singulièrement pointues, qui serpentaient le corps de la femme et allaient se planter dans la terre humide.
L'eau du ruisseau était rosée, tachée du sang de la morte.
On entendit alors quelques notes, un chant si doux qu'il en était presque imperceptible, une mélodie lente et envoûtante, qui, au fil des secondes, résonnait de plus en plus fort, de plus en plus violemment. La plainte se transforma peu à peu en un long cri dur et puissant dont l'écho rebondissait à chaque tronc d'arbre, tel la fureur d'un fantôme.
La femme, censée être morte, se releva alors subitement, faisant gicler autour de ses cheveux flamboyants les gouttes d'eau tachées de son propre sang.
Ses lèvres pâles remuèrent et sa bouche s'ouvrit, mais ce ne fut pas sa voix qui se fit entendre.
« Est-ce que tu penses vraiment que ce sont les Miroirs qui méritent de mourir ? »
*
Anthémis se réveilla brusquement, son cœur tambourinant contre sa poitrine. Sans vraiment comprendre son rêve, elle se sentit complètement déboussolée, ne sachant que penser. Elle en vint même à se demander quelques instants où elle se trouvait, ne reconnaissant plus les murs de sa chambre, ni la forme de sa petite commode de bois, près de son lit. Il faisait noir, et, pour une raison qu'elle ignorait, elle commença à avoir peur, et sentit le besoin de se cacher sous sa couette. Là, dans le silence de la nuit, dissimulée au milieu de la maison endormie, elle put entendre les battements de son cœur, qui peu à peu se calmaient et ralentissaient leur vitesse.
C'était Mélopée qu'elle avait vue dans son rêve, et pourtant, cette Mélopée-là était si différente de celle que la jeune fille avait connue ... La couleur de ses deux roses était si agressive, d'un rouge sang évoquant sa propre mort ... Et les ronces qui la recouvraient et la blessaient, teintant l'eau d'une légère touche de rose, ne laissaient connoter qu'une souffrance qui lui collait à la peau et dont elle ne pouvait se défaire sans se blesser davantage.
Elle était si belle. Et pourtant, c'était son cadavre qu'Anthémis avait vu allongé dans le ruisseau. N'était-ce pas ironique, de trouver un cadavre humain si beau ?
Mais était-elle réellement morte, dans son rêve ? Elle avait bougé, avant que la jeune fille ne se réveille brutalement. Elle avait remué les lèvres, comme pour parler, même si ce n'était pas sa voix qui avait résonné dans la forêt.
La voix qui s'était fait entendre, c'était celle d'Ambroisie. Celle qu'Anthémis avait entendue, un mois auparavant, lorsque les Sans-Reflets étaient partis en expédition. Désormais, le mois de juin touchait à sa fin, mais la jeune fille n'avait pas pu oublier cet échange qu'elle avait eu - ou du moins, qu'elle avait cru avoir - avec le fantôme de sa sœur. Cette douce voix dont l'écho résonnait dans le bois - bois qui ressemblait d'ailleurs beaucoup à la forêt de son rêve -, la jeune fille avait été obsédée par elle. Par cette voix et par le rire de son père. Tous ses souvenirs déferlaient en elle, comme pour lui rappeler qui elle était avant l'attaque d'Ibai, qui était sa famille, comment avait autrefois été sa vie. Elle revoyait en détails le portrait d'Ambroisie, ses courts cheveux bruns et sa frange qui cachait un peu ses grands yeux noisette, son visage rond, ses piercings sur son oreille gauche, son long cou fin, son corps mince et qui avait été habile à l'époque où sa jambe n'était toujours pas blessée. Parfois, comme dans son rêve, c'était le visage de Mélopée qui remplaçait le sien, mais la plupart du temps, les pensées de la jeune fille lui faisaient revoir sa sœur reflétée, prête à se jeter sur n'importe qui comme les autres Miroirs, ayant perdu toute son humanité.
Mais Anthémis n'était plus tellement sûre de cela. Toute son humanité ?
« Alors moi aussi, je ne mérite que de mourir ? Moi aussi, je ne suis qu'un monstre ? »
La jeune fille avait été persuadée que les Miroirs n'étaient rien d'autre que d'affreuses créatures, qui de toute évidence étaient bien loin de leur passé d'humains, et pourtant, d'un autre côté, elle ne pouvait totalement considérer sa sœur ni Mélopée comme telles ; car après tout, ces monstres qui contrôlaient leur corps et qui les avaient totalement métamorphosés n'étaient pas elles, ce n'était pas réellement Ambroisie ni Mélopée. Peut-être qu'au fond, derrière cette carapace noire, les deux femmes existaient encore, restant seulement silencieuses. Et en se disant cela, Anthémis était incapable de vouloir du mal à leur Miroir.
« Est-ce que tu penses vraiment que ce sont les Miroirs qui méritent de mourir ? »
Cette phrase continuait de hanter l'esprit de la jeune fille. Évidemment, elle se doutait bien que ce n'était pas réellement sa sœur qui lui avait parlé, mais seulement son inconscient, ou quelque chose de ce genre-là ; elle n'avait, en principe, aucune raison de considérer cette phrase avec tant de sérieux. Mais si ces quelques mots étaient parvenus jusqu'à sa tête, c'est qu'il devait bien y avoir une raison. Devenait-elle folle ? Ou finissait-elle par comprendre certaines choses ?
