Chapitre 10 - Loin de cette prison
Après avoir négocié avec le marchand, les Sans-Reflets décidèrent de rester dans les parages, passant quelques nuits dans des maisons inhabitées de Palis, en attendant que de nouveaux uniformes de Varlets soient disponibles, et que les artisans aient le temps d'en arranger un adapté à Anthémis – qui était de loin la plus petite en taille du groupe. L'attente dura trois jours, durant lesquels les membres se nourrirent de leurs provisions, et profitèrent d'être dans un fief riche en arbres fruitiers pour cueillir des pommes, poires, cerises, fraises des bois, et quelques rares framboises. À Eleguerio, ils n'avaient que des pommes de terre, des carottes et quelques autres légumes, avec de l'épeautre et du blé dont ils avaient trouvé des graines dans un des appartements abandonnés. Parfois, s'ils avaient de la chance, ils pouvaient trouver d'autres graines, et arrivaient même – mais à de rares occasions – à chasser du gibier, mais cela se faisait rare, et, n'osant pas souvent sortir de leur repère, ils devaient la plupart du temps se contenter des maigres récoltes de leur jardin. C'est pourquoi beaucoup d'entre eux étaient heureux de pouvoir se concocter une petite salade de fruits, menu léger et printanier au goût sucré qui leur avait tant manqué.
Les jours passèrent relativement vite, et au bout du troisième, alors qu'Adélaïde était partie, accompagnée d'Opale, voir si leur commande avançait au marché, elle revint dans la maison dans laquelle les Sans-Reflets s'étaient réfugiés, un air satisfait au visage.
– Ils ont tout ce qu'il nous faut, annonça-t-elle. On doit y retourner cette nuit, ils nous passeront tout le matériel pendant que les Varlets ne seront plus en patrouille.
Le soir-même, tous les membres se déplacèrent jusqu'aux frontières entre les deux fiefs, profitant quelques minutes de la faible lumière que leur laissait le ciel, paré des couleurs chaudes du crépuscule. Ils attendirent un certain temps, cachés dans les bois près de Dryadalis, que tous les lampadaires de cette dernière s'éteignent, et que la plupart des habitants se couchent. Alors seulement, le marchand réapparut, accompagné du jeune homme au dégradé plongeant qu'Anthémis avait vu la dernière fois – il n'était donc pas une statue, c'était bon à savoir.
– Bonsoir messieurs-dames, leur lança le vieil homme.
Il tenait dans ses bras un coffre, probablement leur caisse. Le jeune homme, quant à lui, traînait derrière lui un petit chariot sur lequel reposaient tous les uniformes de Varlets. Anthémis avait donc raison de croire qu'il s'agissait lui aussi d'un marchand.
– Vous allez devoir régler avant qu'on ne vous donne les tenues, déclara le vieil homme, arrivé près de la barrière.
Adélaïde sortit automatiquement de sa poche un minuscule sac de toile, qu'elle ouvrit avant de compter tout l'argent qu'elle possédait à l'intérieur.
– Six billes d'argent et quinze de bronze, conclut-elle. Ça fait cinquante-et-un Hodeietan. C'est bien ce que vous m'aviez demandé ?
– Oui, parfaitement madame.
La commandante des Sans-Reflets lança alors sa bourse par-dessus la barrière, et le vieil homme l'attrapa sans problème, comme on rattraperait un ballon passant au-dessus d'un filet. Il recompta les billes afin de s'assurer qu'il ne manquait rien, puis ferma le petit sac avant de le ranger dans la poche de sa salopette.
– Je vais vous demander de faire attention, messieurs-dames, déclara le marchand. Je vais vous lancer les uniformes et vous allez essayer de les attraper pour ne pas qu'ils fassent de bruit en retombant et alertent les voisins. (Il se tourna vers le chariot et s'adressa au jeune homme.) Aide-moi à les balancer, Kleon.
