Chapitre 6 - Le Temple
Suite à sa crise d'angoisse de la veille, Edel avait raccompagné Anthémis jusqu'à l'infirmerie, elle-même étant trop paniquée pour faire quoi que ce soit sans aide. Il ne comprenait pas ce qui lui arrivait, et d'ailleurs, les habitants de Lunaria qui avaient été témoins de la soudaine peur de la jeune fille s'expliquaient encore moins la situation. Seule Anthémis savait. Seule Anthémis connaissait les raisons qu'avait eues Aenor Hodei de se présenter à son peuple et de le prévenir de quelques petits changements. D'ailleurs, peut-être que seule Anthémis avait survécu à l'attaque d'Ibai. Cette idée lui donna des frissons.
Depuis la veille, elle n'avait pas quitté l'infirmerie, n'ayant que peu de confiance en les deux hommes autres qu'Edel – ce dernier s'avérait finalement être de bonne compagnie, même si elle ne comptait pas baisser sa garde et continuait de se méfier de tout ce qui l'entourait.
Elle avait passé la journée entière à pleurer, ce qui était loin de lui ressembler. Même lorsqu'elle avait retrouvé le corps sans vie de sa mère, pendu à une corde dans l'obscurité de son bureau personnel, elle n'avait pas pleuré. Elle avait été trop secouée pour pleurer. Et même lorsque son père avait disparu du jour au lendemain, elle n'en avait pas plus pleuré. Anthémis était ce qu'on appelait une fille vide. Elle n'avait pas l'habitude de laisser passer ses sentiments par les larmes. Quand une émotion forte lui tenaillait le cœur, elle avait tendance à extérioriser ses sentiments par les coups – ce qui lui avait d'ailleurs valu le renvoi de son ancienne école. Alors ce jour-là, alors que ces gouttes salées qui lui étaient pourtant presque étrangères perlaient le long de ses joues, elle ne comprenait pas. Mais, après tout, c'était sûrement normal ; on lui avait dérobé le seul membre de sa famille qui lui restait. On lui avait volé Ambroisie, celle qui, après la mort de sa mère, avait été son plus grand soutien ; celle qui, après la disparition de son père, avait été sa seule famille et s'était occupée d'elle comme l'auraient fait deux parents à la fois. Alors, maintenant qu'elle n'était plus là, et qu'elle ne serait probablement plus jamais présente, il était sûrement normal de laisser s'échapper quelques larmes, non ?
Quelqu'un toqua à la porte, et tourna la poignée quelques secondes après, n'attendant apparemment pas de réponse venant de la jeune fille qui paraissait muette. Edel apparut dans l'encadrement de la porte, un plateau sur lequel reposait une assiette remplie à la main.
- Je viens avec le dîner, déclara-t-il.
Il déposa le plateau sur la table de chevet, et une appétissante odeur de pomme de terre au four et de quelques légumes divers et variés émana de l'assiette.
- Ce sont les récoltes des champs de Lunaria. C'est là-bas que travaille Berbéris. S'il n'était pas là, on n'aurait rien à manger, expliqua-t-il avant de tendre l'assiette à la jeune blessée.
Celle-ci attrapa le récipient et profita quelques instants de l'odeur alléchante du repas. Edel s'assit à ses côtés sur le lit et s'adossa au mur, un petit sourire en coin, visiblement satisfait de voir la muette enthousiaste face à quelque chose d'aussi simple que trois pomme de terre et des légumes frais. Cela dit, il la comprenait un peu, car il savait que la disette avait grondé sur Lunaria, quelques années avant qu'il ne déménage dans la ville. Il n'était donc pas étonnant d'être la personne la plus heureuse au monde face à un si simple repas.
La jeune fille vit son sourire en coin, et, gênée qu'il continue de la regarder ainsi, détourna les yeux. Il était peut-être temps qu'elle essaie à nouveau de parler. Elle ne comptait pas vivre le restant de sa vie sans dire un seul mot alors que sa langue, sa bouche et ses cordes vocales fonctionnaient encore parfaitement bien.
- Anthémis, dit-elle simplement.
Edel eut un petit mouvement de surprise. Alors elle savait parler, première nouvelle.
- Quoi ? émit-il.
- Anthémis, répéta la jeune fille. Je m'appelle Anthémis.
Il y eut un petit moment de silence, le temps que le jeune garçon assimile les informations. Elle savait parler, elle acceptait de lui parler, et elle s'appelait Anthémis. Il trouva ce prénom adorable, pour une personne au regard aussi vide que le sien.
- Anthémis, répéta-t-il à son tour. C'est le nom d'une fleur, non ? Ça nous fait déjà un point commun, à tous les deux.
- Le nom d'une fleur ?