Cette phrase-là, Anthémis ne savait pas vraiment comment la prendre. Si ce n'étaient pas les Miroirs qui méritaient de mourir, qui donc le méritait ? Ou qui donc méritait d'être puni ?
Trois mots, un nom, qui apparurent dans l'imaginaire de la jeune fille en grandes lettres capitales.
« LA FAMILLE DIRIGEANTE »
Que leur voulait-elle, pourquoi faisait-elle cela, comment les Miroirs étaient-ils arrivés sur l'île, dans quel but, qui exactement était derrière cette histoire dans la dynastie d'Hodei, tout cela, ni Anthémis ni aucun des Sans-Reflets ne le savait ou n'arrivait à le comprendre. Mais les créatures venaient forcément de la Famille Dirigeante, c'était forcément elle, la coupable. Puisque Aenor Hodei avait été reflétée au visage la nuit de la Grande Révolte, et qu'elle avait elle-même annoncé l'arrivée des Miroirs, ça ne pouvait qu'être sa famille la coupable, la seule qui connaissait l'existence des créatures avant même le jour des attaques aux deux pôles de l'île.
Les Miroirs voulaient leur mort et les habitants d'Hodei s'en protégeaient, soit ; mais au lieu de s'acharner à neutraliser les créatures en espérant vainement pouvoir toutes les défaire, ne valait-il mieux pas viser l'origine de ces monstres, la Famille Dirigeante ?
Anthémis, ne parvenant pas à se rendormir, trop perturbée par son rêve et par ses pensées qui ne cessaient d'embrouiller son esprit, finit par se lever et quitta sa chambre sur la pointe des pieds, préférant se faire discrète étant donné qu'Adélaïde ne supportait pas qu'on se promène dans la maison pendant la nuit. Le long couloir du sous-sol s'étendait sur quelques mètres, mais la jeune fille, ne percevant que les ténèbres de la nuit, eut l'impression qu'il se prolongeait à l'infini. Aucun bruit ne se fit entendre, seul le silence pesait aux oreilles d'Anthémis, et elle, qui avait toujours plus ou moins cru aux fantômes, commença à se sentir particulièrement à l'étroit, dans ce couloir interminable dont les murs semblaient se rapprocher dangereusement d'elle, un peu plus à chacun de ses pas, comme s'ils voulaient la piéger.
Elle marcha sans trop savoir où elle allait, posant sans un bruit ses pieds nus sur le parquet. Elle passa devant la porte de la chambre d'Adélaïde - que celle-ci partageait avec Ephrem -, priant pour ne pas la réveiller (la dernière fois qu'elle avait osé se promener dans la maison pendant la nuit, la femme s'était réveillée en sursaut et était sortie en trombe dans le couloir, sa pelle dans les mains, prête à asséner un violent coup sur le crâne de la jeune fille, persuadée que c'était un Miroir qui s'était infiltré dans la demeure).
Anthémis finit par atteindre les escaliers indemne, soulagée d'avoir su se faire discrète. Elle monta les marches doucement, avant de parvenir au rez-de-chaussée, où ses yeux perçurent, dans un coin, la faible lueur d'une bougie. Elle craigna d'abord qu'il s'agisse d'Adélaïde, mais se risqua tout de même à s'approcher de la pièce à pas de loup. La lumière provenait de la cuisine, mais la jeune fille n'entendit aucun bruit. Il semblait n'y avoir personne. Elle parvint à la porte, et, cachée derrière le mur, laissa discrètement sa tête dépasser par l'encadrement. Effectivement, la cuisine était vide. Une petite bougie laissait sa cire couler lentement, fondant à la chaleur de la flamme qui éclairait timidement la pièce. Anthémis, perturbée de voir ce faible éclairage alors que tout le monde semblait être endormi, s'approcha de la table, son cœur s'emballant à l'idée que la lueur de cette flamme soit l'œuvre d'un fantôme. Elle remarqua quelques pièces dorées, brillant à la lumière et reposant sur un coin de la table, dont elle crut reconnaître la forme sans se souvenir où elle avait vu une pareille chose. Elle en caressa une du bout du doigt, curieuse, et l'attrapa pour l'examiner de plus près. Le nombre cinquante était gravé sur une de ses deux faces, de la même couleur que le métal qui constituait le petit objet. En temps normal, elle serait passée à côté de ces pièces qui n'avaient rien de bien exceptionnel - sûrement était-ce des ustensiles pour la cuisine ou quelque chose s'en rapprochant -, mais Anthémis était persuadée d'en avoir déjà vues des pareilles quelque part, et le métal brillait si vivement à la lumière que la jeune fille ne pouvait s'empêcher de se sentir captivée par ce qu'elle tenait entre les doigts. Là, dans le silence endormi du repère, près de la douce et faible chaleur de la flamme qui consumait lentement la bougie, Anthémis se sentait apaisée, bien que l'idée qu'un fantôme puisse se trouver près d'elle ne la rassurait pas grandement - mais après tout, pourquoi avoir peur d'un esprit inoffensif, quand les Miroirs, les pires créatures au monde, la coursaient habituellement ?
