Chapitre 17 - Gilen Asko
L'intérieur de la pièce principale était agréablement chauffé ; un feu crépitait dans la cheminée du fond de la salle. Le petit homme semblait avoir emménagé dans cette maison depuis peu, car encore quelques cartons et boîtes de métal traînaient dans le sol du salon. Pour ce qui avait déjà été placé, il s'agissait de riches décorations dorées – s'il ne s'agissait pas réellement d'or – et des fauteuils de velours bordeaux aux accoudoirs taillés dans du bois. Anthémis remarqua un imposant tableau posé au sol contre le mur, comme si son propriétaire ne savait pas comment s'en débarrasser. De toute évidence, il s'agissait d'un portrait de la Famille Dirigeante. Il devait dater d'avant la Grande Révolte, car on y voyait encore Milio Hodei, Nora Cer, ainsi que leur fils et son épouse. Des deux côtés du tableau étaient représentées deux petites filles d'une dizaine d'années à peine, une un peu plus grande que l'autre. Il n'était pas difficile de deviner de qui il s'agissait ; Aenor Hodei et sa sœur, Arraroa. Alors que la plus grande des deux filles, qui n'était autre qu'Aenor, semblait rayonner de par son grand sourire, sa petite sœur se faisait plus discrète. Le regard d'Anthémis se figea longuement sur le visage d'Aenor. Elle ne la connaissait que de nom, elle ne pouvait même pas attester qu'elle la détestait car elle ne connaissait, au final, pas grand-chose d'elle ; mais ce qui était sûr, c'était qu'elle éprouvait une vague de colère en se rappelant le discours qu'elle avait récité à son peuple, lorsque seuls Ibai et une ville du fief Sud – probablement Vremya ou une autre ville de l'autre côté de Palis – avaient été attaqués.
Le petit homme invita les quatre rescapés à s'asseoir sur les fauteuils. Anthémis eut presque mal au cœur à l'idée d'installer ses habits sales sur le velours impeccable des sièges, mais éprouva un grand soulagement dès qu'elle put enfin se reposer. Puisque leur hébergeur semblait d'humeur à les écouter s'expliquer un peu plus clairement – ou à lui-même faire la conversation –, elle s'installa sur le fauteuil le plus proche de lui, histoire de ne rater aucune de ses paroles. Elle avait plusieurs questions à poser, et un homme riche comme lui devait savoir des choses. Berbéris fit comme elle et s'assit sur le siège voisin, ce qui dégoûta pour le moins Anthémis. Edel et Mélopée s'assirent un peu en retrait.
Le petit homme farfouilla quelque chose dans son bar, avant d'en sortir une bouteille d'un liquide incolore – mais quelque chose disait à la jeune fille qu'il ne s'agissait pas d'eau.
- Vous en voulez ? proposa-t-il en levant haut sa bouteille.
Personne ne lui répondit, surpris qu'on leur propose de l'alcool alors que les Varlets du fief Nord le leur interdisaient strictement – même pour soigner les blessures.
- Dommage, souffla-t-il avant de s'en servir un verre entier.
Il reposa la bouteille et s'assit bruyamment sur le seul fauteuil qu'il restait. En prenant son temps, il but une gorgée du liquide avant de poser son verre sur une table basse et de croiser les bras sur son ventre rebondi.
- Donc, vous venez d'où ? finit-il par demander.
- Du fief Nord, répliqua immédiatement Berbéris.
Les yeux de l'homme pétillèrent. Visiblement, à moins que ce ne soit qu'une simple réaction à l'alcool, cette information l'intéressait, et pourtant il ne parut pas surpris.
- Le fief Nord ? Vous avez beaucoup marché alors, devina-t-il. Vous allez pouvoir vous reposer ici cette nuit. Vous avez de la chance, je suis de bonne humeur aujourd'hui, je peux même vous offrir le dîner.
Anthémis n'était pas convaincue par la bonté de l'homme. Elle lui faisait d'autant moins confiance depuis qu'elle avait remarqué qu'il possédait un portrait de la Famille Dirigeante. Cela dit, ce dernier n'était pas accroché, et témoignait d'un certain désintérêt, mais elle n'était tout de même pas confiante.
