Chapitre 1 - Première expédition
- Maman ? Tout va bien ?
Personne ne répondait.
- Maman ? Je peux entrer ?
La petite fille continuait de frapper à la porte, mais sa mère ne semblait pas être dans la pièce. Où pouvait-elle donc être, si ce n'était pas là ?
- Laisse maman tranquille Anthémis, elle a besoin de repos, lui dit sa grande sœur en la prenant dans ses bras.
Anthémis se laissa porter par sa grande sœur, bien que généralement, elle détestait qu'on la traite en toute petite fille. Elle se sentait si bien dans ses bras qu'elle ne pouvait pas refuser cette marque de tendresse.
- Quand est-ce que je pourrai voir maman ? demanda-t-elle.
- Quand elle se sera reposée.
- Quand est-ce qu'elle se sera reposée ?
- Quand elle ne sera plus fatiguée.
- Quand est-ce que ...
- Ça suffit Anthémis, ton petit jeu n'est pas drôle. Il faut laisser maman tranquille pour l'instant, c'est tout, ordonna la grande sœur en reposant la petite fille par terre.
- Ça durera combien de temps, « pour l'instant » ?
La jeune femme soupira et ébouriffa les cheveux d'Anthémis.
- Sois patiente.
- Je ne le suis pas.
La grande sœur leva les yeux au ciel.
- Oui, ça, j'avais remarqué. (Elle s'agenouilla aux côtés de la petite fille.) Écoute, maman est malade en ce moment. Il ne faut pas l'embêter.
- Malade ? Vous dites toujours ça, mais moi je ne trouve pas qu'elle ait l'air malade.
- C'est normal, elle n'est pas malade physiquement. Elle est malade dans sa tête. Et pour qu'elle guérisse, tu dois être sage et ne pas être trop pénible avec elle, d'accord ?
Anthémis regarda sa grande sœur dans les yeux, hésitante. Elle n'avait jamais aimé être sage. C'était plus amusant de courir dans tous les sens et de jouer au ballon dans le salon en manquant de casser les vases et les vitres.
- D'accord, finit-elle par émettre - mais elle ne comptait pas vraiment tenir cette promesse.
- Bien. (La jeune femme lui sourit.) Va te coucher, il est tard.
- D'accord.
- Et brosse-toi les dents, avant.
- D'accord.
La grande sœur se leva et s'apprêta à rejoindre sa propre chambre.
- Et demain matin, il faudra que tu fasses tes devoirs, se rappela-t-elle.
- D'accord.
Elle se retourna vers Anthémis et lui jeta un regard suspicieux.
- Quoi ? émit la petite fille en souriant. Je suis sage.
La jeune femme éclata de rire en voyant sa petite sœur essayer de jouer la fille innocente et sage comme une image. Ce portrait ne lui convenait décidément pas.
- C'est bien Anthé', je suis fière de toi.
*
Ce sourire qu'elle lui avait lancé ce soir-là resta à jamais gravé dans la mémoire de la petite fille de cette époque. Le plus doux de tous les sourires. Le plus beau qu'une grande sœur puisse offrir à sa cadette.
Mais les temps avaient changé. La petite fille avait grandi, et sa grande sœur n'était plus là pour s'occuper d'elle. Désormais, Anthémis devait apprendre à se débrouiller à ses dépens, en gardant au plus profond d'elle-même le souvenir du rire d'Ambroisie. Elle devait continuer de se battre pour rendre un dernier hommage à sa sœur disparue, et comprendre ce qui lui était arrivé. Puisqu'elle n'avait pas pu tenir la promesse qu'elle lui avait faite cinq ans auparavant, celle de rester une petite fille sage, elle tiendrait au mieux celle-ci.
- Anthémis ? Tout va bien ?
La jeune fille secoua la tête et essaya de se concentrer sur ce qu'elle faisait. Elle devait finir la confection de son bâton de métal ; ce dernier était censé lui servir d'arme pour se défendre au mieux des Miroirs. Elle ne comptait pas continuer de se battre avec une canne de bois.
