Chapitre 2 - Ocre
Trois hommes marchaient de façon totalement décalée : l'un, le cadet d'une quarantaine d'années, traçait son chemin comme une flèche, oubliant d'observer les alentours ; un autre, le plus âgé, laissait son regard vagabonder sur les différentes pièces et les paysages environnants ; et enfin, le dernier et le plus jeune flânait tout derrière, se baissant sur chaque détail qu'il apercevait. Depuis des heures, ils marchaient sans n'avoir fait aucune pause. Ils étaient alors de route pour leur foyer, à quelques kilomètres de là.
Le plus âgé vit soudainement, au loin, une étrange forme ressemblant fortement à une silhouette humaine allongée. Il avertit les autres hommes, qui restèrent sur leurs gardes.
- Vous pensez que c'est ..., commença le vieil homme.
- Bien sûr, qui veux-tu que ce soit d'autre ? Qui s'allongerait par terre dans des ruines ? Cette personne là-bas n'a pas de foyer, et si vous voulez mon avis, c'est mauvais signe, rétorqua le cadet sur un ton de méfiance.
Seul le plus jeune voulu s'approcher, mais il fut retenu par les deux autres hommes.
- N'approche pas, conseilla le vieil homme.
- Cette personne s'est assoupie. Même si c'est une de ces créatures, elle ne se rendrait pas compte de ma présence. Je peux me montrer très discret quand je le veux ! les rassura le plus jeune en levant son pouce en l'air.
Le vieil homme soupira, mais le laissa partir à la rencontre de la silhouette. Le cadet décida finalement de suivre le plus jeune, et quand ils arrivèrent devant la personne, ils se rendirent compte qu'il s'agissait d'une jeune fille d'une quinzaine d'années, légèrement blessée mais paraissant sans défense.
- Ce n'en est pas une, tu vois, souffla le plus jeune.
- Tu n'as pas encore vu ses yeux, maugréa le cadet tout en s'approchant dangereusement de la jeune fille.
Il lui ouvrit la paupière droite, pour découvrir un œil brun des plus basiques. Décontenancé, il s'écarta et se passa la main sur le visage.
- J'avais raison ! s'exclama le plus jeune.
Le vieil homme s'approcha d'eux, et observa quelques temps le corps étalé devant lui. La jeune fille avait la peau naturellement foncée mais recouverte de crasse et d'égratignures ; son visage fatigué était presque entièrement dissimulé sous une volumineuse touffe de cheveux noirs, si emmêlés qu'ils donnaient l'impression de ne pas avoir été brossés depuis des mois entiers. Elle ne semblait pas maigre, contrairement aux villageoises de son âge qu'avaient l'habitude de rencontrer les trois hommes ; la jeune fille paraissait même légèrement musclée, du style à savoir attaquer plus que de se défendre, malgré son jeune âge – de toute évidence, elle n'était pas originaire du village de Lunaria, là où la disette avait crié de ses pleins poumons il y avait de cela six ans, et où les enfants de son âge n'avaient que la peau sur les os.
- C'est une étrangère, remarqua le vieil homme. On ne devrait pas s'approcher des habitants des villes voisines, on ne sait jamais ce que ces gens-là ont derrière la tête.
- Mais enfin Igor, tu vois bien qu'elle ne peut pas nous faire de mal dans un état pareil ! s'écria le plus jeune des trois hommes.
Le vieil homme plissa les yeux derrière les verres de ses lunettes tordues, un air de méfiance au visage.
- Igor a raison, laissons cette gamine ici, nous n'avons rien à voir avec elle, déclara le cadet en commençant déjà à s'éloigner.
Le plus jeune s'accroupit aux côtés de la jeune fille, l'examinant de plus près. Elle était mal en point, mais il ne s'attendait pas à la voir dans cet état lorsqu'il la tourna et qu'il put apercevoir une longue traînée rouge sur son ventre.
- Elle est blessée ! s'exclama-t-il.
- Et alors ? Laissons-la crever maintenant, ça lui rendra même service, crois-moi, rétorqua le cadet.
- Et l'infirmerie alors ? Pourquoi on l'a restaurée ? Pour soigner des gens, des blessés qui méritent une seconde chance pour se sauver d'Hodei ! Et cette fille-là mérite qu'on la soigne.
- On ne la connaît pas, hors de question de la ramener chez nous.
Le caprice du cadet fit voir rouge au plus jeune des trois hommes. Ni une ni deux, il souleva la jeune fille sur ses épaules et n'en fit qu'à sa tête, bien décidé à soigner cette pauvre blessée.
- Qu'est-ce que tu fais ? lui demanda le vieil homme.
- Tu ne comptes tout de même pas l'emmener jusqu'à l'infirmerie ? Faire deux kilomètres avec elle sur les épaules ? Tu te prends pour plus solide que tu ne l'es, petit gars.
- Elle n'est pas des plus légères, mais je n'ai pas vécu ici toute ma vie je te rappelle, j'ai été bien nourri et je suis plus solide et persévérant que tu ne le penses, répliqua le jeune au cadet en crachant presque.
Le vieil homme ne dit plus un mot, sachant pertinemment qu'il ne servait à rien d'insister face à l'entêtement du plus jeune. Quant au cadet, après maintes protestations, il finit par se résigner en se disant que la jeune fille finirait par partir d'ici peu.