- Ce ne sera pas nécessaire, déclara Edel. On a déjà de quoi manger.
L'homme haussa les épaules.
- Ce serait bête de refuser une si belle offre. Un bon repas gratuit ... ah, ça me donne faim rien que d'y penser ! (Il tourna la tête vers une porte dans le fond de la pièce.) Andoni ! Le dîner est prêt ?
- Oui, j'arrive ! s'écria une voix masculine provenant de la pièce du fond.
Un jeune homme en sortit. Ils avaient tous les deux le même teint sombre et les mêmes yeux en amande, mais leur écart d'âge indiqua à Anthémis qu'il ne s'agissait pas de son frère. Son fils, probablement. Ledit Andoni tenait dans les mains une grande assiette remplie de petits sandwichs. Il sembla étonné de voir quatre étrangers dans son salon, et cela n'avait rien d'étonnant.
- Comme tu peux le voir, j'ai des invités, déclara le petit homme. Tu pourrais leur préparer d'autres sandwichs ?
Les yeux noirs d'Andoni passèrent d'Anthémis à Berbéris, puis d'Edel à Mélopée, comme l'avait fait l'homme qui leur avait claqué la porte au nez quelques minutes en arrière. Il devait se poser un certain nombre de questions.
- Ce ne sera pas nécessaire, je vous assure ! répéta Edel, gêné.
- Ça tombe bien, répondit froidement Andoni. Je ne comptais pas vous servir.
Puis il tourna les talons et vaqua à ses propres occupations dans la salle du fond. Edel resta sans rien dire, comme suspendu dans le temps. La gêne l'empêcha de réagir normalement. Il ne s'attendait pas à ce qu'on lui réponde ainsi.
Le petit homme poussa un étrange soupir, entre le grognement et le ricanement.
- Excusez-le, il n'aime pas les étrangers.
Comme les trois-quarts des habitants d'Hodei, songea Anthémis. Cette attitude était considérée normale au sein de l'île.
- Bon, grogna encore une fois le petit homme avant de poser l'assiette sur la table basse. Si vous voulez vous servir, allez-y.
La jeune fille se demanda pourquoi il insistait autant pour qu'ils acceptent son offre alors qu'il ne les connaissait même pas.
- Le fief Nord, donc ..., répéta-t-il sur un air songeur. Il y a eu une attaque aussi là-bas, je présume.
- Vous êtes au courant ? émit Anthémis.
- Bien sûr. Je ne suis pas le seul. Une bonne partie de Palis le sait maintenant.
Elle repensa aux regards surpris qu'on leur avait lancé quelques minutes auparavant, et ne fut pas convaincue que la grande majorité des habitants soit réellement au courant.
- Il y a eu une attaque à Vremya, aussi, continua le petit homme. C'est là où j'habitais. Andoni et moi on a dû nous enfuir avec toutes nos affaires, c'était pas commode !
Suite à sa phrase, il ricana légèrement, et Anthémis jeta un regard à la pièce. Ils avaient pris le soin d'emporter tous ces vases, ces tableaux, ces couverts et ces statuettes dorées alors que les Miroirs les coursaient ? Certains n'avaient visiblement pas le sens de la priorité.
- Je ne sais pas où sont ces monstres à l'heure actuelle. Ils sont partis du côté du fief Ouest, il me semble. Ceux qui ont attaqué le fief Nord ont dû les croiser sur la route.
- Ils ne sont pas partis au fief Est ? l'interrogea Berbéris.
- Puisque je vous dis qu'ils sont allés du côté du fief Ouest. Vous m'écoutez, au moins ?
- Mais on a tous les quatre passé des heures et des heures au fief Ouest, et on n'a rencontré aucun Miroir.
Le petit homme leva lentement ses yeux vers le visage de Berbéris.
- Aucun ? répéta-t-il.
- Aucun.
Il avait l'air assez décontenancé.
- C'est impossible. On m'a informé que les Miroirs du fief Nord s'étaient dirigés vers le fief Ouest, et j'ai vu de mes propres yeux ceux du fief Sud s'en aller eux aussi vers l'Ouest. (Il fronça les sourcils.) Le fief Ouest est truffé de Miroirs.