- Oui ça va, t'en fais pas. Je pensais à autre chose.
Edel lui sourit et reprit sa couture. Il avait promis à Anthémis de lui confectionner une écharpe aussi épaisse que la sienne pour l'hiver ; ce dernier était pratiquement déjà arrivé, ce pourquoi il se hâtait à la tâche. La jeune fille le regarda faire quelques instants. Il cousait avec facilité et ses gestes étaient fluides et précis. Elle aurait aimé avoir le talent d'Edel pour fabriquer sa nouvelle arme. Pour l'instant, cette dernière était bien trop lourde pour qu'elle puisse la porter toute seule, même à deux mains. Elle devait l'alléger et la polir suffisamment pour que sa masse diminue, mais ce n'était pas une mince affaire. Elle l'avait trouvée dans un placard du repère ; à quoi avait-elle bien pu servir aux anciens occupants de la demeure, c'était un mystère, mais Anthémis s'en contenterait pour assurer au mieux sa défense - tout valait mieux que sa vieille canne usée, de toute manière.
En observant le jeune garçon, elle se rendit compte que ses mains étaient violettes de froid. Ils étaient tous les deux montés sur les premières branches d'un arbre couleur ébène qu'Edel avait découvert au hasard en se promenant près du lac de Diaphane. Mais ils étaient alors au début du mois de décembre, et si la surface du plan d'eau n'avait pas encore gelé, elle n'y tarderait pas. Edel ne supportait pas très bien le froid.
- Rentrons, lui proposa-t-elle.
Les deux jeunes gens descendirent de l'arbre, et en quelques mouvements, se retrouvèrent au sol. Ils commencèrent la marche pour revenir au repère des Sans-Reflets, qui était à moins d'un kilomètre de là.
Deux mois s'étaient écoulés depuis l'attaque d'Ibai. Quelques Miroirs s'étaient faits voir dans la région, mais aucun ne s'était approché du repère, ne sentant peut-être pas la présence d'humains à cet emplacement. Les recherches sur ces créatures n'avaient mené à rien, puisque ces dernières ne se montraient pas souvent. Quant à Berbéris, personne n'avait eu de nouvelle de lui, mais Edel était persuadé qu'il était encore en vie et qu'ils se reverraient un jour.
Anthémis s'était liée d'une forte amitié avec le jeune garçon, et même avec Mélopée. Elle ne s'entendait pas toujours très bien avec Adélaïde - à cause d'elle, elle était contrainte de supporter certaines corvées pour qu'on la laisse rester chez les Sans-Reflets, et si, au début, cette idée ne l'avait pas trop refroidie, elle se rendait maintenant compte que la lessive et le ménage, en plus d'être des activités ennuyeuses au possible, étaient fatigantes. Malgré tout, la jeune fille savait que la commandante des Sans-Reflets n'était pas une mauvaise personne et ne voulait pas son mal, bien que ses airs sarcastiques avaient vite tendance à lui taper sur les nerfs et qu'elle restait toujours distante lorsque Mélopée n'était pas loin, sans que personne n'arrive à comprendre pourquoi, pas même son frère, Ephrem.
Edel s'entendait très bien avec Jehan, ce qui n'enchantait pas du tout Anthémis puisqu'ils passaient une bonne partie de leur temps tous les deux et qu'à ces moments-là, elle n'osait pas discuter ne serait-ce qu'un peu avec Edel, sachant que Jehan ne se gênerait pas pour jouer l'idiot et lui jeter quelques commentaires dégradants à la figure. Elle ne savait pas ce qu'il avait contre elle, elle ne lui avait jamais rien fait. Il était souvent de corvée avec elle, et il passait le plus clair de son temps à jouer avec son balais plutôt que de chasser la poussière, juste pour l'énerver. Mais Anthémis avait appris à garder son calme à ses côtés, et le laissait s'amuser tout seul. Dire qu'il est censé avoir cinq ans de plus que moi, pensait-elle, exaspérée.