La jeune fille entendit soudainement un bruit similaire à des pas légers montant les escaliers qu'elle venait tout juste d'emprunter. Craignant qu'elle ait finalement réveillé Adélaïde, Anthémis, qui redoutait le coup de pelle que pourrait lui infliger sans problème sa commandante - comme elle avait déjà risqué de le faire -, fit la chose qu'elle jugea la plus prudente, et se cacha derrière la porte du fond de la cuisine, qui donnait sur le cellier. Il valait mieux qu'elle se fasse discrète si elle ne voulait pas recevoir un bon coup sur le crâne, car une Adélaïde paranoïaque et encore à moitié endormie était une Adélaïde presque aveugle qui, rivée sur son objectif de mettre à terre l'intrus(e), se moquait bien de savoir à qui appartenait la tête qu'elle venait de frapper.
Anthémis laissa tout de même la porte du cellier entrouverte, car elle risquait de faire du bruit en la refermant totalement, et en profita pour jeter un coup d'œil à ce qui se tramait dans la cuisine. De là où elle se trouvait, elle ne voyait qu'à peine la table, dissimulée derrière une armoire et plusieurs cartons, mais elle pouvait toujours apercevoir les pièces brillantes.
La personne qui avait occasionné les bruits de pas entra dans la salle tranquillement, et deux mains blanches apparurent au-dessus des ustensiles dorés avant de les attraper et d'en remplir un petit sac, si du moins les cliquetis qu'entendait la jeune fille correspondaient bien à cela, car elle ne pouvait pas voir toute la scène en détails. Il ne semblait pas s'agir d'Adélaïde, puisque la personne présente n'avait pas l'air méfiante et ne guettait pas ce qui l'entourait - ce qu'aurait fait la commandante si Anthémis l'avait réveillée. Non, au contraire, cette personne agissait calmement, croyant être seule, et resta debout en face de la table quelques instants, le temps qu'elle finisse de remplir son sac et qu'il ne reste plus aucune de ces pièces dans la cuisine. Une fois seulement cette action terminée, la personne tourna les talons et disparut dans les ténèbres du couloir en emportant avec elle la bougie. La jeune fille l'entendit descendre les escaliers en direction des chambres, et s'autorisa enfin à inspirer un bon coup ; elle avait bloqué sa respiration au strict minimum en présence de la personne, pour éviter de faire du bruit - car maintenant qu'elle s'était cachée, elle ne voulait pas qu'on la découvre au risque de paraître pour une fille assez inquiétante qui épiait les actions des gens la nuit. Elle se retrouva dans le noir complet. Silencieusement - toujours parce qu'on risquait de l'entendre -, Anthémis sortit de sa cachette et mit les pieds sur le carrelage froid de la cuisine. Elle songea soudain qu'elle se retrouvait seule, pendant la nuit, loin des regards et des soupçons, dans la cuisine, là où se trouvait toute la nourriture. Quelle belle coïncidence ...
S'ils l'avaient vue faire, Adélaïde l'aurait sévèrement réprimandée et l'aurait punie en lui donnant trois fois plus de corvées à faire, Ephrem l'aurait fait fuir en la menaçant de l'exclure des Sans-Reflets (parce qu'il détestait plus que tout qu'on touche aux réserves), Edel aurait désapprouvé son comportement, et Jehan l'aurait accompagnée pour ensuite l'accuser d'avoir tout mangé à elle seule, mais Anthémis, sur le moment, s'en moquait bien, et croqua dans un des biscuits sucrés et à la farine d'épeautre qu'avait préparé un des membres - de son nom Auro, le blond avec lequel la jeune fille avait déjà parlé. Elle savoura tranquillement son petit délice nocturne, qu'elle avait attrapé à l'aveugle dans le noir de la cuisine, et repensa à la scène à laquelle elle venait d'assister. Les pièces dorées lui rappelaient vraiment quelque chose, et elle se creusa la tête pour essayer de se souvenir où elle les avait déjà vues.
Elle se rappela alors le livre qu'Adélaïde lui avait donné, un mois auparavant ; le livre provenant du monde au-delà de l'océan, et datant du XXIème ou du XXIIème siècle. Elle ne connaissait pas la langue dans laquelle l'ouvrage était écrit, mais elle avait réussi à décrypter certaines informations contenues dans les illustrations, et notamment dans un dessin d'objets plats, ronds et dorés, qui étaient visiblement la monnaie de certains pays. Ces pièces-là ressemblaient étrangement beaucoup à celles qui étaient posées sur la table quelques instants auparavant. À ce souvenir, Anthémis sentit une vague d'excitation la parcourir. Elle s'imagina des milliers de scénarios. Et s'il s'agissait réellement de la monnaie de ces pays ? Et si un des membres des Sans-Reflets avait un lien avec le monde au-delà de l'océan ? Et si ces pièces appartenaient à Edel, lui qui avait autrefois vécu en dehors d'Hodei ? Et si ce n'était pas Edel mais quelqu'un d'autre, qui avait caché à tout le monde ses véritables origines ?
Elle avala la dernière bouchée de son biscuit, et se promit d'enquêter sur cette affaire dès le lendemain. Puis elle sortit de la cuisine et longea les murs silencieusement pour regagner sa chambre, bien que sa curiosité parfois obsessive allait probablement l'empêcher de dormir.