Encore une fois, Anthémis, Edel et Berbéris se regardèrent tour à tour.
- Eleguerio était complètement vide et désertée, exactement comme Vremya, et Vremya a été attaquée, finit par faire remarquer Anthémis. On ne savait pas si les Miroirs étaient passés par là, mais il faut croire que oui.
- On n'aurait pas pris le même chemin que les Miroirs au fief Ouest ? se demanda Edel.
- Je ne vois que ça, et pourtant ça me paraît bizarre.
Il y eut un petit moment de silence, où chacun réfléchissait de son côté à cette étrange nouvelle. Aux dires du petit homme, le fief Ouest grouillait de Miroirs, mais qui était-il pour en être sûr ? Après tout, ce n'était pas lui qui avait traversé Eleguerio et ses campagnes avoisinantes.
Ce silence fut ensuite brisé par les bruits de mastication que le petit homme laissait s'échapper de sa bouche. Il mangeait un des petits sandwichs comme si de rien n'était, et toute interrogation sur la question qui taraudait l'esprit des quatre rescapés avait disparu de son visage.
- Vous n'en voulez vraiment pas ? Ils sont délicieux !
Anthémis le dévisagea avec un regard plus que blasé. Il n'avait aucun intérêt pour ce qui se passait dans les fiefs voisins, et il ne s'en cachait pas. Elle pensait avoir plusieurs préjugés sur les riches d'Hodei, mais visiblement, sa théorie était fondée : les riches préféraient apparemment déguster leurs petits sandwichs, assis confortablement dans leur fauteuil de velours près de la cheminée, plutôt que de se pencher un peu plus sur le sort de leurs propres voisins – sort qui ne tarderait d'ailleurs pas à leur tomber dessus, eux aussi. Elle espérait seulement qu'ils ne soient pas tous comme cela.
Elle sentit Edel se lever de son fauteuil et le vit attraper un petit sandwich dans l'assiette. Elle le considéra.
- J'ai faim, lui expliqua-t-il en murmurant, gêné.
Et il se rassit. Anthémis observa ce qui traînait dans l'assiette, mais ce qu'elle vit ne l'intéressa pas grandement. Le blanc du pain de mie était bien trop pur pour être naturel, les tranches de carottes bien trop oranges, les rondelles de concombre bien trop vertes. Si elle avait été chargée de donner un nom à ce plat, elle l'aurait appelé « le sandwich saveur colorants artificiels ». Au moins, ce nom n'aurait trompé personne.
- Ah, Lunaria ..., finit par émettre le petit homme, avachi dans son fauteuil. Je n'y suis pas beaucoup allé ... Mais c'était un village adorable. Il a dû s'agrandir, depuis. Et tout n'a pas dû être rose. Je n'y suis jamais retourné après la Grande Révolte, mais elle a dû faire du grabuge de ce côté-là.
- Vous êtes déjà allé à Lunaria ? Comment ça se fait ? demanda Anthémis.
- Les Couloirs n'ont pas toujours existé. Les barrières ont été construites un peu après la Grande Révolte. Nora disait que les habitants d'Hodei ne pourraient pas se rejoindre et créer une nouvelle révolte encore plus grande que la précédente, avec les Couloirs. Les mines n'étaient pas vraiment une nécessité, mais elle a insisté, raconta le petit homme.
La façon qu'il avait de parler de Nora Cer, la femme de Milio Hodei, aussi familièrement, en ne l'appelant que par son prénom, interpella Anthémis. L'aurait-il connue ? Ce qui expliquerait le tableau de la Famille Dirigeante qu'il gardait chez lui.
- Avant la Grande Révolte, on pouvait encore se balader librement en Hodei, même à la Capitale, continua-t-il. Les fiefs n'étaient qu'un point de repère pour les cartes, ils ne servaient pas à grand-chose.
Dire qu'Anthémis avait connu cette époque sans pouvoir s'en souvenir ... Elle n'avait que deux ans lors de la Grande Révolte.
- Vous aviez quel âge, à ce moment-là ? demanda justement Edel.
- Je ne sais plus ... À peu près cinquante ans quand la Grande Révolte a éclaté. Cinquante-deux, je crois.