Ce jour-là, dès que la jeune fille et Edel firent leur premier pas dans l'enceinte du bâtiment, Adélaïde se jeta sur eux.
- J'ai une mission pour vous deux, leur annonça-t-elle.
Une mission ? Elle n'avait jamais donné de mission pour Anthémis, à part si on comptait les corvées en tant que telles.
- C'est quoi ? demanda Edel en se déchaussant.
- N'enlève pas tes chaussures tout de suite, vous allez sortir juste après, le prévint Adélaïde. Vous allez accompagner Ephrem, Opale et Jehan à Lunaria pour chercher d'éventuels survivants de l'attaque.
- Il y a encore des survivants ? Pourquoi tu voudrais les caser dans cette maison alors que tu ne les connais pas ? s'étonna Anthémis.
- Elle veut chercher de nouveaux membres, expliqua rapidement Opale qui était venue se préparer dans l'entrée.
- Pour quoi faire ?
- On manque de personnes, on sera plus efficaces à plusieurs, déclara Adélaïde. Pour l'instant on n'est que sept, et on n'avance vraiment pas beaucoup.
Il était vrai que les recherches n'avaient mené à rien, bien que la commandante des Sans-Reflets soit partie en expédition toutes les semaines, accompagnée d'Ephrem, d'Opale et parfois de Jehan. Anthémis était pourtant certaine que s'ils l'avaient acceptée, son aide leur aurait été précieuse. Mais même Edel lui disait de ne pas y aller, prétendant que c'était bien trop dangereux pour elle. Adélaïde lui avait proposé de venir avec eux, mais il avait refusé à chaque fois ; il préférait rester au repère et s'occuper de l'infirmerie et de l'entretien des médicaments.
- Et donc vous allez chercher chez les survivants pour voir si certains sont partants pour nous intégrer ? récapitula Edel.
- Exactement, confirma la commandante. Parmi tous les habitants d'Hodei, ceux qui ont vécu l'horreur des attaques de Miroirs seront les plus à même d'intégrer les Sans-Reflets.
- Tu te sers de leur pire cauchemar pour les inciter à venir chez nous ? railla Anthémis en haussant un sourcil.
- Vu sous cet angle ... marmonna Adélaïde, songeuse. Enfin, je leur laisserai le choix de nous suivre ou pas, de toute façon.
Ephrem et Jehan descendirent les escaliers en même temps et les rejoignirent dans l'entrée.
- On part maintenant ? s'exclama Anthémis.
- Quoi, ça te dérange ? Tu devrais être heureuse, pour une fois que j'accepte que tu participes à une expédition, se moqua gentiment la commandante.
Anthémis fit la moue.
- C'est pas vraiment une expédition, ça ... marmonna-t-elle.
Les deux nouveaux arrivants se chaussèrent et emportèrent avec eux de quoi subvenir à leurs besoins : gourdes d'eau, quelques miches de pain et les modestes bâtons de fer qui, comme celui d'Anthémis, leur servaient pour se défendre des éventuels Miroirs qui traîneraient dans le coin. Seule Opale tenait dans son dos son imposante lame décorée de rubans de soie qu'elle avait affectivement nommée Ekaitza, pour une raison qui échappait à tous les autres membres des Sans-Reflets. Elle semblait tenir à cette arme comme si elle était sa fille ou sa meilleure amie, et ses compagnons avaient cessé d'essayer de comprendre le comportement étrange - et inquiétant - d'Opale, habitués à la voir délirer.
Contrainte de suivre les instructions de sa commandante, Anthémis sortit dehors, dans le froid hivernal qui régnait en Hodei depuis plusieurs jours déjà. Elle regarda les autres se dégager tour à tour de l'entrée, et remarqua que seules Adélaïde et Mélopée restaient à l'intérieur.