Le dénommé Kleon hocha silencieusement la tête, et se hâta de saisir une des combinaisons, qu'il envoya avec force au-dessus de la haute barrière, tandis que le vieil homme prenait en mains un autre uniforme et s'apprêtait à imiter son collègue. Ephrem leva les bras et attrapa la tenue, mais il ne prit pas le temps de l'inspecter, la lâcha et la laissa simplement s'étaler au sol, derrière lui. Opale s'en approcha, curieuse, et la ramassa délicatement, comme s'il avait s'agit d'un trésor. Quelques autres personnes se regroupèrent autour d'elle pour observer l'uniforme. Ce dernier était composé de trois couches ; la première, celle qui touchait la peau, n'était qu'une simple combinaison de toile, assez rugueuse au toucher – ce qui ne devait pas être très agréable à porter –, et la deuxième était du caoutchouc particulièrement léger et qui recouvrait l'entièreté de la surface en toile. La troisième couche était le polycarbonate dont avait parlé le marchand, peint en noir par-dessus le bleu habituel des Varlets et recouvrant le Temporel qui avait originellement été imprimé au niveau de la poitrine. Le tout tenait ensemble par un système de cordons et de discrètes coutures. Le casque, quant à lui, était parfaitement rond, teint lui aussi en noir et cachant le deuxième Temporel qui devait normalement se situer au sommet du crâne ; une visière incolore était placée devant les yeux mais mobile vers le haut, et la nuque était protégée par une plaque arrondie en cuir et en caoutchouc.
– On doit mourir de chaud, à l'intérieur de tout ça, commenta Edel.
Anthémis, qui avait du mal à supporter la chaleur, était tout à fait d'accord avec lui, et elle n'était pas pressée d'avoir à porter une de ces combinaisons un jour d'Été – saison qui, pourtant, approchait à grands pas.
L'échange d'uniformes se poursuivit de la même façon durant quelques minutes, le temps que les dix-sept commandes atterrissent du côté des Sans-Reflets : les marchands leur lançaient les tenues une à une, et Ephrem et Adélaïde se chargeaient de les récupérer. Quand toutes les combinaisons furent de leur côté de la barrière et que la plupart des membres regardaient avec intérêt celle qui leur était assignée, Adélaïde remercia le vieil homme et annonça à l'attroupement qu'ils allaient enfin pouvoir rentrer à Eleguerio dès le lendemain matin, lorsque le jour se serait levé. L'ayant entendue parler, le vieux marchand demanda :
– Eleguerio ? C'est au fief Ouest ça, non ?
La commandante des Sans-Reflets hocha la tête, et le vieil homme continua :
– Apparemment il y a un raccourci pour atteindre le fief Ouest d'ici. (Il donna un coup de coude à son collègue.) Tu le connais, ce passage, Kleon, c'est toi qui m'en as parlé.
Le prénommé Kleon se massa l'épaule sur laquelle il s'était reçu le coup – qui visiblement n'était pas aussi léger que le voulait le vieil homme –, et, le visage quelque peu renfrogné, s'approcha des Sans-Reflets.
– Si vous continuez un peu plus au nord tout en longeant cette barrière, commença-t-il d'une voix monotone, vous finirez par atteindre une espèce de carrefour, qui est en fait le point de croisement entre les quatre fiefs. Il y a toujours des Varlets dans ce coin-là, mais ils sont moins nombreux pendant la nuit. (Il soupira, comme si expliquer tout cela le fatiguait grandement.) Quatre grands portails y sont présents, un pour chaque fief, et ils sont tous fermés, mais j'ai entendu dire que l'électricité avait été coupée partout sauf à Dryadalis, donc vous pourrez peut-être escalader les barrières.
Adélaïde hocha une nouvelle fois la tête, et le remercia pour cette information.
– Ce serait effectivement plus pratique et moins dangereux de prendre ce raccourci, songea-t-elle à voix haute. Mais la présence des Varlets risque de nous gêner, ce n'est pas forcément une très bonne idée.