- Alors vous savez si ont eu lieu d'autres révoltes avant ou après la Grande ?
- Oui, bien sûr qu'il y en a eu. Quelques-unes, du moins, mais jamais aussi importantes que celle de 2355. Par contre, je ne crois pas qu'il y en ait eu une seule au fief Est ... pourtant, il a été le fief le plus pauvre un certain temps, avant que Nora et ses deux petites-filles ne s'y installent suite à la Grande Révolte. Maintenant, c'est le fief chouchouté, le seul à qui il ne soit jamais rien arrivé. C'est peut-être même pour ça que les monstres ne sont pas partis là-bas, allez savoir.
Les Miroirs n'auraient pas attaqué le fief Est parce que la Famille Dirigeante y habitait ? Aenor Hodei serait donc réellement derrière l'histoire de ces monstres, et elle aurait créé on-ne-sait-quoi qui écarterait les créatures de leur territoire ?
- En tout cas, c'est le fief le plus protégé. Seules quelques personnes ont eu l'occasion d'y aller alors qu'elles n'y habitaient pas ... continua le petit homme en insistant étrangement du regard sur Mélopée, qui n'avait pas dit un seul mot depuis qu'elle était entrée à l'intérieur de la maison.
Anthémis fronça les sourcils et se retourna vers la Pythonisse. Cette dernière ne pouvait pas savoir que leur hébergeur la regardait, elle, mais elle se courba légèrement en avant et baissa la tête, comme si, malgré tout, elle se sentait visée par cette dernière phrase. Le petit homme et Mélopée se connaissaient-ils ?
Leur hébergeur se leva de son siège et s'avança vers la femme. Cette dernière ne semblait pas vraiment comprendre ce qui se passait. Soudainement, le petit homme lui arracha les deux cache-œils du visage comme l'avait fait Opale à Anthémis. La jeune fille se releva immédiatement et voulut s'interposer entre les deux personnes, elle-même ne comprenant pas l'acte de l'homme, mais celui-ci l'écarta.
- C'est bien ce que je pensais, émit-il lorsqu'il aperçut les deux trous béants du visage de Mélopée.
Cette dernière poussa un petit cri de détresse et rebaissa à nouveau la tête, mais resta étrangement scotchée à son fauteuil.
- Qu'est-ce que vous faites ? s'écria Anthémis à l'adresse du petit homme.
- Je sais qui tu es, dit-il à Mélopée en ignorant la jeune fille. Je me souviens de toi. La vue de Satan, comme ils disaient. Puis la Pythonisse aux yeux de sang ... la Pythie de Lunaria ... tu en as eu, des surnoms, n'est-ce pas ? Tu as bien fait parler de toi, il y a sept ans ...
- NON ! s'écria soudainement Mélopée, faisant sursauter toutes les personnes présentes dans la pièce. Ne parlez pas de mon passé ! Laissez-moi !
Anthémis était curieuse quant au passé de la Pythonisse, mais si c'était pour tout découvrir de la bouche de cet homme sans gêne qui se permettait de lui parler sur ce ton hautain, elle préférait ne rien savoir. Elle finit malgré tout par s'interposer entre eux deux, comme elle avait déjà tenté de le faire.
- Je ne sais pas ce qui se passe, mais laissez-la, ordonna-t-elle.
- C'est une petite comme toi qui me donne des ordres ? Tu sais au moins qui je suis ?
À ces paroles, la jeune fille se crispa. Elle ne regrettait pas ce qu'elle lui avait dit – d'autant plus qu'elle était restée correcte et ne lui avait pas crié dessus –, mais elle se douta de ce qu'allait lui dire le petit homme. Quelqu'un d'aussi riche que lui, qui connaissait Nora Cer, qui était assez informé sur Hodei, qui possédait un grand tableau de la Famille Dirigeante ...
- Je suis Gilen Asko, Vassal du fief Sud, deuxième du nom, déclara-t-il sur un ton solennel.
Chacune des personnes présentes dans la pièce savait pertinemment que les Vassaux étaient les pires, qu'ils avaient du pouvoir, et qu'ils en profitaient bien. Ils commandaient les Varlets et avaient pratiquement la vie de chaque habitant de leur fief entre les mains. Au moindre faux pas, à la moindre remarque déplacée, un Vassal pouvait décider de les punir. Et la punition ne dépendait que d'eux. Elle pouvait être sévère, bien trop sévère.