- Tu ne connais pas les anthémis ? Remarque, il n'y en pas beaucoup en Hodei ... Je ne suis même pas sûr qu'il y ait des edelweiss, ici.
- Comment tu peux savoir que ce sont des fleurs s'il n'y en a pas en Hodei ? demanda la jeune fille, suspicieuse.
- Longue histoire, rétorqua simplement le garçon. Raconte-moi plutôt la tienne, maintenant que tu t'es décidée à parler. D'où tu viens ?
Anthémis prit une longue respiration, ne sachant pas trop par quoi commencer. Elle ne savait même pas si elle se sentait capable de se remémorer à nouveau la scène, ni si elle serait capable d'en parler d'une voix fluide. Edel comprit sa détresse, reliant la crise de panique de la veille à la grimace que la jeune fille laissait paraître sur son visage.
- Je ne te forcerai pas à en parler si tu ne veux pas. Ou si tu ne peux pas, rajouta-t-il.
Il jeta un coup d'œil à sa montre, avant de déclarer que le travail l'attendait. Anthémis le regarda se lever et se diriger vers la porte.
- Je peux te poser une question ? demanda-t-elle finalement.
Edel tourna la tête en signe d'approbation, alors elle continua :
- Il y a quoi, dans le Temple ?
Le regard du jeune garçon devint sombre.
- Rien. Il n'y a rien.
Après quoi, il ferma la porte derrière lui.
*
Le lendemain, Anthémis décida de se rendre au Temple, seule, profitant de l'absence d'Edel chez lui. Ce n'était peut-être pas une bonne idée, mais de toute manière, sa blessure avait pratiquement entièrement guéri, et elle ne comptait pas forcément entrer à l'intérieur de la bâtisse – seulement l'observer de plus près. Les deux autres hommes, Berbéris et Igor, étaient eux aussi partis travailler, elle avait donc le chemin libre et put partir en toute sérénité.
Le soleil tapait étrangement fort sur la ville pour un après-midi d'automne, mais même le beau temps ne savait rendre la colline sur laquelle reposait le Temple plus chaleureuse. Pourtant, cet espace aurait pu être jugé de tout à fait normal, si seulement l'endroit n'avait pas été beaucoup moins bien entretenu que le reste de Lunaria, ce qui trahissait une certaine méfiance ou peur que ressentaient les habitants de la ville à l'égard de la bâtisse – ou, peut-être, à l'égard de ce qui reposait en son intérieur. Les herbes hautes de la colline contrastaient fortement avec la verdure bien taillée des jardins environnants, et du lierre avait poussé le long des pierres noirâtres du vieux bâtiment.
Anthémis s'en approcha prudemment ; l'herbe lui arrivait jusqu'aux cuisses, et elle peinait à trouver où poser les pieds, entre les nombreuses racines et les zones boueuses de la colline. Enfin, elle arriva devant de basses barrières d'acier dont la sombre peinture s'écaillait et laissait paraître son vieil âge. Elle poussa le portail, qui s'ouvrit dans un grincement aigu, rendant sa présence évidente pour quiconque était aux alentours tant l'endroit était silencieux. Anthémis posa un pied sur le gravier qui formait une petite allée jusqu'aux portes d'entrée du Temple. Son regard se dirigea tout seul vers la façade de la bâtisse, sur laquelle était sculptée une étrange forme, qu'elle prit d'abord pour une fleur sans pétale. Il s'agissait d'un fin pilier duquel se séparaient quatre branches arrondies, deux grandes en demi-cercle et deux petites formant pratiquement un cercle complet ; le haut du pilier se terminait en un simple rond. Anthémis remarqua que la même forme, mais cette fois-ci en véritable statue et pas seulement sculptée au mur, surmontait le toit du Temple ; sa couleur était d'un blanc jauni, mais semblait tout de même plus récente que le reste du bâtiment. D'autres copies identiques de cette étrange forme arpentaient la toiture. Cette statue symbolisait sûrement quelque chose et devait avoir une certaine importance, mais la jeune fille n'avait pas la moindre idée de ce que pouvait être sa signification. Une fleur, avec les branches pour les feuilles, ou alors un ange, avec quatre ailes. Ce symbole paraissait tout de même assez abstrait.
Lentement, Anthémis marcha jusqu'aux immenses portes d'entrée du Temple. Elle hésita quelques secondes à les pousser et à entrer à l'intérieur, mais la vision du visage horrifié d'Edel à cette idée lui revint en tête. Elle ne savait pas ce qu'il y avait à l'intérieur ; c'était peut-être dangereux. Mais d'un autre côté, qu'avait-elle à perdre ?
