Chapitre 7 - La Pythonisse aux yeux de sang
Anthémis ne s'attendait pas à trouver autant de provisions et de petits trésors cachés au fin fond de l'habitation des trois hommes. Elle trouva essentiellement des médicaments et des bocaux dans lesquels reposaient des ingrédients secs (viande et fruits), mais aussi des caisses de bois remplies de nourriture provenant, d'après les étiquettes collées dessus, des ruines de l'ancienne Capitale. Elle dénicha quelques graines et herbes, ainsi que quatre grosses gourdes d'eau posées dans l'arrière-cuisine, sur lesquelles était inscrit au feutre noir : lac de Diaphane.
La jeune fille profitait ainsi de l'absence des trois hommes pour fouiller leur habitat ; elle pourrait peut-être y trouver quelque chose d'intéressant. Elle finit par ouvrir un tiroir et tomber sur un nombre incalculable de billes de bronze, toutes scintillant légèrement à la lumière. Il ne s'agissait pas là d'une immense richesse, mais si Anthémis devait bientôt partir, elle savait où trouver assez pour se payer une chambre d'hôtel ou quelque chose dans le genre. Elle n'avait aucune remord à les voler ; Edel avait beau être gentil, elle ne s'éterniserait probablement pas à Lunaria, et elle n'avait pas d'autre choix si elle voulait survivre – bien qu'elle commençait à se demander si, vraiment, elle tenait encore à vivre dans un endroit aussi hostile où elle avait tout perdu.
Soudain, elle entendit quelqu'un pénétrer la pièce, et reconnut Igor, son visage ridé affichant à la fois une vive colère et une certaine satisfaction, comme pour dire : je le savais, cette gamine n'est pas nette. Anthémis se dit intérieurement que décidément, la chance ne lui souriait pas ce jour-ci.
- Qu'est-ce que tu fais devant notre argent ? aboya-t-il. Tu comptais nous voler, hein ? Avoue-le !
La jeune fille, indéniablement prise sur le fait, n'eut d'autre choix que s'éclipser sans un mot. Igor la poursuivit sur un bout de chemin, lui criant des menaces tant qu'elle pouvait encore l'entendre. Non, vraiment, Anthémis n'avait pas d'intérêt à rester à Lunaria. Elle devait trouver un autre village, ou du moins, un hébergement où les gens ne la soupçonneraient de rien. Mais à vrai dire, il allait être difficile de passer inaperçue, avec un cache-œil pareil.
Se retrouvant à l'extérieur, devant la maison, seule et sans rien, ni monnaie ni provision, elle se sentit stupide ; elle aurait dû s'emparer de quelques billes de bronze juste avant de s'enfuir. Elle n'avait désormais plus le choix, et elle s'assit contre un mur, attendant sagement le retour d'Edel. Il était sa dernière chance de s'en sortir. Anthémis profitait très certainement de la gentillesse du jeune garçon, mais cela ne la dérangeait en rien ; il était apparemment assez naïf pour la considérer comme une innocente petite fille qui, au grand jamais, n'oserait se rebeller, quand bien même elle possédait une marque lumineuse inexpliquée à son œil, que personne ni elle-même ne pouvait comprendre. Peut-être même que ses effets se feraient bientôt ressentir. Il était étrange de se dire une telle chose, mais Anthémis était aussi méfiante d'elle-même que Berbéris et Igor ; si cette étrange marque provenant probablement de ce qu'Aenor Hodei appelait les Miroirs devait un jour porter des effets désastreux, elle en serait la première victime, et qui sait comment elle pourrait bien réagir ...
Finalement, alors que les lumières de Lunaria s'allumaient et que la nuit commençait doucement à s'installer, Edel arriva. Il remarqua tout de suite Anthémis, recroquevillée près d'un buisson, visiblement sur le point de s'endormir. Il s'approcha d'elle.
- Hey, émit-il. Qu'est-ce que tu fais dehors ? Rentre, tu vas attraper froid.
Anthémis, ses yeux fatigués encore à moitié fermés, releva la tête.
- On m'a virée, dit-elle simplement.
- Virée ?
La jeune fille préféra mentir, pour qu'Edel la prenne en pitié et la laisse rester à l'infirmerie, ne serait-ce qu'une nuit de plus :
- Igor m'a surprise devant vos billes de bronze, et il a cru que je voulais vous voler. Mais c'est un malentendu, je suis tombée sur ce tiroir par pur hasard.