*
Lorsqu'Anthémis ouvrit les yeux, son corps était recouvert d'une fine couverture, et elle était allongée sur un semblant de lit en réalité fait de paille et de quelques coussins. Son regard se dirigea de part et d'autre de la salle où elle se situait, qui lui était étrangère. La pièce était froide et la pauvre jeune fille avait le corps glacé, mais arrivait-elle encore à sentir ses membres après un tel exercice physique ? Elle avait couru si vite, si longtemps, mais elle ne se souvenait plus de tous les détails, comme si une partie entière de la nuit s'était échappée de sa mémoire durant son sommeil. Fiévreuse, elle se redressa et se prit la tête entre les mains. Elle avait atrocement mal, comme une migraine, mais il y avait quelque chose d'autre, une douleur différente qu'elle n'arrivait pas à identifier. Malgré ses maux, Anthémis posa ses pieds nus sur le sol froid, et balaya la salle du regard avec plus d'attention, bien que la pénombre de la pièce l'empêchait de voir avec précision. Elle se trouvait dans une sorte d'infirmerie, si on en voyait tous ces remèdes et toutes ces plantes médicinales, tous ces bandages, ces désinfectants. Elle se demanda s'il existait un petit hôpital près d'Ibai, mais le seul qui ait existé dans le fief Nord se trouvait à Lunaria, et il avait été l'un des nombreux bâtiments à avoir été brûlés lors de la Grande Révolte de 2355. Elle n'était pas très bien informée sur le sujet, mais elle s'était souvenue de cette information. Elle se rappelait très bien des jurons que poussait parfois Ambroisie contre ce stupide État qui n'avait pas payé les frais pour la construction d'un nouvel hôpital depuis maintenant treize ans. Anthémis n'avait donc toujours aucune idée d'où elle pouvait bien se trouver, mais elle avait peur de franchir le pas de la porte qui lui faisait face. Qui sait le genre de personne qui avait pu la sauver et l'apporter ici ? La jeune fille n'avait pas connu beaucoup de personnes dans sa courte vie, mais suffisamment pour comprendre qu'il fallait savoir se méfier des gens, en Hodei. C'est pourquoi, lorsqu'elle vit la poignée de la porte tourner, Anthémis eut comme premier réflexe de reculer le plus loin possible de l'entrée, jusqu'à ce que son dos se colle contre le mur. Elle s'attendait au pire, et ne voulait pas revivre un autre événement traumatisant. Mais finalement, ce fut un jeune garçon d'à peu près son âge qui fit son entrée dans la pièce. Il tenait à la main un petit socle de métal et une bougie dont la mince flamme éclairait avec peine son visage. Mais Anthémis ne voulut pas en voir plus ; des visions de la veille lui revinrent, et elle se tapit dans un coin, espérant être oubliée et laissée en paix. Le garçon, ne la voyant pas dans le lit, comprit qu'elle s'était levée et qu'elle était probablement encore dans l'infirmerie à cet instant. Il s'approcha directement vers le fond de la pièce et aperçut une forme noire contre le mur, qui lui avait tout l'air d'être une silhouette humaine.
- N'aie pas peur, lui souffla-t-il doucement.
Mais la jeune fille ne réagit pas. Il s'abaissa à son niveau sans pour autant s'approcher davantage, et, ne sachant comment réagir face à ce comportement, regarda quelques instants cette forme noire qui lui faisait face. Il se sentait intrigué par cette inconnue blessée qui s'était évanouie au plein milieu de l'ancienne Capitale, là où presque plus personne ne mettait les pieds depuis la Grande Révolte. Qu'y faisait-elle ? Avait-elle assisté à cette étrange attaque qui avait eu lieu non-loin de Lunaria ? Le jeune garçon n'avait vu ces silhouettes d'ébène que de loin, accompagné de ses amis, et s'était enfui bien avant d'avoir pu être aperçu ; mais il avait remarqué ces yeux ocre qui étincelaient dans la nuit noire, et cette vision lui faisait froid dans le dos. Il espérait seulement que cette jeune fille n'avait aucun rapport avec ces créatures.
- N'aie pas peur, répéta-t-il dans un murmure à peine audible.
La bougie éclairait vaguement une main qui s'approchait doucement d'Anthémis ; c'était une main aux longs et délicats doigts, et pourtant elle n'y vit qu'une triste main sèche et abîmée d'un énième prisonnier d'Hodei, qui n'avait eu d'autre choix que de se forger une défense et de quoi survivre à mains nues. Alors que le garçon continuait de calmement s'approcher, elle refusa de se laisser toucher, et se redressa brusquement – bien qu'elle le regretta vite en sentant son abdomen la faire violemment souffrir. Ainsi, elle remarqua que sa taille était entourée d'un long bandage, mais elle n'arrivait plus à très bien se souvenir de comment elle s'était blessée. Elle vit le jeune garçon se relever à son tour, et lorsqu'il remonta la bougie à la hauteur de leur visage, elle put mieux apercevoir ses traits ; il n'avait pas une apparence extraordinaire, mais ne portait pas ce regard sévère qui déplaisait tant à Anthémis. Il avait même l'air d'être le contraire : il semblait beaucoup plus gentil que la plupart des hommes qu'elle avait eu l'occasion de rencontrer. Ses cheveux en pagaille laissaient quelques mèches noires lui bloquer parfois la vue, cachant deux yeux bridés à l'iris marronnée qui la fixaient avec une expression étonnée.
Le jeune garçon vit d'abord les traits sévères de l'inconnue ; elle ne lui semblait pas être le genre de fille sympathique et souriante qui lui serait éternellement reconnaissante de l'avoir sauvée. Il ne savait pas comment elle réagirait en apprenant où elle se trouvait, si elle serait rassurée ou si elle prendrait peur et essayerait de se sauver.
Alors qu'elle levait les yeux vers lui, le garçon fit un pas en arrière et manqua de faire tomber sa bougie en voyant l'entièreté de son visage. Son œil droit était normal, tandis que l'iris de son œil gauche qui étincelait à la lueur de la flamme avait une moitié de couleur marronnée.
L'autre moitié était ocre.
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