*
Un bruit sourd retentit dans la bibliothèque - salle qui avait accessoirement aussi servi de bureau à Maïka Loophole, l'ancienne propriétaire de la demeure. Edel, qui passait tranquillement dans le couloir en comptant rejoindre la chambre qu'il partageait avec Jehan et Auro, manqua de sursauter à l'entente de ce son qui troublait la tranquillité de la maison. Il crut d'abord qu'un meuble était tombé, et pour s'en assurer, il jeta un coup d'œil par l'entrebâillement de la porte. Il y aperçut Anthémis, debout mais appuyée contre une table, un grand manuel ouvert devant elle et qu'elle avait probablement jeté brusquement sur le meuble, d'où le bruit que le jeune homme venait d'entendre. Il reconnut l'ouvrage qu'il lui avait prêté, plusieurs mois auparavant, celui qui traitait des animaux du monde au-delà de l'océan. Pourquoi était-elle plongée dans la lecture de celui-ci ? N'avait-elle pas déjà passé des dizaines d'heures à le lire et à apprendre chacune de ses lignes et chaque légende de ses schémas par cœur ? Edel fut curieux de savoir ce qu'elle mijotait, et se glissa discrètement dans la salle, tandis qu'Anthémis ne le voyait pas encore, toute son attention étant absorbée par ce que lui racontait l'ouvrage. Il s'approcha d'elle sur la pointe des pieds, et, bien qu'il n'était généralement pas bien discret, réussit à se faufiler entre les rayonnages jusqu'à atteindre la jeune fille sans qu'elle ne s'en aperçoive. Il s'arrêta juste derrière elle, et ce ne fut que lorsque l'ombre d'Edel se dessina en silence sur les pages du manuel qu'Anthémis sursauta. Elle se retourna vivement, surprise de cette compagnie inattendue, mais lorsqu'elle reconnut son ami, elle se calma.
- Oh, émit-elle, c'est toi. Tu m'as fait peur !
Le jeune homme sourit et s'assit sur la table aux côtés d'Anthémis.
- Qu'est-ce que tu fais ? s'enquit-il en penchant sa tête au-dessus du manuel.
- Je me renseigne, rétorqua l'adolescente d'un ton sérieux.
- Sur quoi ?
- Le monde au-delà de l'océan.
- Oh, d'accord. Bonne chance, ça risque de te prendre pas mal de temps. Quoique, vu le peu d'informations qu'on a, tu auras peut-être vite fait de te renseigner ...
Anthémis haussa les épaules et tourna quelques pages du manuel, avant d'attraper le vieux livre que lui avait prêté Adélaïde et de le feuilleter à son tour. Edel la regarda faire sans rien dire. Quand elle était concentrée, ses sourcils étaient froncés et elle avait cette manie de plisser légèrement le nez à chaque fois qu'elle trouvait une information intéressante dans ses recherches. Il trouvait cela adorable.
Il continua de l'observer sans la quitter des yeux pendant plusieurs minutes, ce qui perturba grandement Anthémis, mais elle ne dit rien, préférant se plonger dans sa lecture. Au bout d'un certain moment, Edel tendit la main vers elle et caressa une de ses mèches de cheveux. La jeune fille se raidit automatiquement.
- Tes cheveux ont bien poussé, remarqua-t-il d'une voix douce. Tu serais jolie avec une queue de cheval.
Anthémis bougea sa tête de telle sorte à retirer sa mèche d'entre les doigts d'Edel, et leva les yeux vers lui.
- Ne touche pas mes cheveux, articula-t-elle fermement.
Le jeune homme leva les mains en l'air, comme s'il se rendait.
- D'accord, d'accord, pardon.
- Et arrête de me fixer comme ça.
- Oui, oui. Désolé.
- Et j'aime pas les queues de cheval.
- D'accord.
Anthémis se replongea dans sa lecture et ne voulut pas prêter plus d'attention à son ami. Elle pouvait être dure avec lui et lui parler mal, mais s'il ne voulait pas qu'elle le traite ainsi, il n'avait qu'à agir plus intelligemment. Il savait pourtant qu'elle détestait qu'on touche ses cheveux - et qu'elle détestait le contact humain de manière générale.
Edel resta près d'elle sans rien dire pendant un certain temps. Il s'écoula dix, quinze, vingt minutes sans que les deux jeunes gens ne bougent ni ne s'échangent le moindre mot. La situation aurait pu paraître gênante, mais Anthémis n'avait jamais été très bavarde, et Edel était habitué à ce silence de sa part. Il préféra la laisser se concentrer, bien qu'il ne comprenait pas vraiment pourquoi elle s'était soudainement décidée à relire attentivement et ligne par ligne ces deux ouvrages.
Au bout d'un moment, le jeune homme se décida à aborder le sujet qui le taraudait depuis des semaines et des semaines :
- Je peux savoir pourquoi tu m'évites et pourquoi tu as refusé de me parler après la mort de Mélopée ?
Anthémis releva les yeux de son livre, mais ne le regarda pas pour autant, et ne lui répondit pas. Quelques secondes s'écoulèrent sans que personne n'ouvre la bouche.
- Pourquoi tu ne dis rien ?
Au lieu de lui rétorquer ce qu'elle aurait voulu, au fond d'elle, pouvoir lui dire (c'est-à-dire qu'elle se sentait terriblement mal à l'idée de le perdre ou de le blesser mais qu'elle ne pouvait pas l'aimer comme lui l'aimait), elle souleva son livre et le tendit à Edel en le lui écrasant presque sur le visage, comme pour le faire taire.