- Tu ne viens pas ? demanda-t-elle à la femme, mais celle-ci ferma la porte en même temps et n'étendit pas la question.
- Adélaïde ne vient jamais quand on s'approche un peu trop de Lunaria, déclara Ephrem en enfilant le sac contenant des en-cas sur son dos.
- C'est vrai ça, affirma Jehan. Tu sais pourquoi, Ephrem ?
- Aucune idée.
Ce dernier commença à marcher à la tête du groupe, et les autres le suivirent.
Ils arrivèrent à Lunaria assez rapidement, leur repère ne se trouvant qu'à une dizaine de kilomètres de la ville. Edel reconnut immédiatement le coin, et les souvenirs affluèrent dans son esprit, accompagnés d'une immense tristesse qui le traversa l'espace de quelques secondes. Le remarquant, Anthémis lui tapota le dos en signe de soutien.
De la neige commença à tomber silencieusement à leur arrivée dans la ville, comme un sinistre accueil. Lunaria était calme, bercée par les doux sifflements du vent. Le bruit de leurs pas faisant craquer l'herbe gelée sous leurs bottes rythmait leur marche, et lorsque Jehan posa un pied sur quelque de bien trop dur pour n'être qu'une plante glacée, tous se retournèrent et remarquèrent l'os jauni enfoncé dans la terre. Personne n'osa pourtant émettre le moindre mot, pas même de soupir ou de petit cri surpris. Tout le monde savait à quoi s'attendre lorsqu'ils s'étaient approchés de Lunaria. Anthémis se rappela le bras d'Igor noyant dans le sang et compatit davantage avec Edel.
Des feux de cheminée se faisaient pourtant remarquer. Tous les Lunariens n'avaient pas succombé à l'attaque, c'était une bonne nouvelle - et à la fois un miracle, si on se souvenait des maisons en feu, des explosions des mines, des morts accidentelles provoquées par l'affolement des victimes, et, bien entendu, des transformations en Miroir.
- Je vais à droite, Opale tu m'accompagnes. Jehan, Edel et Anthémis, allez à gauche. On se donne rendez-vous ici avant seize heures. D'ici là, je veux que vous ayez frappé à toutes les maisons habitées et que vous ayez discuté avec les survivants, ordonna Ephrem.
- Qu'est-ce qu'on doit leur dire ? s'enquit Jehan en soupirant, peu motivé par cette mission.
- Ce que sont les Sans-Reflets, et ce que nous intégrer pourrait leur apporter.
- Et si les survivants sont des enfants ? J'ai cru comprendre que les enfants n'étaient pas les bienvenus chez les Sans-Reflets, fit remarquer Anthémis en croisant les bras.
- Ça va, petite. On a fini par t'accepter, se moqua Jehan.
Il avait pris la mauvaise manie de l'appeler petite, et, même si elle apprenait à l'ignorer, ce surnom insupportait la jeune fille.
- On verra pour les enfants. Parlez-en à tout le monde, sans exception, déclara Ephrem d'un ton autoritaire, après quoi il se dirigea à droite comme prévu, suivi d'Opale et de son arme fétiche dont les rubans et les cordons pendaient dans le vide.
Anthémis réalisa après coup qu'elle était encore dans le même groupe que Jehan, comme pendant les corvées. Elle soupira longuement, mais finit par se résigner et commença à s'approcher des rares maisons desquelles s'échappait la fumée des feux de cheminées presque invisible face aux nuages gris.
Elle s'arrêta alors qu'elle passait au pied de la colline surplombée par le Temple. Elle regarda derrière elle, et remarqua qu'elle avait perdu de vue les garçons entre deux pâtés de maisons. Ils sont peut-être partis frapper à une porte, songea-t-elle, et elle profita de l'inattention des autres membres pour escalader la colline et atteindre l'entrée de la bâtisse. Elle n'était pas très enthousiaste à l'idée de faire du porte-à-porte, et préférait revoir de plus près ce monument qui l'avait plus d'une fois laissée perplexe.