Le jeune garçon en fut à peine surpris :
- Encore lui ... Ne lui en veux pas trop, il est juste très méfiant. Remarque, j'ai bien l'impression que tu te méfies aussi beaucoup de lui et de Berbéris. Enfin bref, viens, je vais te conduire jusqu'à ma chambre. Là, au moins, personne n'essayera de te virer.
Il lui tendit la main pour l'aider à se relever. Cette fois-ci, Anthémis accepta son aide, et se mit debout. Elle eut légèrement le tournis ; la fatigue s'emparait lentement d'elle.
Elle suivit Edel en se déplaçant silencieusement dans le bâtiment, espérant ne pas attirer l'attention des deux autres hommes. Heureusement, Berbéris ne semblait pas être rentré du travail, et Igor s'était couché tôt. Les deux jeunes gens atteignirent bientôt la minuscule chambre d'Edel, modestement composée d'un lit étroit, d'une table de chevet de bois, d'un petit placard et d'une simple chaise. Le jeune garçon activa l'interrupteur, et une lampe accrochée au plafond uniquement par ses propres fils électriques s'alluma faiblement et avec difficulté ; l'électricité du fief Nord était très peu prise en compte par la Famille Dirigeante, ainsi il arrivait souvent à ses habitants d'avoir des coupures de courant et de devoir passer la soirée entièrement dans le noir.
Edel commença :
- T'as qu'à dormir sur le lit, je dormirai sur la ...
- Je prends la chaise, le coupa Anthémis avant de s'affaler sur le siège.
Elle n'avait pas spécialement envie de dormir dans le lit imprégné de l'odeur qu'un quasi-inconnu, peu importe combien ce dernier pouvait être gentil.
- Tu vas réussir à dormir, assise ? s'inquiéta Edel.
- Tu m'as bien vue, tout à l'heure. J'étais plutôt bien disposée à dormir, assise dehors sur de la terre sèche, alors qu'on sera bientôt en hiver. Ce n'est pas une chaise qui va m'empêcher de quoi que ce soit, rétorqua Anthémis.
Plus ou moins bien rassuré, Edel hocha la tête et se reposa quelques instants, étalé sur son lit. La jeune fille profita de ce moment calme pour lui poser la question qui lui trottait dans la tête depuis le début de l'après-midi :
- Est-ce que tu sais qu'il y a une femme, dans le Temple ?
Edel se redressa, à la fois étonné et exaspéré.
- Tu y es allée alors que je te l'avais déconseillé ?
- Oui.
Le jeune garçon soupira ; Anthémis était décidément bien différente des autres filles de son âge qu'il connaissait à Lunaria. Était-ce parce qu'elle n'était pas originaire de la ville ? Ou était-elle simplement totalement inconsciente ?
Pourtant, quelque part, Edel avait lui aussi envie de savoir ce qui se cachait dans le Temple. Il n'en avait entendu que les rumeurs et cela suffisait à l'apeurer, mais il n'avait pas une connaissance exacte de l'endroit.
- Qu'est-ce que tu y as vu ? demanda-t-il alors.
- Je n'y suis pas entrée. Mais j'ai entendu un chant, à propos de la lune. La belle lunaire, je crois.
Il en eut des frissons dans le dos ; Anthémis le remarqua et voulut savoir une bonne fois pour toutes ce qu'il y avait de si horrible dans le Temple. Edel hésita quelque peu, mais finit par se résigner : il ne pourrait jamais faire changer d'avis une fille aussi entêtée.
- C'est une rumeur qui circule à Lunaria depuis des années et des années. Igor, Berbéris et moi nous sommes installés ici il y a maintenant six ans, et de mon vécu, je n'ai jamais vu le Temple comme il avait dû être il y a une dizaine d'années. Les gens disent que c'était avant un lieu où se réunissaient tous les croyants et les religieux de Lunaria, et même des villages alentours. Maintenant, il n'y a plus rien dans le Temple.
Edel fit une petite pause dans son récit, avant de reprendre sur un ton légèrement plus bas, comme s'il avait peur qu'on les entende parler :
- En fait, si. Il y a quelqu'un. D'après les autres, ce quelqu'un est là depuis sept ou huit ans, et n'y a jamais bougé. On l'appelle la Pythonisse aux yeux de sang.