- Tu reconnais ces pièces ? lui demanda-t-elle.
Le jeune homme attrapa l'ouvrage, vexé que son amie ne lui ait pas répondu, mais jeta tout de même un coup d'œil à ce qu'elle lui montrait. Il s'agissait d'un dessin détaillé de deux personnages s'échangeant des bourses remplies de pièces d'or.
- Non, répliqua-t-il, pas du tout. Pourquoi cette question ?
- Tu n'en as pas des similaires avec toi ?
- Non.
- Mmh, émit Anthémis en reprenant possession de l'ouvrage. Intéressant.
- Qu'est-ce qu'il y a, avec ces pièces ?
La jeune fille reposa à plat le livre sur la table, plaqua ses mains des deux côtés du manuel et observa intensément chaque détail de l'illustration, déterminée à trouver un élément compromettant caché à l'intérieur.
- J'en ai vu des pareilles cette nuit, dans la cuisine, expliqua-t-elle. Quelqu'un les a prises et est parti avec.
- Tu cherches qui pourrait être le propriétaire de ces pièces ?
- Oui. Cette histoire m'intrigue. Si quelqu'un a réussi à se procurer cette monnaie-là, c'est qu'il a forcément un lien avec le monde au-delà de l'océan. Et puisque ce quelqu'un n'est visiblement pas toi, ça veut dire qu'une deuxième personne, chez les Sans-Reflets, a des informations sur le monde hors d'Hodei.
Edel, qui était toujours assis sur la table, posa les pieds à terre et se redressa, avant de mettre les mains à ses poches et de regarder l'illustration de l'ouvrage, se tenant épaule contre épaule avec Anthémis.
- Pourquoi tu ne vas pas directement demander aux autres des informations, plutôt que de rester plantée devant ces deux livres ? l'interrogea-t-il avec étonnement.
La voix du jeune homme retentit doucement aux oreilles d'Anthémis. Il se trouvait tout proche d'elle, leurs épaules se frôlaient, et la grande taille d'Edel - qui avait pris en centimètres depuis l'automne dernier tandis que l'adolescente était restée à son mètre soixante-et-un - lui donna l'étrange sensation qu'il pouvait l'attraper de ses longs bras et la piéger contre lui pour la forcer à rester avec lui pour de bon. Pourquoi cette image lui était venue en tête, Anthémis ne le savait pas, mais cela lui suffit à ressentir le besoin pressant de se décaler d'Edel de plusieurs dizaines de centimètres.
- Tu sais bien ce que ça a donné la dernière fois que j'ai fait passer un interrogatoire aux autres, déclara-t-elle en prenant soin de garder une voix monotone qui ne devait en aucun cas trahir la gêne qu'elle ressentait en présence du jeune homme. Je voulais qu'ils me parlent de leur passé, et résultat, tout le monde m'a trouvée bizarre et c'est seulement quand Mélopée a parlé avec Adélaïde que j'ai pu récolter des informations. Sans elle, je n'aurais rien su, parce que toute seule, les gens ne me font pas confiance.
- C'est parce que tu es trop brusque dans ta façon de procéder, rétorqua Edel. Normal que personne ne veuille te répondre ; tu débarques de nulle part et tu veux déjà les forcer à parler, ils ont l'impression que tu les agresses.
- Mais je ne les agresse pas ! protesta Anthémis, vexée qu'on puisse penser d'elle une chose pareille.
- C'est la sensation que ça leur donne. Si tu veux « récolter des informations », comme tu dis, tu dois y aller plus doucement. Leur demander s'ils veulent bien parler, t'asseoir près d'eux autour d'une tasse de thé, les mettre en confiance en racontant quelques anecdotes sur ta propre vie, poser des questions petit à petit. C'est ça, la diplomatie.
- La diplo quoi ? Encore une règle stupide inventée pour nous compliquer la vie, c'est ça ? Je ne veux pas passer par quatre chemins pour poser quelques pauvres questions. Les gens doivent savoir directement où je veux en venir. Je ne vais pas faire ami-ami avec eux juste pour ça, ça s'appellerait être hypocrite. (Elle baissa la voix.) Et qu'est-ce que je déteste l'hypocrisie ...
Edel soupira longuement, fatigué par l'entêtement d'Anthémis.
- C'est pourtant la seule solution, déclara-t-il. Les gens préfèrent qu'on soit hypocrite avec eux plutôt qu'on les agresse, et ça me semble plutôt légitime.
La jeune fille haussa les épaules. Pour le moment, elle préférait lire et relire ces deux livres pour trouver un maximum d'informations, et après seulement elle irait parler avec les autres Sans-Reflets. De toute manière, elle ne pouvait pas le faire immédiatement ; plusieurs d'entre eux étaient partis le matin-même jusqu'aux frontières du fief Ouest, vers le Nord, accompagnant Opale qui devait se rendre à Loreak, apparemment pour entrer en contact avec d'anciennes connaissances rescapées des attaques de Miroirs. Il n'y avait plus grand monde au repère, il aurait donc été inutile de préparer ses interrogatoires tout de suite.