Sans plus réfléchir, elle saisit la poignée d'une des deux portes et ouvrit légèrement, avant d'être stoppée par un son inhabituel. Une voix aiguë. Un chant d'une douceur inouïe. L'angoisse monta pourtant peu à peu dans le ventre d'Anthémis. Cette mélodie était trop calme, trop aiguë, trop douce pour un endroit aussi sombre et redouté des citadins.
Elle approcha son oreille de l'entrebâillement des deux portes, tentant d'entendre mieux le chant. Peu à peu, elle réussit à en discerner quelques paroles.
Ce soir où se stoppent toutes les guerres
Mais cette nuit n'est née qu'éphémère
Ce soir où du monde règnent les mystères
Sous les étoiles, à la belle lunaire
La voix était féminine, et tremblait légèrement. Le chant devait comporter deux ou trois couplets, mais il était compliqué d'en comprendre les paroles. Anthémis entendit à plusieurs reprises ces trois mots, la belle lunaire.
Cette mélodie avait beau être effrayante, elle avait aussi ce côté envoûtant, hypnotisant, tel le chant d'une sirène. La jeune fille voulut ouvrir complètement les portes, entrer dans le Temple et voir la personne qui s'y cachait, comprendre ce qu'il y avait de si horrible à l'intérieur, mais elle fut coupée par une voix totalement différente de celle du chant ; une voix grave. Anthémis tourna la tête, et reconnut automatiquement Berbéris. Il avait l'air furieux – comme d'habitude depuis que je l'ai rencontré, songea-t-elle, presque blasée.
- Qu'est-ce que tu fiches ici, gamine ? lui lança-t-il d'un air hautain.
Elle ne répondit pas.
- Bah bien sûr, j'en avais oublié que tu étais muette ! Puisque tu ne sais pas parler, tu ne sauras probablement pas non-plus comment m'expliquer ce que tu fabriques devant le Temple.
Berbéris se baissa – sa stature était assez imposante – pour que son visage arrive à la hauteur de celui d'Anthémis. Il la fixa de ses petits yeux bleus, scrutant tous ses détails, comme pour essayer de découvrir de possibles secrets cachés sur son visage.
- C'est étrange, les gens de ton âge ont toujours peur de cet endroit. Pourquoi tu es ici ? On dirait que tu nous caches quelque chose, continua-t-il sur son habituel ton méfiant.
Il marqua une pause, avant de reprendre :
- Tu sais, quand Edel nous a expliqué pour ton cache-œil, j'ai eu du mal à le croire. Et puis, ça fait quand même, quoi ? deux ou trois jours que tu le portes sans jamais le retirer. Dis-moi, qu'est-ce qu'il y a sous ton cache-œil, ma jolie ?
Berbéris était beaucoup trop près d'elle. Anthémis ne savait pas s'il s'agissait de parfum ou de son odeur naturelle, mais il empestait. Et sa façon de prononcer ce ma jolie lui donna presque envie de vomir. Elle détestait les hommes en ce genre.
Il essaya de lui retirer son cache-œil, mais la jeune fille esquiva en se baissant pile au bon moment, ce qui provoqua chez Berbéris une frustration inattendue.
- Tu t'crois maline, hein ?
Il la plaqua contre le mur de la bâtisse.
- Alors écoute-moi bien, gamine. Je sais que tu caches quelque chose, alors soit tu t'en vas tout de suite et on n'en reparle plus, soit je me verrai dans la fâcheuse obligation de te virer de mes propres moyens. Et ça sera pas beau à voir, crois-moi.
Anthémis songea à toutes les solutions auxquelles un homme de cette stature pouvait avoir recours pour lui faire comprendre de ne plus jamais remettre les pieds chez lui, et cela lui fit froid dans le dos. Pourtant, elle ne réagit pas davantage, se contentant de le fixer de son regard vide et impassible. Cette réaction – ou plutôt ce manque de réaction – fit bouillir le sang de Berbéris, qui, ni une ni deux, leva la main et tenta d'asséner une violente gifle sur la joue de la jeune fille. Mais cette dernière le vit venir et, pratiquement sans difficulté (bien que sa paume en fut rougie), stoppa le coup de sa propre main. Berbéris resta perplexe quelques instants. Jamais, au grand jamais quelqu'un n'avait osé – ou n'avait réussi à – le contrer de la sorte. Du moins, pas depuis ces vingt dernières années, soit la moitié de sa vie ; et certainement pas une petite fille telle que celle qui lui faisait face à l'heure actuelle. Il vit rouge et s'apprêta à saisir brutalement le cou d'Anthémis, pris par l'une de ses habituelles et violentes crises de colère, quand la jeune fille se dégagea et réussit à s'enfuir, profitant d'un moment d'inattention de la part de Berbéris.
Elle n'allait probablement pas pouvoir rester à Lunaria encore bien longtemps, si du moins elle tenait encore à la vie – ce dont elle doutait pourtant.
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