Anthémis l'écoutait attentivement, visiblement captivée par l'histoire ; c'en devenait perturbant pour Edel, lui qui avait toujours eu une peur bleue de ce genre de récit – surtout ceux concernant le Temple.
- Personne, du moins pas les jeunes de Lunaria, ne sait qui elle est vraiment, mais certains croyants se rendent encore au Temple pour demander ce qu'ils appellent des oracles. Comme tu le sais peut-être déjà, les religieux se font de moins en moins présents en Hodei, et rares sont les personnes qui ont le courage de franchir les barrières encerclant le Temple. Je ne saurais donc pas vraiment te dire qui est cette Pythonisse aux yeux de sang, mais certains disent que c'est une sorcière.
- Une sorcière ? répéta Anthémis.
- Avec ces monstres que j'ai vus à Ibai, et ton œil à moitié jaune, ce serait possible. Il se passe tellement de choses étranges, en Hodei.
Songeuse, Anthémis toucha du bout du doigt son cache-œil.
- Et les croyants qui y sont allés, ils sont revenus vivants ? demanda-t-elle.
- Oui, mais ils étaient blancs comme le linge et refusaient de nous parler de ce qu'il y avait à l'intérieur du Temple.
Anthémis fit mine de réfléchir pendant deux secondes, mais elle n'avait pas l'air d'être très hésitante.
- S'ils sont revenus vivants et qu'ils avaient juste un peu peur, se rendre au Temple ne doit pas être si terrible. Il est vrai que le chant que j'ai entendu tout à l'heure ne m'a pas rassurée, mais ce n'est toujours qu'un simple chant. Je pense que j'y retournerai demain, déclara-t-elle, visiblement sûre de sa décision.
Edel, repensant à ces visages pâles et ces regards paniqués, s'interrogea sur ce que la jeune fille voulait dire par « juste un peu peur ».
*
Anthémis fit face aux deux grandes portes du Temple, prête à en saisir la poignée et décidée à ne pas se laisser prendre par la panique. Les rumeurs ne la touchaient en rien. Elle avait vu sa sœur se transformer en Miroir et peut-être en mourir, alors une petite histoire comme celle-ci ne pouvait rien lui faire.
- Tu ne devrais pas plutôt toquer ? s'inquiéta Edel.
Ce dernier avait fini par l'accompagner, curieux et à la fois trop peu rassuré à l'idée de laisser une fille aussi jeune toute seule face à une sorcière. Mais maintenant qu'il y pensait, il se rendait compte qu'Anthémis était parfaitement sereine, alors qu'il sentait ses propres jambes trembler comme jamais. Il n'aurait pas dû venir.
La jeune fille roula légèrement des yeux, avant de déclarer :
- Je ne pense pas qu'une sorcière en ait quelque chose à faire que je prenne le soin de poliment toquer à la porte de son temple.
- Les sorcières aussi peuvent être sensibles à la politesse. Tu as déjà vu une sorcière pour affirmer le contraire ?
Soupirant, elle finit par frapper deux grands coups à une des deux portes. Personne ne répondit.
- Tu vois, ça ne sert à rien, rétorqua-t-elle.
Edel haussa les épaules, et aida Anthémis à pousser la lourde porte d'entrée. Une longue plainte résonna dans l'immense salle du Temple. Tous deux entrèrent à l'intérieur dans un silence pesant qui n'était trahi que par leurs pas résonnant faiblement contre les parois. Ils purent observer les gigantesques colonnes de pierre longeant la pièce, se plongeant progessivement dans la pénombre le long de l'allée principale. Les murs étaient chacun ornés de tapisseries mauves et dorées, ainsi que d'une multitude de sculptures taillées à même la pierre. Les vitraux de verre, colorés de nuances froides, étaient pareils à du véritable cristal de par leur finesse, chacune de leurs parcelles scintillant élégamment à la douce lueur du soleil. Mais malgré tout cela, toute cette merveille qu'était la salle aux yeux des deux jeunes gens, ils remarquèrent bien vite que ce n'était qu'une apparence probablement trompeuse.