– On peut essayer, déclara une membre, Pritha. On va jusqu'au croisement, et s'il y a trop de Varlets, on fait demi-tour. Dans tous les cas, même si on ne s'arrête pas pile au croisement, en s'en approchant et en escaladant les barrières, on sera plus vite arrivés au fief Ouest que si on partait d'ici.
Il fut donc convenu que les Sans-Reflets passeraient près du croisement, autant comme moyen de gagner du temps et d'échapper aux Miroirs, que pour jeter un coup d'œil aux Varlets et à ce à quoi pouvait bien ressembler ce fameux croisement dont ils n'avaient pourtant jamais entendu parler.
Ils prirent tout de même le temps d'enfiler leur combinaison, au-cas-où un Miroir aurait la fâcheuse idée de s'élancer vers eux sans prévenir, et ils dirent adieux aux deux marchands avant de reprendre la route, leurs sacs de provisions – dont le volume avait fortement diminué après les trois jours passés à Palis – sur le dos.
*
La pénombre de la nuit dissimulait les Sans-Reflets, tandis que des lanternes à la lueur jaune éclairaient toute la place circulaire qu'occupait le croisement entre les quatre fiefs d'Hodei. Des Varlets étaient effectivement présents, mais ne semblaient pas s'attendre à ce que des intrus fassent leur entrée, car ils étaient assis et discutaient entre eux, riant parfois aux éclats. Au vu des bouteilles qui traînaient au sol, ils venaient de boire. Ils n'étaient pas bien vigilants, mais il restait dangereux de leur passer sous le nez pour rejoindre la barrière du fief Ouest, à l'opposé de leur emplacement actuel.
L'éclairage était mauvais, mais suffit à Anthémis ; elle put observer les grands portails d'acier qui s'étendaient sur plusieurs mètres, comme cherchant à atteindre de leurs pointes métalliques les ténèbres du ciel, et qui portaient chacun, sculptées en lettres dorées à leur sommet, les initiales de leur région. FO pour « Fief Ouest », FE pour « Fief Est ». Ces quatre imposants portails étaient reliés à des barrières électriques qui entouraient la zone surveillée, formant un cercle presque parfait ayant une dizaine de mètres de diamètre, duquel démarraient les mêmes barrières que connaissaient les Sans-Reflets, celles qui formaient les Couloirs en délimitant les fiefs entre eux.
Une atmosphère malsaine se dégageait du croisement. Pourtant, il n'y avait rien d'intéressant ou de particulièrement inquiétant, seulement les portails et quatre Varlets assis à discuter gaiement ; l'endroit était même plutôt vide, bien qu'il soit assez large. Mais Anthémis y sentait comme une présence malveillante, au-delà de la cruauté dont pourraient potentiellement faire part les Varlets qui se tenaient à quelques mètres d'elle. Elle se situait au croisement entre les quatre fiefs, au cœur d'Hodei. Elle s'était enfoncée dans l'île jusqu'à son centre, elle ne pouvait pas être plus éloignée de la mer et de la liberté qu'à l'endroit où elle se tenait actuellement debout. Elle se sentit piégée comme jamais elle ne se l'était sentie auparavant.
– On ne peut pas passer, chuchota Adélaïde. Venez, on escalade les barrières. On sera quand même vite au fief Ouest.
Les Sans-Reflets commencèrent à grimper aux cloisons comme on monterait à une échelle, avec facilité et sans aucun bruit. Anthémis s'apprêtait à faire de même quand elle entendit un son qui lui était familier. Un rire. Un rire masculin, qu'elle était sûre d'avoir déjà entendu plusieurs fois au cours de sa vie. Elle tourna la tête vers les quatre Varlets qui étaient en train de boire à même la bouteille, les joues rougies sous l'effet de l'alcool.
Confuse, elle essaya de se souvenir d'où elle connaissait ce rire.
Et quand elle s'en souvint, son sang se figea.