- Allons, ne faites pas cette tête, ricana ledit Gilen Asko. J'ai pratiquement perdu mon titre depuis que ces monstres sont arrivés. Mes Varlets qui ne se sont pas fait toucher ont démissionné, sentant la fin approcher. Pas de Varlet à commander, pas de Vassal. Et je ne dois pas être le seul dans ce cas. Il ne doit plus y avoir beaucoup de Varlets en Hodei, sauf sûrement au fief Est.
Malgré ce qu'il venait de dire, Anthémis ne se sentait pas rassurée.
Gilen Asko regagna son fauteuil, laissant Mélopée en paix, ne lui prêtant tout à coup plus aucune attention. Il reprit un sandwich en observant attentivement chacun des rescapés. Ses bruits de mastication étaient insupportables, et ses petits yeux les scrutant donnèrent presque des frissons de dégoût à la jeune fille – le fait qu'il ait été un Vassal y joua aussi un peu.
- Vous avez échappé aux Miroirs, pourtant je peux encore très clairement sentir leur odeur dans cette pièce. Vous avez été touchés ?
Anthémis jeta un coup d'oeil à Berbéris. Il ne sourcilla pas.
- J'ai été touchée, finit-elle par dire.
Elle se demanda si Gilen Asko allait la virer de sa maison, mais il n'en fit rien. Il avait même l'air plutôt intéressé par ses paroles.
- Ah oui ? Où ça ?
- À l'oeil, un peu au visage. Au cou. Et aux jambes.
- Tu n'as pas été gâtée, dis donc. Mais tu t'en tires mieux que certains.
Anthémis repensa à Ambroisie.
- Ma sœur a été entièrement reflétée. (Elle releva des yeux plein d'espoir vers Gilen Asko.) Est-ce que vous en savez un peu sur les Miroirs ?
- Pas du tout, répliqua l'homme. Personne ne nous avait prévenus de leur arrivée, même nous, les Vassaux. Et pourtant, j'ai été plutôt proche de la Famille Dirigeante, à une époque. Malgré tout, je pourrais parier que tout vient d'elle. Pour quelle raison ces sortes de mutations sont arrivées, je ne sais pas, mais Aenor et Nora doivent y être pour quelque chose. (Il soupira longuement.) J'aimerais tant aller au Palais et leur donner une bonne correction ...
Sans trop réfléchir, la jeune fille rétorqua immédiatement :
- Moi, j'irai au Palais.
Gilen Asko, ainsi que Berbéris et Edel, la toisèrent avec étonnement. Mais cette surprise finit vite en hilarité de la part du Vassal.
- Toi ? Aller au Palais ? Tu rêves, ma pauvre ! pouffa-t-il.
Anthémis ne répondit pas, et attendit sagement qu'il se calme et qu'il cesse de rire bruyamment. Quand il eût fini, il déclara :
- Tu es bien trop jeune. Remarque, je vous demanderais bien d'aller y jeter un coup d'œil, mais il faudrait pour ça que vous soyez suicidaires. Et une gamine comme toi ne parviendrait pas jusqu'au fief Est.
Gamine. Trop jeune. Toujours la même chose.
- Y a-t-il un âge pour être suicidaire ? prononça-t-elle en relevant la tête et défiant du regard Gilen Asko.
- Qu'est-ce que tu racontes, Anthémis ? lui glissa Edel, ne comprenant rien.
- Je ne dis pas que je reviendrai vivante du Palais. Mais je veux y aller, continua-t-elle. Aenor Hodei est derrière cette histoire. C'est peut-être elle qui m'a volé ma sœur. Je veux savoir la vérité, alors j'irai là-bas directement, puisque je ne peux pas rencontrer notre reine autrement. Qu'elle me punisse pour insolence si elle le souhaite. Je n'ai plus rien à perdre.
Gilen Asko éclata de nouveau de rire, mais cette fois-ci, il n'avait pas l'air de se moquer d'elle. Une lueur dans ses yeux indiqua à la jeune fille qu'il était amusé par ses paroles, mais pour une autre raison.