Anthémis entra doucement dans le Temple, et seuls ses pas résonnèrent dans l'enceinte du bâtiment. Elle laissa son regard divaguer entre les différents bas-reliefs, tapisseries et vitraux qui formaient les principales décorations de la grande salle. À cette vision, elle repensa immédiatement au passé de Mélopée, et elle fut déçue de ne pas avoir pu l'emmener à Lunaria alors que cette dernière voulait plus que tout retourner au Temple.
Le vent froid soufflait même à l'intérieur de la bâtisse, et les sifflements passaient entre les poutres de bois en d'étranges plaintes semblables aux pleurs d'un fantôme. Le fauteuil de Mélopée était toujours au même emplacement, derrière le rideau aux motifs fleuris, et son velours grenat bordé de coutures or et rouges lui donnait l'allure d'un trône, comme si la Pythonisse était une reine. Malheureusement, leur véritable dirigeante était loin d'avoir la douceur et la sagesse de Mélopée.
En inspectant les affaires que cette dernière avait laissées dans son ancien logis, elle trouva de vieux habits, des jupes, des collants, des pantalons et des chemises. Elle détacha de son cintre une robe d'enfant à bretelles, qui, au vu de sa couleur délavée, avait été portée maintes fois. Elle essaya de se visionner une Mélopée de onze ans, avec des yeux et un visage enfantin, mais le résultat ne fut pas très concluant. Anthémis ressentit une forte tristesse en tenant dans ses mains cette robe qui avait appartenu à une petite fille brisée, et la remit aussitôt sur son cintre ; elle n'avait pas l'habitude de jouer la sentimentale.
Elle tomba finalement sur le carnet à croquis qui était mentionné dans le journal de Mélopée, et admira quelques instants les dessins qu'il contenait. Il comprenait essentiellement de petits essais de fleurs, mais aussi des paysages et des portraits maladroits. On devinait qu'il s'agissait là d'œuvres d'une main d'enfant, pourtant Anthémis supposa que cette petite fille qui avait dessiné était douée pour son âge.
Au même moment, les portes du Temple grincèrent et Edel et Jehan entrèrent dans le bâtiment. Ils ne la virent pas tout de suite, étant cachée derrière le rideau, mais le jeune infirmier ne tarda pas à la trouver.
- Bah alors petite, tu pries ton bon dieu ? ricana Jehan.
Personne ne prit la peine de lui répondre.
- Qu'est-ce que tu fais, Anthémis ? s'étonna Edel. On est censés aller voir les survivants ...
- On verra mieux les maisons habitées sur le toit du Temple, déclara simplement la jeune fille.
Elle rangea dans la poche de son manteau le carnet à croquis, et s'approcha de la trappe qui donnait sur le toit. Cette dernière n'avait pas bougé depuis l'attaque de Lunaria, et était toujours ouverte. L'air froid s'y engouffrait et le vent souffla au visage d'Anthémis.
- Sur le toit ? répéta Jehan. Tu vas monter sur le toit verglacé ?
Il fut le seul à s'en étonner ; Edel était habitué à voir la jeune fille prendre des risques inutiles, mais elle avait confiance en elle et, jusqu'ici, ne s'était jamais blessée.
Anthémis monta l'échelle sans difficulté et se cramponna à l'arête du toit pour s'installer à cheval entre les deux parois. De là, elle ne risquait pas de glisser, et avait une vue presque parfaite sur Lunaria, bien que les nuages exceptionnellement bas lui cachaient une bonne partie du paysage.
La ville paraissait endormie, et pourtant la jeune fille savait pertinemment que la réalité était bien plus dure à accepter. Elle pouvait encore percevoir les quelques maisons qui avaient brûlé lors de l'attaque.
La tête d'Edel, puis celle de Jehan, dépassèrent de la trappe.