Ce rire franc, qui autrefois résonnait si fort qu'il en faisait presque trembler les murs, et qui aurait donné à n'importe qui l'irrésistible envie de s'esclaffer à son tour. Ce rire si sincère et si réconfortant.
Mais non. Elle s'était forcément trompée. Il ne pouvait pas être là, en tant que Varlet. Il ne pouvait pas même être vivant ...
La jeune fille essaya de se reprendre en mains, bien qu'encore perplexe, et escalada à son tour la barrière, tandis que les autres Sans-Reflets continuaient d'avancer sans l'attendre. Edel, qui l'avait vue rester quelque temps statique en maintenant le regard vers les Varlets, ralentit le pas pour qu'elle puisse le rattraper.
– Qu'est-ce que tu as vu ? lui demanda-t-il, curieux et à la fois inquiet.
Anthémis entendit encore le même rire, provenant toujours des gardiens des portails, encore plus puissant, plus fort et plus joyeux que le premier, sous une euphorie ivre procurée par la boisson alcoolisée. Elle l'aurait reconnu entre mille, ce rire-là ; et pourtant, elle ne voulut plus y penser, persuadée de délirer.
– Rien du tout, rétorqua-t-elle sans jeter un seul regard aux Varlets ni même à Edel.
*
– Qu'est-ce que tu fais ? questionna la petite fille.
– Je dessine, répondit l'homme, assis à une table.
Un important désordre de crayons, de feutre, de pinceaux et de tubes de gouache recouvrait la table, et des gouttes de peinture coloraient le bois, et même le parquet.
– Tu en as mis partout, remarqua la petite fille sur un ton de reproche.
– Désolé, rigola l'homme. Je suis trop plongé dans mon œuvre d'art, ça me fait oublier le reste. Je nettoierai.
La petite fille se mit à genoux sur une chaise voisine, contemplant la feuille colorée qui reposait sur la table, au milieu de tout ce désordre.
– Tu dessines quoi ?
– Ça ne se voit pas ?
L'homme saisit la feuille cartonnée et la brandit en l'air comme s'il avait s'agit d'un chef d'œuvre. Une grande tache de bleu la colorait, surplombée d'une petite forme triangulaire et parsemée de longs traits blancs.
– C'est notre rêve, répondit-il en chuchotant presque, surveillant la réaction de la petite fille.
– Notre rêve ?
– La mer. Les vagues. Un bateau à voiles. Pour partir, loin, loin, loin d'ici.
Il avait insisté sur le troisième « loin », parce que ce mot avait une connotation qui lui était chère, synonyme pour lui de liberté.
– On dirait pas trop la mer ton truc, commenta la petite fille sans hésiter.
Elle n'eut pas la réaction à laquelle il s'attendait, mais cette remarque le fit rire gaiement.
– Non, c'est vrai, je ne suis pas très doué en dessin !
Il ne prenait jamais mal les commentaires qu'on pouvait faire sur son travail ; il en riait, se moquant de lui-même.
– Mais ce n'est pas mon but, de faire une jolie peinture, déclara-t-il. Je représente simplement notre rêve. Notre rêve à tous les trois.
– Je sais pas si c'est le rêve d'Ambroisie aussi, prononça la petite fille. Elle préfère rester ici avec son copain.
– Son copain n'aura qu'à prendre le large avec nous, quand on le pourra !
L'homme posa le pinceau qu'il tenait dans la main depuis le début de l'échange, et se tourna sur sa chaise pour faire face à la petite fille.
– Tu te souviens des paroles de notre chanson ? l'interrogea-t-il, un petit sourire en coin.
– La chanson que tu as chantée super fort et super faux l'autre jour, devant les invités ?
– Oui, celle-là. Celle qu'on chante au travail avec les collègues.
– Non, m'en souviens pas.
– Il faut que tu l'apprennes, alors ! Un jour, elle deviendra l'hymne de la libération d'Hodei, et tu seras bien contente de l'avoir connue avant tout le monde.