- Ton caractère me plaît, petite, finit-il par déclarer joyeusement. Vas donc au Palais, et si tu survis, tu m'en diras des nouvelles !
- Quoi ? Vous l'encouragez ? s'exclama Edel, scandalisé. Anthémis, tu ne peux pas aller là-bas. Tu vas mourir.
- Je sais.
- Tu es trop jeune pour mourir !
- C'est pas l'avis d'Aenor Hodei, visiblement, elle qui laisse faire les Miroirs.
- Mais ...
- Edel. Je finirai par mourir de toute façon.
- C'est horrible, ce que tu dis ! On peut se cacher, on peut survivre, on peut ...
- On ne pourra pas échapper aux Miroirs bien longtemps, finit par le couper Berbéris, le regard dans le vide.
Un moment silence régna dans la pièce, bien que perturbé par les bruits de mastication de Gilen Asko. Il mangeait tout en observant la scène avec attention, comme on regarderait un spectacle captivant.
- On ne connaît rien d'eux ... Ils partiront peut-être bientôt ..., murmura Edel, accablé et visiblement peu convaincu par ses propres paroles.
- Ça m'étonnerait, émit Berbéris.
- Aenor Hodei essaie de nous tuer, déclara soudainement Mélopée. Je ne sais pas pourquoi, mais elle cherche notre mort à tous. Hodei ne sera bientôt qu'un vaste désert jonché de cadavres.
La vérité sembla frapper Edel. Anthémis ne savait pas ce qu'il pensait alors de leur reine, mais il ne s'attendait visiblement pas à ce qu'un jour, on lui dise qu'elle comptait tous les tuer. Et pourtant, c'était la Famille Dirigeante qui était à l'origine de son emprisonnement et de la perte de la liberté qu'il avait dans le monde au-delà de l'océan. Il aurait dû s'en douter. Mais quelle raison la poussait à faire ce qu'elle faisait ? Qui était vraiment leur reine ?
- Bon, je vais vous laisser à vos méditations. Je suis fatigué, je vais me coucher, annonça Gilen Asko. En tout cas, ça m'a fait plaisir de vous parler. Je savais qu'en vous laissant entrer, vous auriez des choses intéressantes à me rapporter. (Il se leva et se dirigea vers un escalier.) Je vous laisse vous arranger comme vous voulez pour dormir. Contentez-vous des fauteuils, on n'a que ça. Vous repartirez demain matin.
Et il disparut dans l'obscurité du premier étage, dont la lumière n'avait pas été allumée.
Les quatre rescapés restèrent quelques temps statiques, toujours assis sur leur siège, à se poser chacun des milliers de questions. L'angoisse avait enserré le cœur d'Anthémis, comme un anneau autour de son organe vital qui, au fil du temps, se rétrécissait de plus en plus, jusqu'à ce qu'un jour, l'angoisse le fasse exploser.
*
La jeune fille se réveilla alors qu'il faisait encore nuit. La lueur de la lune filtrant à travers les fenêtres du salon lui permit de voir plus ou moins bien l'intérieur de la pièce. Elle vit d'abord le portrait de la Famille Dirigeante, placée juste à côté du fauteuil qu'elle occupait. Le visage d'Aenor Hodei l'insupporta, et elle préféra regarder quelques instants sa petite sœur, cette certaine Arraroa. Personne ne parlait jamais d'elle. Était-elle aussi horrible que le restant de sa famille ? Encourageait-elle sa sœur ?
Soupirant, elle se retourna dans son fauteuil et se roula en boule, reposant sa tête sur l'accoudoir – une position loin d'être confortable, mais dormir sur un si petit siège n'était pas bien pratique. Son regard se posa sur Edel, qui dormait paisiblement, la tête renversée en arrière et la bouche légèrement entrouverte. Il n'avait pas l'air bien malin dans cette position, mais cette dernière amusa Anthémis. Ça lui faisait mal au cœur de se dire que même un jeune garçon au visage d'ange comme lui finirait comme les autres. Comme Ambroisie. Elle n'avait pas beaucoup d'espoir, et pourtant elle s'était récemment rendu compte qu'elle devenait de plus en plus optimiste. C'était étrangement paradoxal. Plus la fin approchait, et plus elle se disait qu'il y aurait un moyen d'apprendre plus des Miroirs. Pas forcément pour les stopper – de toute manière, en aurait-elle le temps ? –, mais pour limiter les dégâts. Elle ne savait pas trop ce qu'elle entendait par là, mais dans sa tête, elle comptait profiter un maximum du temps qui lui restait avant que tout se termine. Apprendre des Miroirs, voire aller jusqu'au Palais. Quitte à mourir plus tôt que prévu. D'ailleurs, elle préférait se faire exécuter que de se faire refléter entièrement. Tout mais pas la transformation en Miroir.