- Fais attention, on tient difficilement à deux sur l'échelle, glissa Edel à son ami.
- Attends, elle l'a vraiment fait ? s'écria Jehan en regardant Anthémis avec des yeux ronds. Elle est complètement tarée ...
La jeune fille vit de loin une silhouette frapper à la porte d'une maison habitée ; elle devina qu'il s'agissait d'Ephrem. Pratiquement toutes les fumées se dégageant des cheminées se trouvaient de son côté. Les trois jeunes gens n'avaient aucune habitation à proximité qui semblait abriter des survivants, ce qui arrangeait bien Anthémis, elle qui n'avait aucune envie de répondre aux ordres d'Adélaïde ou de son frère.
Les yeux d'Edel se posèrent sur la jeune fille dont le regard était concentré sur la ville. Il avait beau lui faire confiance, il craignait qu'elle ne glisse. Il dut pousser légèrement Jehan pour pouvoir dégager son bras et tendre la main à Anthémis. Cette dernière regarda la main d'Edel.
- Je peux descendre toute seule, lui lança-t-elle.
Elle retourna à l'intérieur du Temple avant les deux garçons en ignorant l'aide que lui proposait Edel. Ce n'était pas contre lui ; elle ne voulait simplement pas qu'il croie qu'elle avait besoin de se soutenir à quelqu'un pour quelque chose d'aussi simple. Elle avait confiance en elle, elle savait ce qu'elle faisait et elle voulait faire comprendre aux autres qu'elle préférait parfois se débrouiller seule.
Ils rejoignirent Ephrem quelques temps plus tard en face de vieux bâtiments désormais abandonnés. Edel lui demanda où était passée Opale.
- Va savoir, soupira l'homme en passant la main dans ses cheveux.
La jeune femme était connue pour disparaître un instant et réapparaître comme par magie la seconde d'après sans aucune raison. Elle était une énigme à elle toute seule, et plus personne ne cherchait à comprendre son attitude. Elle était comme ça, c'était tout.
- Mais qu'est-ce que vous faites là ? Vous devriez être en train de chercher des survivants, les sermonna Ephrem.
- Il n'y en a presque pas. Lunaria est grande, mais l'attaque a été dévastatrice, se lamenta Edel.
- J'en ai pourtant vus, moi, affirma l'homme en insistant sur le « moi » d'un air fier. Je leur ai parlé et ils réfléchissent encore à la question de nous intégrer. Je leur ai laissé un plan pour se repérer si jamais ils décident de nous rejoindre.
Il était visiblement satisfait de lui. Anthémis, quant à elle, était particulièrement blasée. La seule fois où on acceptait qu'elle parte en « expédition », il ne s'agissait que de négocier avec des victimes de l'attaque. Ça n'avait rien d'amusant ni de palpitant. Adélaïde se payait de sa tête.
Opale finit par revenir d'un pâté de maisons.
- Il n'y a personne de ce côté, assura-t-elle en rejoignant ses coéquipiers.
- Et il semble n'y avoir personne autre part que là où tu es déjà passé, Ephrem, rajouta Anthémis.
- On a visiblement fait le tour de ce qu'il y avait à voir à Lunaria, conclut le vis-commandant.
Il jeta un coup d'œil à sa montre.
- Il n'est que treize heures. Mangeons un bout et allons voir du côté d'Ibai.
- Pourquoi on irait à Ibai ?
- Ma sœur m'a proposé d'aller voir les survivants des autres villages du fief Nord si on avait le temps.