– Elle est nulle, ta chanson.
– Anthémis, parle plus gentiment, la réprimanda l'homme en riant malgré lui.
Il se leva et commença à chanter à tue-tête, quand bien même les voisins risquaient de l'entendre. La petite fille se boucha les oreilles, ne voulant pas une fois de plus assister à un concert de fausses notes.
Nous nous enfuirons
Où les bourgeons écloront
Nous nous envolerons
Où s'épanouit la passion
Loin, loin, loin
Loin de cette prison
Nous fuguerons
Et le trajet sera long
Mais bientôt nous serons
De retour à la maison
Loin, loin, loin
Loin de cette prison
Une jeune femme entra à ce moment dans la pièce, les sourcils froncés.
– Ah, Ambroisie ! s'exclama l'homme. Viens, rejoins-moi !
Il continua de chanter à pleins poumons en dansant dans le salon, et la femme se contenta de le regarder faire, sans trop savoir comment réagir.
– Ambroisie, sauve-moi, Papa me fait peur, couina la petite fille en courant se réfugier dans les bras de la jeune femme.
L'homme éclata alors de rire, amusé par la réaction de ses deux filles, d'un rire franc et puissant, qui donna immédiatement à la jeune femme et à sa petite sœur l'envie de s'esclaffer à leur tour. Ils rirent de bon cœur, tandis que la peinture représentant la mer et symbolisant la liberté tant rêvée par cette petite famille reposait toujours sur la table, et que les dernières paroles de la chanson résonnaient encore dans leur crâne.
Ils espéraient, et espéreraient toujours et encore s'enfuir loin, loin, loin. Loin de cette prison qu'était Hodei.
*
Le rire de son père. Elle avait cru l'entendre, mais c'était impossible, n'est-ce pas ? Il avait disparu, probablement enfermé par le Vassal du fief Nord, et il avait de toute évidence été reflété avec tous les autres, tous ces innocents et ces personnes dont l'avenir avait été barré d'une grande croix rouge. Elle avait dû confondre son rire avec celui d'un de ces Varlets, c'était impossible autrement.
Et pourtant, ce rire-là, elle l'avait entendu tellement de fois qu'elle le connaissait par cœur, cet éclat de rire qui faisait presque mal aux oreilles, qui résonnait en un decrescendo, pour finir en un petit soupir amusé. Le Varlet avait eu le même, avec la même intensité et la même sonorité. Elle aurait habituellement été persuadée de ne pas pouvoir confondre le rire si typique de son père avec celui de quelqu'un d'autre, et pourtant, désormais, elle doutait ; car elle ne voyait pas son père à la place d'un Varlet, alors qu'il détestait ces derniers de tout son cœur – ils martyrisaient les villageois, les torturaient, les tyrannisaient, et un des leurs avait tiré une balle dans la jambe de sa fille, Ambroisie –, et pourtant elle n'avait jamais entendu de rire aussi similaire au sien que celui-ci.
Elle repensa à cette scène, à ce jour où son père s'était mis à chanter de façon très gênante devant Ambroisie et elle. Il était comme ça, avec ses petites manies parfois extravagantes qui changeaient de la sobriété habituelle des villageois d'Ibai. Il chantait beaucoup avec ses collègues de travail, à la charpenterie. Il était proche d'eux – plus proche d'eux qu'il ne l'était avec sa propre femme, avant qu'elle ne meure –, et plusieurs d'entre eux étaient aussi pour la libération d'Hodei ; sur le chantier, lorsqu'ils étaient seuls et que personne d'autre qu'eux-mêmes ne pouvait les entendre, ils chantaient leur chant préféré, qui datait déjà de plusieurs décennies, créé par d'autres prisonniers d'Hodei. Il s'appelait Loin de cette prison, et le père d'Anthémis chérissait ce chant comme si c'était lui-même qui l'avait composé.
