Chapitre 15 - Le passé d'Edel
Anthémis avait fini par rattraper la Pythonisse de justesse avant qu'elle ne trempe les pieds dans l'eau de la Diphane, le fleuve artificiel qui arpentait une bonne partie d'Hodei.
- Pourquoi ... ? murmura la femme.
La jeune fille tapota légèrement le dos de la Pythonisse, ne sachant pas trop comment réagir.
- Ne vous en faites pas, Berbéris m'a aussi dit que j'étais un monstre il y a encore quelques heures. J'ai l'impression qu'il n'aime pas grand monde sur cette terre ...
- Pourquoi ? répéta la femme comme une plainte. Pourquoi m'avoir conduite ici ? J'étais certaine qu'en sortant de mon logis, rien n'aurait changé à avant ...
Anthémis la considéra, ne comprenant pas bien ce que ces paroles signifiaient.
- Et voilà que tout recommence ! continua la Pythonisse. Je ne suis qu'un monstre, après tout. Ils ont raison. Laissez-moi ici, je ne vous causerai que des problèmes sinon. Je porte malheur.
- Quoi ? Vous n'allez quand même pas vous apitoyer sur votre sort à cause de ce que ce type vous a dit ?
La jeune fille savait ce que de simples mots pouvaient provoquer dans un esprit trop fragile, mais du point de vue extérieur qu'elle possédait de la situation que vivait la Pythonisse, elle ne supportait pas que cette dernière se laisse manipuler aussi facilement.
- Ce n'est pas lui, rétorqua la femme. Pas seulement lui. C'est tout le monde.
- Vous les détestez ? demanda calmement Anthémis.
- Pardon ?
- Ces gens qui vous traitent de monstre, vous les détestez ?
La Pythonisse sembla hésiter quelques secondes.
- Je ... je ne comprends pas vraiment le verbe « détester » ...
- Est-ce que vous ne pouvez pas les supporter ? Est-ce que, quand vous sentez leur présence, vous n'avez qu'une envie et c'est vous éloigner le plus possible d'eux ? Est-ce que vous auriez préféré ne jamais les connaître ? Est-ce que rien que leur voix vous agace ?
- Je suppose ... que oui ... Est-ce cela, détester quelqu'un ?
- Je ne sais pas, mais ça y ressemble.
La femme sembla songeuse.
- Si vous les détestez, montrez-leur qu'ils ne valent rien pour vous, que vous vous relèverez quoiqu'ils puissent vous dire. Ne vous apitoyez pas comme ça, soyez forte.
C'était bien la première fois qu'Anthémis conseillait quelqu'un ; habituellement, le sort des personnes l'entourant l'importait peu. Mais cette fois-ci, elle avait à peine eu à réfléchir à ce qu'elle dirait, parce que le petit discours qu'elle avait sorti à la Pythonisse était similaire à ce que lui avait Ambroisie, deux ans auparavant, lorsqu'elle était victime de harcèlement au collège.
- Facile à dire ..., émit la femme.
- Personnellement, je préfère être insultée par quelqu'un comme Berbéris plutôt qu'il me complimente. S'il se mettait à m'apprécier, je le prendrais comme une insulte, remarqua Anthémis.
Les lèvres de la femme laissèrent paraître un léger sourire.
- Vous n'avez pas tort, articula-t-elle. Je ne le connais pas, mais pour le peu qu'il m'ait dit, je peux être certaine qu'il n'est pas de bonne compagnie.
- C'est le moins qu'on puisse dire, soupira Anthémis. Et puis, il nous cache des choses, j'en suis sûre.
- Son odeur.
La jeune fille leva les yeux.
- Son odeur, répéta la femme. Elle n'est pas normale.
- Il sent le Miroir, compléta Anthémis.
- Vous aussi, vous avez remarqué ?
- Comment peut-on sentir le Miroir alors qu'on n'a pas été touché ? S'il avait été confronté à une de ces créatures, ça se serait fait remarquer. Ses habits auraient été abîmés, ou il aurait des taches noires sur la peau. Or il n'a rien. Il est parfaitement normal.
La Pythonisse ne rajouta rien ; elle se baissa et s'agenouilla sur la terre humide, et caressa du bout des doigts l'eau qui circulait inlassablement dans la Diaphane. Elle n'avait pas l'air spécialement surprise de ce qu'Anthémis lui avait avancé, comme si elle savait ce qui se tramait.
- Vous avez déjà confronté les Miroirs, avouez-le.
La femme ne réagit pas tout de suite.
- Qu'est-ce qui vous fait dire cela ?
- Vous avez rapidement su comment réagir face aux Miroirs, et dès qu'on parle d'eux, vos membres semblent se crisper.
La Pythonisse ne répondit pas. Anthémis se doutait qu'elle ne lui ferait pas cracher le morceau ainsi, et laissa tomber pour cette fois. Elle lui proposa de partir rejoindre les deux hommes, parce qu'elles n'avaient de toute manière pas d'autre endroit où aller.
- Comment vous nommez-vous ? l'interrompit la femme.
- Mmh ? Pourquoi me demander ça tout d'un coup ? émit la jeune fille, arquant un sourcil.