Anthémis se figea ; au fond d'elle, elle mourrait d'envie de retourner chez elle, mais elle redoutait en même temps ce moment, et elle ne désirait surtout pas s'effondrer en larmes devant tous les autres Sans-Reflets. D'ailleurs, la plupart des membres venaient d'Ibai, eux aussi ; seuls Edel et Mélopée habitaient à Lunaria. Ne réagiraient-ils pas comme elle ? Comment Ephrem pouvait-il annoncer qu'ils iraient à Ibai sans la moindre trace d'émotion dans la voix ? La jeune fille elle non-plus ne laissait pas beaucoup paraître ses sentiments, mais face au vis-commandant, son cœur était limpide comme de l'eau claire. L'expression faciale de ce dernier était toujours impassible, et il fallait essayer de deviner ce qu'il ressentait par les traits plus ou moins tirés de son visage.
Après avoir mangé, les Sans-Reflets le suivirent sans broncher se diriger à l'Est. Edel tapota le dos d'Anthémis comme elle l'avait fait à l'arrivée à Lunaria. Elle avait déjà vu Ibai déserté, mais le revoir ainsi une deuxième fois allait enfoncer le couteau dans la plaie ; elle qui tentait tant bien que mal de revoir en rêve son village animé et vivant, on allait tout lui retirer encore une fois et la vision d'Ibai définitivement mort hanterait à nouveau son esprit. Elle ne voulait pas refaire le même cauchemar, celui qui l'obsédait toutes les nuits, celui où elle voyait Ambroisie lui être arrachée, celui où elle percevait ces cris déchirants, celui où son cœur tout entier avait été déchiqueté et où elle avait tout perdu.
Anthémis rabattit la capuche blanche de son manteau sur sa tête et baissa cette dernière, redoutant le moment où elle devrait lever les yeux vers les débris de l'horreur qu'avait vécue son ancien chez-elle.
*
Elle inspira longuement.
Elle connaissait cette odeur mieux que personne. Elle se faisait plus discrète qu'auparavant, mais elle était toujours là.
L'odeur de sa maison.
Le même portrait d'elle et Ambroisie côte à côte et souriantes était accroché au mur de l'entrée. Cette fois-ci, Anthémis s'y était préparée. Elle ne laissa aucune larme lui échapper.
Edel se tenait derrière elle. Elle lui avait proposé de l'accompagner jusque dans son ancienne maison, parce qu'elle ne se sentait pas capable d'y aller seule. Lorsqu'elle le lui avait demandé, le jeune garçon discutait et comptait inspecter le coin avec Jehan, mais il avait directement accepté de la suivre, ce qui avait agacé son ami. De toute manière, puisque ce dernier voulait faire croire à tout le monde qu'il était exceptionnellement viril et insensible, il pouvait bien faire le travail tout seul.
Anthémis s'approcha de la cuisine, là où elle avait retrouvé le Miroir qui, durant un instant, lui avait fait penser à Ambroisie. Elle s'était ensuite rendu compte que ce monstre n'avait rien à voir avec sa sœur. Ça ne pouvait pas être elle.
La nourriture que la créature avait jetée au sol avait pourri et la pièce laissait dégager une telle puanteur que la jeune fille fit automatiquement demi-tour et préféra monter à l'étage. Edel la suivit sans un mot, sachant à quel point il devait être dur pour elle de retourner là où elle avait toujours vécu.
La première pièce qu'ils rencontrèrent fut la chambre des parents d'Anthémis. La décoration y était moindre ; seuls un lit deux places et une armoire encore remplie de vêtements reposaient à l'intérieur. La jeune fille vint caresser les couvertures beiges doucement et silencieusement, comme si quelqu'un y dormait encore et qu'elle ne voulait pas le réveiller.
- On n'a pas changé les draps depuis la disparition de mon père, confia-t-elle à Edel qui la regardait faire. Ça fait deux ans. Ambroisie et moi on n'osait pas trop entrer ici. On disait que papa et maman dormaient. Et qu'ils se réveilleraient peut-être si on les laissait se reposer.
En repensant à Igor, les larmes vinrent d'elles-mêmes aux yeux du jeune garçon. Il dut faire preuve d'un effort surhumain pour ne pas éclater en sanglots.