C'était de lui qu'elle tenait cette fascination pour la mer, et aussi son dégoût du gouvernement, tandis que beaucoup d'autres adolescents de son âge ne se posaient pas trop de questions, se contentant de se laisser tirer par le bout du nez par la propagande pro Hodei. S'il n'avait jamais été là pour elle, comme plusieurs pères abandonnaient lâchement leur famille dès que les premiers problèmes financiers arrivaient, elle n'aurait probablement pas survécu aux Miroirs. Elle n'aurait pas eu l'idée de se rebeller, de contrer le gouvernement, la Famille Dirigeante, et Hodei tout entière. Elle n'aurait pas eu la moindre once d'espoir, et se serait pratiquement donnée à la mort, se laissant marcher sur les pieds comme le faisaient ces gens naïfs qui croyaient tout ce que leur disait Aenor Hodei, et tout ce que leur avait dit auparavant l'ancien roi, Milio Hodei. Mais son père, avant sa disparition, avait été là pour elle, à chaque instant – même si elle ne lui renvoyait pas beaucoup l'amour qu'il lui donnait, préférant souvent rester auprès d'Ambroisie plutôt qu'avec lui. Il lui avait fait étudier la politique de l'île, la monarchie, mais aussi la politique des autres pays, celle du monde au-delà de l'océan. Elle s'était souvent endormie pendant ses longs discours sur l'injustice de faire de l'île, leur habitat à tous, un terrain contrôlé par uniquement une seule personne, et qui, de plus, n'était clairement pas faite pour régner de la sorte (à cette époque, c'était Nora Cer, la femme de Milio Hodei qui avait déjà été tué, qui gouvernait l'île en attendant que sa petite-fille Aenor soit assez âgée pour le faire à son tour, et elle n'avait pas la carrure ni les compétences d'une véritable dirigeante). Malgré tout, Anthémis avait beaucoup écouté son père, et au bout d'un moment, les choses avaient fini par rentrer dans son crâne sans en sortir cinq secondes après y être arrivées. Elle avait retenu l'essentiel : la propagande les manipulait, Hodei était une prison géante, il fallait abolir la monarchie et rendre leur liberté aux habitants.
Son père avait disparu alors qu'elle n'avait que treize ans, probablement enlevé par les Varlets sous les ordres du Vassal du fief Nord, et Anthémis avait été persuadée qu'il avait été reflété. Elle continuait d'essayer de s'en persuader, mais ce rire qu'elle avait entendu la perturbait grandement.
Désormais, elle se tenait allongée sur son lit. Les Sans-Reflets étaient rentrés à Eleguerio sans trop de problème ; ils avaient rencontré plusieurs Miroirs sur le chemin, mais leur combinaison s'était avérée efficace, et avec toute leur provision d'eau, les créatures n'avaient pas pu leur infliger trop de dégât. Opale avait tenu son « rôle d'exterminatrice », comme aimaient dire certains membres, et s'était chargée de neutraliser les Miroirs avec sa chère Ekaitza, bien que sa main reflétée, qu'elle avait recouverte d'un tissu blanc, devait encore lui faire mal.
Anthémis était exténuée par cette longue expédition, mais fière d'avoir réussi à stopper l'élan meurtrier de deux des créatures toute seule. Pourtant, ce n'était plus tellement cette pensée-là qui occupait son esprit désormais ; ensevelie sous sa couette, son corps fatigué reposant paisiblement sur un matelas douillet, toute son attention était tournée vers les souvenirs qu'elle avait eus avec son père. Elle avait beau ne pas avoir été toujours très proche de lui, elle l'aimait de tout son cœur, probablement autant qu'elle aimait Ambroisie. Sa disparition deux ans auparavant l'avait anéantie, elle avait cru ne jamais pouvoir s'en remettre – et effectivement, elle ne s'en était jamais totalement remise, même si elle avait réussi à plus ou moins surmonter sa douleur.