- Je n'aime pas faire le voyage avec des personnes dont je ne connais rien.
- Oh, d'accord. Je m'appelle Anthémis, et vous ?
La Pythonisse continua de caresser l'eau de sa main, semblant captivée par la sensation que cela lui apportait. Elle marqua un petit temps de silence avant d'enfin répondre :
- Mélopée.
Puis elle se leva et fit face à la jeune fille.
- Allons-y, déclara-t-elle sur un ton digne, visiblement touchée par les paroles d'Anthémis qui l'encourageaient à rester forte.
*
Edel et Berbéris étaient en face à face et se parlaient d'un air grave. Les deux femmes s'approchèrent, toujours sur leur garde en ce qui concernait celui à l'odeur de Miroir.
- On devrait aller voir ce qu'il y a aux alentours, déclara Berbéris.
- Mais il doit y avoir des Miroirs, dans le coin !
- Edel, il y a des Miroirs absolument partout. Tu te souviens de ce qu'avait dit Aenor Hodei, dans son annonce ? Elle parlait de l'arrivée des Miroirs aux deux pôles de l'île. Autrement dit, le fief Sud aussi a été attaqué, et il est pratiquement impossible d'aller quelque part sans risquer de faire de mauvaises rencontres.
Anthémis écoutait la conversation avec attention, ne sachant elle-même toujours pas où ils devaient aller pour éviter un maximum les créatures d'ébène.
- Si les Miroirs du fief Nord ont décidé d'envahir le fief Ouest – ce qui ne reste qu'une supposition, étant donné qu'on n'en a vu aucun dans le coin jusqu'à présent –, ceux du fief Sud se dirigent probablement dans le sens contraire, soit vers le fief Est, continua Berbéris. Ils envahiront Hodei plus rapidement de cette façon.
- C'est ce qui semble le plus logique, remarqua Edel.
- On devrait aller voir les Sans-Reflets, proposa Anthémis. Je les connais, et c'est un endroit plus sûr qu'autre part en Hodei je pense. Les Miroirs n'ont pas semblé s'attaquer à cette partie-là du fief Nord, là où habitent les Sans-Reflets. Ils n'ont pas non-plus attaqué Loreak. À la vitesse à laquelle ils avancent, et vu leur nombre, la plupart des Miroirs ont déjà dû pénétrer le fief Ouest, mais sont loin derrière nous. Ce serait risqué de faire demi-tour et de rejoindre Lunaria, mais pas impossible, et c'est probablement ce qui nous assurera le plus de sécurité par la suite.
En vérité, Anthémis n'était pas sûre de ce qu'elle avançait, mais elle souhaitait vraiment rejoindre les Sans-Reflets ; si elle y allait avec Edel, la Pythonisse – de son prénom Mélopée – et Berbéris, on les accepterait peut-être.
- Les Sans-Reflets ? C'est quoi, ce nom ? Un groupe de justiciers qui pense pouvoir contrer les Miroirs, c'est ça ? ricana Berbéris. Vas-y si tu veux, mais tout ton plan repose sur de la logique, et on ne connaît rien des Miroirs, ils dépassent eux-mêmes toute notre logique. Ma supposition de tout à l'heure n'est clairement pas fondée, et c'est bien pour ça qu'on ne va pas s'y fier. Moi, je continue d'avancer. On verra bien ce que ça donnera. De toute façon, vu la tournure que prennent les choses, on va tous crever comme des rats.
Il réajusta sur son dos le sac de toile qu'il avait visiblement apporté avant de s'enfuir de Lunaria, et commença à marcher.
- Vous deux, vous feriez mieux d'aller rejoindre vos compagnons plutôt que de les fuir, lança-t-il à l'adresse d'Anthémis et de Mélopée d'un ton moqueur.
La jeune fille resta, statique, à le regarder s'éloigner.
- Ça veut dire quoi, ça ? marmonna-t-elle. C'est pas moi qui sent à plein nez le Miroir ...
La Pythonisse ne dit rien et se mit elle aussi à marcher silencieusement. Edel suivit Berbéris après avoir jeté un rapide coup d'œil inquiet à Anthémis. Cette dernière ne réagit pas immédiatement, ne souhaitant pas spécialement suivre un homme qui était de toute évidence suspect mais contre lequel elle n'avait pourtant aucune preuve, si ce n'était l'odeur. Pourquoi même Mélopée le suivait ? Elle aussi était d'accord pour dire que Berbéris était louche, et il l'avait insultée.
Ce qui était sûr, c'est qu'Anthémis ne se sentait pas d'attaque pour faire le chemin toute seule avec une simple canne – pratiquement inoffensive – pour se défendre.
Elle rattrapa les trois personnes qui allaient probablement être ses compagnons de route pour les jours à venir. Elle ne faisait pas confiance à Berbéris, mais il avait une carrure plus imposante qu'elle, et elle était d'un certain côté plus en sécurité avec lui que toute seule.