Elle entendit du bruit du côté de la porte d'entrée. Berbéris était sorti, et rentrait de nouveau dans la maison. Il ne remarqua pas qu'elle était réveillée, et resta quelques temps à observer les décorations qui ornaient le buffet du salon. Elle le vit même attraper une petite statuette recouverte de feuilles d'or et la glisser dans son sac, persuadé que personne ne le voyait faire.
Même si elle craignait un peu sa réaction, elle ne put s'empêcher de lui demander :
– Comment ça se fait que tu sentes à plein nez le Miroir ?
Berbéris sursauta. Il ne se doutait pas qu'Anthémis le regardait pendant tout ce temps. Il lui jeta un regard glacial, que la jeune fille put apercevoir même avec le peu de lumière que lui offrait la lune. Mais il ne parut pas surpris par la question. Au lieu de lui répondre par des mots, il s'approcha d'elle jusqu'à pouvoir l'atteindre, et la prit par le col de sorte à la soulever. La force qu'il possédait dans les bras étonna Anthémis, mais elle ne put pas y méditer longtemps car il la plaqua ensuite contre le mur.
– Ne raconte à personne les suspicions que tu as contre moi, lui cracha-t-il au visage, mais tout bas pour ne pas réveiller les autres. Tu sais bien que c'est toi le monstre dans l'histoire, pas moi.
La jeune fille, dans cette position, avait du mal à respirer. Elle n'était pas en bonne posture pour se défendre, et n'était de toute manière pas à même de pouvoir rivaliser avec Berbéris. S'il voulait la tuer, avec la force qu'il avait, il le pourrait. Pourtant, ce jour-là devant le Temple, Anthémis avait réussi à stopper la gifle qu'il voulait lui asséner. Aurait-elle sous-estimé sa propre force, ou Berbéris n'avait-il pas voulu lui donner une trop forte claque ?
– Tu n'as pas eu l'air surpris par ce que je t'ai dit, fit-elle remarquer. Tu as donc vraiment quelque chose à cacher.
L'homme resserra sa pression sur le col d'Anthémis, et la plaqua davantage contre le mur.
– Tu sais très bien ce qui t'attend si tu leur dis quoique ce soit, la prévint-il.
– Tu hais les monstres, mais tu leur ressembles en tout point.
Et je hais Berbéris, pourtant lui et moi on se ressemble. On se cache, on déteste les Miroirs, on tente de survivre sans vraiment en avoir la motivation. C'est ce qu'elle avait remarqué en faisant le voyage à ses côtés. On est tous les deux faibles.
Au lieu de répondre une nouvelle fois à sa provocation par la violence, il serra la mâchoire, lâcha Anthémis et sortit en trombe de la maison en claquant la porte – ce qui réveilla au passage Edel et Mélopée. La jeune fille, qui avait été soulevée du sol puis brusquement lâchée, retomba par terre et resta quelques secondes assise sur le parquet.
Il avait été touché. Il empestait déjà avant l'attaque de Lunaria, elle le savait mais n'avait pas fait de rapprochement entre cette odeur et celle des Miroirs. Se serait-il fait toucher lorsqu'il s'était approché d'Ibai, la nuit où les créatures étaient arrivées ? Dans tous les cas, il s'était arrangé pour cacher sa vraie nature, mais ça n'avait pas duré bien longtemps.
Il détestait les Miroirs. Il détestait les monstres. Il détestait le monde entier. Il détestait Anthémis.
Il se détestait.
Et étrangement, Anthémis pouvait comprendre ce sentiment.
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