Les paroles de la chanson préférée de son père lui revenaient sans cesse en tête. Loin, loin, loin. Loin de cette prison. Ces quelques mots se répétaient en boucle, en une mélodie presque infernale, comme si elle n'avait plus le contrôle de ses pensées et qu'une vague immense de nostalgie et de tristesse se déversait en elle et la noyait sous un flot de souvenirs.
Elle se releva subitement de son lit. Malgré sa couette, elle se sentait transie de froid. Le rire du Varlet retentit une nouvelle fois dans son esprit, mais il s'était alors transformé en un rire malveillant, un vrai rire de Varlet, qui n'avait plus rien à voir avec celui de son père. Un long frisson parcourut ses bras et son dos.
Elle avait l'habitude de plonger dans l'eau pour y noyer ses mauvaises pensées, quand elle était plus petite. Puisque désormais elle ne pouvait plus dépenser toute son énergie dans la nage – car il était trop dangereux de sortir dehors –, Anthémis décida de prendre un bain chaud, afin de se changer les idées et de s'extirper comme elle le pouvait de l'emprise de ce rire presque sadique qui lui hantait la tête.
Après être allée chercher plusieurs seaux d'eau dans le réservoir de la maison et avoir fait chauffer le tout sur le poêle, la jeune fille se glissa dans la baignoire remplie et soupira de satisfaction au contact de l'eau chaude. Pourtant, alors qu'elle avait le visage presque entièrement enfoui sous l'eau, les larmes vinrent d'elles-mêmes couler, puis ruisseler le long de ses joues – du moins, c'est ce qu'elle imagina, car elle ne sentait pas, sur sa peau, la différence entre les gouttes d'eau et ses propres larmes. À chaque jour qui s'était écoulé depuis la disparition de son père (et encore plus depuis la mort d'Ambroisie), elle s'était sentie vide, plus vide encore qu'au suicide de sa mère, et bien plus vide que lorsqu'elle pensait au fait qu'elle n'aimait pas Edel comme lui l'aimait. Elle ressentait ce vide dans son cœur, mais aussi dans son ventre, et même partout dans son corps. Et pourtant, à cet instant, ce ne fut pas ce vide-là qui la remplissait. Elle avait les yeux fermés physiquement, mais intérieurement ouverts et tournés vers le noir de ses paupières qu'elle seule pouvait voir et qui lui rappelait sa solitude. Son cœur et sa gorge étaient si serrés à force d'étouffer ses sentiments et ses cris, et l'eau était si chaude par-dessus son épiderme transi de froid, qu'Anthémis eut l'impression de prendre réellement conscience de son corps, et, assez paradoxalement, elle se sentit plus vivante que jamais. Elle ouvrit la bouche inconsciemment, comme pour essayer de cracher tout le désespoir dont elle devait se débarrasser. Elle voulait vomir toute sa tristesse, et la laisser sombrer au fond de la baignoire. Alors elle pleura. Silencieusement. Ses pleurs passèrent comme un fantôme éphémère, qui s'accrocha à son visage et à son cœur le temps de quelques minutes, le temps que le bain nettoie son corps et que ses larmes chassent les saletés résidant dans son esprit.
Puis elle rouvrit les yeux, se sentant un peu plus légère, quoique les pieds toujours ancrés sur le sol d'Hodei, sa prison. Étrangement, elle se sentit soudainement plus courageuse. Comme si, désormais débarrassée de sa nostalgie maladive, elle était de nouveau elle-même. Elle se surprit même à fredonner la chanson préférée de son père, tout en se passant du savon sur les bras. Ses émotions négatives étaient encore présentes, elle les sentait toujours près d'elle, là, au fond de la baignoire, noyées sous des litres d'eau, mais vivantes malgré tout. Elles menaçaient de revenir, mais Anthémis préféra ne plus y songer. Elle allait devoir se montrer courageuse, si elle voulait réaliser le rêve de son père. Partir. Prendre la mer. S'enfuir vers le monde au-delà de l'océan. Loin, loin, loin. Loin de cette prison.
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