Anthémis fut la première à s'avancer, Edel la suivit de près tout en observant avec intérêt – et certes un peu d'anxiété – les décorations apportées à la pierre des murs. Quelques-unes, paraissant les plus récentes, étaient maladroites, sûrement sculptées par une main tremblante ; les plus anciennes, cependant, étaient tracées dans la pierre comme sur du papier, et la perfection de leurs courbes et de leurs contours était déconcertante. Le Temple était à l'intérieur un véritable chef-d'œuvre, un musée ouvert seulement craint par le peuple, une perle rare oubliée de tous, pourtant mise à l'évidence au centre même de Lunaria.
La jeune fille, observant vaguement les ornements de l'intérieur du Temple, savait qu'elle n'était pas venue pour l'admirer mais pour découvrir d'elle-même la vérité le concernant ; et elle ne tarda pas à comprendre les rumeurs ...
Le chant qu'elle avait entendu la veille aux portes du Temple lui parvint à nouveau aux oreilles, mais cette fois-ci en son entièreté :
Ce soir où se stoppent toutes les guerres
Mais cette nuit n'est née qu'éphémère
Ce soir où du monde règnent les mystères
Sous les étoiles, à la belle lunaire
Ce soir où aurait pu être volée notre terre
Mais nous ont alors écoutés les enfers
Ce soir où régna la paix au-delà des mers
Haut sur les flots, à la belle lunaire
Bientôt et cruellement les temps changèrent
Y a-t-il toujours un paradis ou plus que l'enfer
Il ne nous reste plus qu'à espérer des prières
Qu'elles créent à nouveau la belle lunaire
Anthémis arriva au fond de la pièce avec méfiance, toujours grandement perturbée par le chant presque fantomatique dont l'écho résonnait doucement de part et d'autre du Temple. Un esprit, songea-t-elle.
Ses pieds s'avancèrent d'eux-mêmes vers un endroit prenant toute la largeur du Temple, séparé du reste par un léger rideau aux motifs fleuris, mais troué par endroits et dont la couleur était délavée et visiblement ancienne. Le chant provenait de l'autre côté du rideau.
L'endroit était large et la fine cloison dissimulait peu ce qui se tenait de l'autre côté ; Anthémis se dit qu'elle pouvait probablement se permettre d'entrer sans prévenir sa présence, alors elle passa la main à l'extrémité du rideau, et ses yeux furent directement attirés par la silhouette humaine lui faisant pratiquement face, assise sur une imposante chaise semblable à un trône. Elle continuait de chantonner, visiblement peu alertée par la présence des deux jeunes gens.
Voici donc celle que l'on surnommait la Pythonisse. Ses volumineux cheveux bouclés d'une couleur flamboyante encadraient un visage caché à l'ombre de la pièce ; sa longue robe blanchâtre s'étalait légèrement sur le carrelage en mosaïque et lui donnait un teint pâle, une peau de diaphane, aussi fantomatique que la voix qui s'échappait faiblement de sa gorge. Anthémis ne la voyait pas entièrement, mais la trouva magnifique. Les sorcières n'étaient peut-être pas aussi laides et vilaines que le racontaient les histoires ; étaient-elles donc comme les sirènes, attirant les passagers par leur voix d'enchanteresse ? Ou cela n'était-il propre qu'à cette fameuse Pythonisse ?
Ce soir qui m'est le plus cher
Edel s'arrêta auprès d'Anthémis, et ses chaussures grincèrent sur le carrelage, attirant – enfin – l'attention de la chanteuse.
Ce soir, au plus près du sanctuaire
Elle tourna la tête vers les deux jeunes gens.
Ce soir, dans ce premier souffle d'air
Son regard s'avéra être étrangement sombre ; littéralement sombre.
Ce soir ...
Deux trous béants occupaient toute la place de ses orbites oculaires ; deux obscurs trous noirs aspirant toute l'attention des jeunes gens, ne pouvant en détourner le regard, comme hypnotisés par ce visage horrifique.
... à la belle lunaire
La Pythonisse aux yeux de sang n'avait plus d'yeux. Ils lui avaient été enlevés, et la peau entourant ses deux orbites était noirâtre, comme brûlée. Elle n'était pas une sorcière, pas plus qu'une sirène ou qu'un terrible monstre. Elle était juste aveugle.
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