- Bon, tu veux bien revenir à la question que je t'ai posée tout à l'heure ? insista Edel en se rapprochant d'Anthémis, la sortant de ses réflexions.
La jeune fille se décala à nouveau, ne tenant pas à se trouver trop proche de lui. Vexé, Edel la retint en l'attrapant par le bras.
- Arrête de me fuir, émit-il dans un murmure qui s'apparentait plus à une imploration qu'à un ordre.
Alors seulement Anthémis accepta de regarder le jeune homme dans les yeux. Sa tristesse s'y lisait très clairement ; il l'observait comme on observe la plus merveilleuse des personnes sans que celle-ci ne prête attention aux autres, il l'observait comme si elle était son rêve mais qu'il ne pouvait pas la toucher, il l'observait comme si elle était une de ces étoiles qui peuplaient le ciel, la voyant et l'admirant sans qu'elle ne puisse l'apercevoir.
- Ou alors, continua Edel, si tu veux me fuir, dis-le-moi clairement, mais ne me laisse pas dans le doute comme ça. Et si tu veux me laisser tomber, alors laisse-moi tomber, mais fais-le doucement et surtout, préviens-moi, parce que sinon je vais me faire des idées et je vais continuer de croire que tu me portes un minimum dans ton cœur. Je ne veux pas avoir de faux espoir. Alors, dis-moi. Dis-le clairement. Dis-le que je ne compte pas pour toi.
Il avait tout dit dans un débit rapide, presque sans reprendre sa respiration, comme s'il avait gardé toutes ces paroles en lui, les répétant inlassablement dans sa tête, et qu'il n'avait attendu que le moment de pouvoir tout lâcher.
Anthémis le considéra sans le quitter du regard, un peu surprise par ses dires.
- T'es bête ou quoi ? lui lança-t-elle après un court silence. Si tu n'avais vraiment pas compté pour moi, jamais je ne serais venue essayer de te sauver de ce Miroir, l'autre jour. Je t'aurais laissé mourir et je me serais enfuie sans me retourner.
- Alors pourquoi tu me fuis sans arrêt ?
- Parce que ça me fait mal de te voir.
Edel eut un mouvement de tête trahissant son étonnement.
- Ça te fait mal de me voir ? répéta-t-il sans comprendre. Qu'est-ce que je t'ai fait ?
- Tu n'as rien fait. (Elle soupira.) Écoute, je ... je suis désolée. Mais c'est justement pour pas que tu t'imagines des choses que je te fuis. Je t'aime bien Edel, mais pas ... pas comme toi tu voudrais.
Le jeune homme haussa les épaules comme si cela ne le touchait pas, même si ses yeux brillaient encore de tristesse, comme s'il se retenait de pleurer.
- Ça je le savais déjà, avoua-t-il. C'est ça, le problème ? Je sais que tu ne m'aimes pas, mais j'espérais au moins qu'on puisse être bons amis. Je ne veux juste pas que tu me fuies.
- Mais tu es triste quand je te repousse, et je n'aime pas te voir dans cet état.
Malgré le fait qu'elle venait de lui dire qu'elle ne l'aimait pas, Edel sentit son cœur s'emballer lorsqu'il entendit Anthémis lui dire cela ; elle n'aimait pas le voir souffrir, cela signifiait qu'il comptait tout de même beaucoup pour elle.
- Je suis encore plus triste quand tu me fuis, déclara-t-il.
- Oui mais au moins, quand je te fuis, je ne te vois pas, alors je ne peux pas savoir que tu es triste et je n'ai pas de remord.
Edel laissa un petit rire s'échapper de ses lèvres.
- Donc tant que tu ne me vois pas, tout va bien ?
- On peut dire ça.
- Tu es sacrément gonflée de dire ça ! souffla le jeune homme.
- Je ne suis pas spécialement gonflée, je suis surtout réaliste et honnête. Oui, je n'ai pas de remord tant que je ne sais pas si tu vas bien ou mal. Tant que je ne sais rien, je n'ai rien à me reprocher.
- C'est méchant de dire ça ...
- Alors je suis méchante, déclara Anthémis en dégageant son bras de l'emprise d'Edel.
Ce dernier soupira, voyant que cette conversation ne les mènerait nulle part. Malgré tout, il voulut la poursuivre, puisque la jeune fille ne lui parlait pas beaucoup et que les occasions d'avoir une discussion sérieuse avec elle se faisaient rares.
- Donc si je récapitule, tu tiens à moi mais tu refuses de me voir, ou alors tu limites nos rencontres au strict minimum, parce que ça te fait mal de me voir ? Et tu préfères t'enfermer dans ta chambre la plupart du temps plutôt que d'avoir à me croiser ?
- En gros, oui.
- Et tu assumes parfaitement le fait que ton comportement est puéril et cruel envers moi ?
Anthémis baissa la tête, son cœur se comprimant dans sa poitrine. Elle avait conscience d'être puérile et cruelle, oui. Elle ne comprenait pas pourquoi elle agissait ainsi, mais quelque part, elle en ressentait le besoin. Elle ne se voyait pas se lever tous les matins et dire bonjour à Edel naturellement et d'une façon purement et simplement amicale comme si de rien n'était.
Elle ne répondit pas à cette question. Edel attendit, mais aucun mot ne sortit de la bouche d'Anthémis.