Anthémis ouvrit l'armoire et en inspecta les vêtements, comme elle l'avait fait au Temple. L'uniforme de travail de son père était encore imprégné de son odeur. Elle jeta un coup d'œil aux affaires de sa mère et observa ses anciens tailleurs.
- Ma mère s'est suicidée il y a cinq ans, continua-t-elle. Elle était dépressive.
Edel resta perplexe devant la vision d'une Anthémis se confiant à lui sur son passé douloureux sans pourtant laisser paraître la moindre émotion sur son visage, d'une façon si détachée. Exactement comme Ephrem. Il savait qu'elle n'était pas très émotive, mais elle lui avait pourtant demandé de l'accompagner parce qu'elle ne se sentait pas capable de revoir son chez-elle seule ; vue ainsi, elle n'avait pas tellement l'air de se porter mal, même s'il se doutait bien que les apparences étaient trompeuses.
- Je n'étais pas très attachée à elle, déclara-t-elle finalement en arrangeant les vêtements de sa mère.
Elle ferma les portes de l'armoire et se dirigea vers le palier sans rien rajouter. La deuxième porte, ouverte, était celle de la chambre d'Anthémis. Cette dernière n'y entra pas, n'y prêta pas même attention, et passa à côté sans sourciller. Elle entra dans une autre pièce qu'Edel devina être la chambre d'Ambroisie. Il s'arrêta pourtant devant celle de la jeune fille, et y jeta un petit coup d'œil. Le papier peint orange des murs était pratiquement indiscernable, caché sous des centaines de dessins de mer, de bateaux, de mouettes et de marins comme ils étaient décrits dans les histoires. Elle devait être jeune lorsqu'elle les avait réalisés ; on pouvait y discerner le coup de crayon hasardeux d'une enfant ne cherchant pas à faire un chef-d'œuvre mais simplement à s'amuser.
Le reste de la chambre était mal ordonné et en bazar. Les draps étaient défaits, le bureau s'écroulait presque sous le poids d'une dizaine de classeurs et d'une bonne tonne de feuilles de cours. Un sac à dos vide traînait au sol, et des peluches abîmées semblaient dormir les unes sur les autres dans un coin de la pièce. En regardant plus attentivement, Edel remarqua que quelques-unes de ces peluches avaient été décapitées ou éventrées comme dans un excès de colère.
Il y reconnut bien Anthémis.
Il finit par la rejoindre dans la chambre d'Ambroisie. Elle observait une photographie qui reposait sur une modeste table de chevet. Contrairement aux instants précédents, ses yeux étaient emplis de larmes. Dès qu'il s'approcha d'elle, elle se jeta contre lui et laissa une plainte sortir de sa bouche. C'était la première fois qu'elle pleurait ainsi devant lui, et la première fois qu'elle se blottissait contre lui ; il mit du temps à réaliser la situation. Généralement, c'était plutôt lui qui pleurait et lui qui cherchait le réconfort. Dans ces cas-là, elle le repoussait doucement en lui disant qu'elle n'aimait pas le contact humain - dans le fond, il se disait qu'elle n'aimait pas l'espèce humaine tout court, puisqu'elle ne semblait s'attacher vraiment à personne, mais il ne lui disait rien.
Il n'émit pas le moindre mot de réconfort. Il se contenta de la serrer fort dans ses bras. C'était la seule chose qu'il pouvait faire.
*
Ils sortirent tous les deux de la maison tandis que les Sans-Reflets se rejoignaient à l'entrée du village, n'ayant trouvé aucun survivant. Anthémis tenait contre elle la photographie qui lui avait fait monter les larmes aux yeux, la photographie sur laquelle apparaissait sa famille entière, réunie. La photographie sur laquelle ils étaient encore heureux d'être tous ensemble. Ce moment était gravé. Si l'attaque et les malheurs humains les avaient séparés, cet instant-là vivrait éternellement.
Alors, ce soir-là, Anthémis emporta avec elle le souvenir immortel de sa famille.
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