- Dis-moi, murmura-t-il en s'approchant de nouveau d'elle et en se baissant pour apercevoir son visage rivé vers le sol. Est-ce que c'est vraiment moi le problème ?
La jeune fille eut un petit mouvement de surprise, ne s'attendant pas à ce qu'Edel lui pose cette question. Est-ce que c'était lui, le problème ? Bien sûr que oui, c'était lui ; qui d'autre ? Ou bien non, ce n'était pas lui, c'était plutôt elle ; c'était elle qui avait un problème et qui se renfermait sur elle-même. Mais si elle se renfermait sur elle-même, c'était parce qu'elle avait de la peine pour Edel, n'est-ce pas ? Parce qu'elle ne supportait pas de le voir en se rappelant tout le mal qu'elle lui faisait. C'était bien pour cela qu'elle n'osait plus lui parler, non ? Pourquoi lui posait-il cette question ? La réponse paraissait évidente, elle venait de la lui expliquer !
- Est-ce que c'est vraiment moi ? répéta Edel. Ou est-ce que c'est seulement ton comportement ? Je ne pense pas que l'un de nous soit réellement à blâmer.
L'adolescente fronça les sourcils, ne comprenant pas où il voulait en venir.
- Tu t'enfermes dans ta chambre, tu refuses de parler avec les autres, ton regard est vide, tu es obsédée par tes recherches sur le monde au-delà de l'océan au point où tu ne penses plus qu'à ça, tu as failli mourir plusieurs fois, tes proches ont failli rendre l'âme aussi, ta sœur a été reflétée, Mélopée aussi, tu as vu des gens mourir, ta vie n'est en ce moment plus qu'un chaos infernal, tu vis en Hodei où tu risques la mort à chaque seconde qui s'écoule. Tu fais une dépression, Anthémis. Tu n'es pas à blâmer, moi non-plus je ne suis pas à blâmer. Tu ne m'aimes pas, d'accord. Et c'est vrai que je te trouve puérile, et oui je te l'ai reproché tout à l'heure, mais parce qu'on va tous très mal ici, pourtant nous - Adélaïde, Jehan, Auro, et tous les autres, moi compris -, on fait des efforts pour continuer de parler et on se serre les coudes. Même si on a une vie aussi infernale que la tienne. Même si on a tous perdu des proches et qu'on a tous peur de perdre nos derniers amis restants. Parce que c'est pas en restant dans notre coin qu'on va changer quoi que ce soit. Alors non, tu n'es pas à blâmer, Anthémis, et je comprends que tu veuilles rester seule. La dépression, c'est quelque chose qui nous colle à la peau et qui nous momifie, on a envie de rester seul jusqu'à la fin des temps, on ne veut plus rien faire et encore moins nous ouvrir au monde. Mais, bon sang, Anthémis ! Tu peux mourir d'un instant à l'autre ! Tu mérites tellement plus que de passer tes derniers jours solitaire dans ta chambre à essayer de trouver un semblant d'espoir dans ces vieux livres !
Anthémis le regarda, perplexe. Il venait à nouveau de tout lâcher à une vitesse folle, elle avait à peine eu le temps de comprendre ses paroles, mais une telle énergie et des émotions si fortes se dégageaient de sa voix qu'elle eut l'impression d'avoir bu goutte à goutte toutes les syllabes qu'il avait prononcées.
Edel reprit sa respiration, qu'il avait à peine récupérée durant sa tirade, et regarda la jeune fille droit dans les yeux, espérant apercevoir sur ses traits le moindre mouvement qui pourrait trahir sa réflexion intérieure.
Mais en vérité, Anthémis ne réfléchissait pas vraiment à ce que venait de lui dire le jeune homme. Ou plutôt, il y avait un mot qu'il avait prononcé et qui revenait sans cesse dans son esprit.
Dépression, dépression, dépression, dépression.
Tu fais une dépression.
Elle voulut répondre quelque chose pour le contredire. Non, elle ne faisait pas de dépression. Ce n'était pas possible. Une dépression, c'est ce qu'avait fait sa mère, et c'est ce qui l'avait poussée à bout. La jeune fille avait toujours eu peur de ce mot, dépression. C'était un mot barbare, qui n'inspirait que la mort, qu'elle soit intérieure ou physique. Ça n'avait rien à voir avec l'état d'Anthémis. Aucun rapport. Impossible.
Mais elle ne parvint pas à exprimer clairement son avis là-dessus. Elle se sentait bouleversée sans savoir pourquoi. Son cœur tambourinait contre sa poitrine, ses mains étaient moites et ses jambes étaient en coton. Pourquoi une telle réaction ?
- Je ... prononça-t-elle faiblement. Je ne passe pas tout mon temps dans ma chambre. Tu vois, là je ne suis pas dans ma chambre.
Ce n'était pas tout à fait ce qu'elle aurait voulu dire, mais c'étaient les deux seules phrases qui ne lui avaient pas parues trop difficiles à articuler.
Edel la considéra en arquant un sourcil. Effectivement, elle n'était pas vingt-quatre heures sur vingt-quatre enfermée dans sa chambre, mais elle y était quand même la plupart du temps. Malgré sa réponse, il vit que la jeune fille se sentait profondément troublée, et que ce n'était probablement pas le moment de la contredire. Alors, il fit la seule chose qui lui semblait pouvoir la consoler un tant soit peu, et la prit dans ses bras. Il savait qu'elle n'aimait pas le contact humain en temps normal, mais il se souvenait de la dernière fois qu'il l'avait vue tourmentée de la sorte - lorsqu'ils étaient allés à Ibai, l'hiver précédent, et qu'elle avait retrouvé une photo de sa famille -, et ce jour-là, Anthémis s'était elle-même blottie dans ses bras ; c'est qu'elle ne devait pas tellement exécrer la tendresse et les enlacements, dans le fond.
La jeune fille se laissa attirer contre lui, mais ne répondit pas à l'étreinte. Les bras ballants, le visage écrasé contre le torse d'Edel qui la serrait comme s'il avait peur qu'elle s'enfuie, tout son monde intérieur n'était tourné que vers ce mot : dépression.
Et elle revit tout. Tout, depuis le début.
Le suicide de sa mère, son harcèlement au collège, la torture infligée à son père et sa disparition, l'accident d'Ambroisie où elle avait failli perdre sa jambe, l'attaque d'Ibai, tous ces gens morts devant ses yeux ébahis, le bras d'Igor baignant dans le sang, les Miroirs la coursant, la mort de Mélopée, le jour où elle avait tué de ses propres mains un Miroir, le rire du Varlet, le fantôme - qu'elle avait imaginé ou non - d'Ambroisie, ses pensées perpétuellement emmêlées, l'inlassable recherche d'une explication quant à l'apparition des créatures d'ébène.
Oui, elle avait probablement de quoi faire une dépression. Et quand bien même il ne s'était rien passé dans sa vie, elle en aurait probablement fait une ; elle avait des tendances dépressives depuis toute petite - avoir une mère comme la sienne n'aidait pas énormément. Et, elle devait se l'avouer, son mal-être qui semblait s'être enracinée en elle au fil du temps et des événements l'avait plus d'une fois fait songer à des choses sombres, souvent trop sombres pour la petite fille qu'elle était. Ce jour, peu après l'attaque d'Ibai, où elle avait regardé l'océan et les pieds des falaises sur lesquelles reposait Hodei en imaginant, avec une sérénité inquiétante, son corps sombrer dans les abysses, elle ne l'avait pas oublié ; et plus d'une fois elle s'était surprise à rêver qu'elle n'était qu'écume et qu'elle dormait en paix, bercée par les mouvements éternels des vagues. Mais elle n'était jamais passée à l'acte, elle n'avait jamais escaladé les barrières et n'avait jamais sauté pour rejoindre les flots. Elle pensait donc que son état n'était pas grave. Mais désormais, elle s'en rendait compte : elle allait atrocement mal, et si elle fuyait Edel, ce n'était pas simplement parce qu'elle s'en voulait, pas uniquement parce qu'elle ne partageait pas ses sentiments, mais seulement parce que voir des gens, de façon générale, l'enfonçait encore plus dans sa profonde tristesse, car elle voyait bien qu'eux non-plus, ils n'allaient pas bien ; quand elle croisait Edel, Adélaïde, Jehan, ou n'importe qui, c'était leur visage exténué et leur corps maigre et recouvert d'égratignures qu'elle percevait. Cela lui rappelait où elle se trouvait, où en était leur situation, et le peu de choses qu'ils pouvaient faire pour espérer survivre.
Et même si elle n'était pas toujours triste, même s'il lui arrivait de rire ou de fredonner une petite chanson gaiement, cela ne changeait rien au fait que cette dépression lui collait à la peau et s'enracinait chaque jour un peu plus tout au fond de son cœur.
Pourtant, il y avait toujours cette étincelle, quelque part en elle, qui était faible mais toujours présente ; l'étincelle de son espoir, celle que lui avait entre autres inspirée Mélopée. Cette étincelle d'espoir, qui lui faisait voir un avenir qu'elle n'aurait peut-être jamais mais qu'elle ne pouvait s'empêcher de rêver ; cette étincelle qui, au-delà de tous les maux de la Terre, mettait en évidence les merveilles quotidiennes, les beautés cachées même dans les pires choses du monde. C'était ce qu'elle avait compris en compagnie de Mélopée : la beauté se trouve partout, même au plus profond des enfers. Et c'était probablement la seule idée qui la poussait à vivre, à ne pas plonger dans l'océan et couler au fond de l'eau. La seule idée qui l'encourageait à poursuivre ses recherches et à continuer d'espérer pouvoir, un jour, quitter Hodei.
À cette pensée, le cœur d'Anthémis sembla se réchauffer. Elle ferma les yeux et se laissa blottir contre le torse d'Edel ; ce dernier n'avait pas une carrure imposante, il n'avait ni de larges épaules ni des pectoraux saillants, il n'avait rien à voir avec les hommes virils dans les histoires à l'eau de rose qui protégeaient leur dulcinée, mais être blottie contre lui réconfortait grandement la jeune fille.
Et elle songea que, tout de même, elle pourrait difficilement croiser la route d'un autre garçon aussi adorable et attentionné que lui. Il était son meilleur ami, elle n'avait pas à se cacher de lui ; il souffrait probablement tout autant qu'elle. Alors elle se promit de se montrer plus digne d'être l'amie d'un jeune homme aussi formidable que lui. Ce serait son nouveau but dans la vie.
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