*
La nuit finit par tomber en même temps que la pluie recommença ; ils ne purent pas allumer de feu et durent supporter la nuit d'un aigre mois d'octobre. Espérant trouver abris sous deux arbres perdus au milieu de l'immense campagne qu'était le fief Ouest, les quatre rescapés de l'attaque de Lunaria s'assirent sur les racines et s'adossèrent au tronc. Cherchant ne serait-ce qu'une infime source de chaleur, Anthémis, les jambes repliées sur elle-même, se posa près d'Edel mais n'osa pas même le toucher. Elle regarda la pluie tomber goutte à goutte et s'écraser au sol dans une kyrielle de petits bruits similaires à de vagues plic, ploc. Elle avait aimé la pluie, il y a un temps. Surtout l'orage. Elle sortait dehors, dans la rue principale qui longeait tout son quartier, et elle laissait l'eau et le froid s'emparer d'elle. Désormais, la situation était moins drôle ; il ne s'agissait plus d'aller danser sous la pluie pour rentrer au chaud chez elle quelques minutes après. Elle n'avait plus de maison dans laquelle se réchauffer, elle n'avait pas même de serviette pour se sécher, et les quelques vivres qu'ils avaient étaient la viande séchée et les légumes en conserve que Berbéris avait pensé à apporter – et il n'en avait pris que pour lui.
Il avait été convenu que ce serait à ce dernier de monter la garde, mais finalement, personne ne réussit à dormir à poings fermés. Dans le noir, Anthémis ne put stopper les pensées qui découlaient de ce qui s'était passé à Lunaria ; tous ces morts, ces innombrables Miroirs, ces corps amputés, le désespoir, l'angoisse, la fuite, la folie. Qui étaient vraiment les Miroirs, que leur voulaient-ils, et pourquoi faisaient-ils cela ? Pourrait-on le savoir un jour ?
En repensant à cette histoire, Anthémis se souvint de Mélopée qui voulait à tout prix rester là-bas, à sa place de pythonisse. Pourquoi faisait-elle cela ? En essayant de répondre à cette question, la jeune fille commença à comprendre pourquoi elle n'aimait pas les religions et les croyances.
- À quoi bon croire lorsque les divinités peuvent détruire ta vie en un claquement de doigt ? marmonna-t-elle sans vraiment se rendre compte qu'elle parlait tout haut. Moi je ne veux pas prier des dieux qui ont ma vie entre leurs mains. Je veux leur montrer que ma vie et ma mort sont miennes, et qu'au grand jamais on ne me les enlèvera de cette façon.
Mélopée ne réagit pas face à ces paroles. Elle s'était peut-être endormie.
Anthémis se demanda si c'était vraiment cela, la religion. S'il s'agissait vraiment de prier et de croire en laissant son avenir entre les mains des divinités. La Pythonisse avait fini par les suivre, elle tenait donc un minimum à la vie. Avait-elle abandonné ses croyances, l'espace de quelques jours, le temps de fuir les Miroirs ? Finalement, la jeune fille ne savait rien de la religion. Elle l'avait toujours perçue de la même façon, quelque chose d'inutile, mais quand elle voyait Mélopée, elle se disait que c'était peut-être bénéfique à certains. Elle ne comprenait pas, elle avait du mal à comprendre. Mais ce dont elle était sûre, c'est qu'elle ne serait jamais une fervente religieuse comme la Pythonisse.
Edel commença à s'agiter à ses côtés. Il semblait mal à l'aise.
- Désolé pour hier, murmura-t-il à l'adresse d'Anthémis. Je sais que tu n'y es pour rien. Tu m'as même sauvé.
La jeune fille ne répondit pas. Elle ne savait pas quoi répondre.
- Merci, émit faiblement Edel.
Anthémis le contempla quelques instants, laissant paraître dans ses yeux une légère trace de compassion. Elle savait ce qu'il ressentait. Elle aussi, elle avait perdu toute sa famille.
- Il était qui pour toi, Igor ? C'était vraiment ton père ? Désolée pour cette question, mais il était si vieux et toi tu es si jeune ...
- Oui, c'était mon père. Pas biologique, c'est vrai, mais mon père quand même.
- Il t'a adopté ?
- Oui. À l'époque, il était plus jeune, plus apte à s'occuper d'un enfant. Il avait une cinquantaine d'année, il aurait pu être mon grand-père, mais il a quand même su me protéger comme l'aurait fait un père. Il connaissait mes parents. Mais mon père a eu un accident, et il en est mort. Ma mère, en deuil alors qu'elle était enceinte de moi, est partie vivre près de là où habitait Igor, pour qu'ils se soutiennent et qu'ils s'entraident. J'ai grandi là-bas, avec ma mère et Igor. On m'avait appelé Edelweiss parce que les montagnes de cet endroit en étaient fleuries, chose qui était visiblement assez rare dans le coin.
- Les montagnes ? Il y a des montagnes, en Hodei ?
- Non. Il n'y en a pas, articula Edel en un faible sourire.
Anthémis mit du temps à comprendre. Pourquoi parlait-il de montagne s'il n'y en avait pas en Hodei ? Il n'avait jamais pu en voir ! L'information prit plusieurs secondes à monter jusqu'à son cerveau, mais quand ce fut fait, la jeune fille écarquilla les yeux.
- Tu ... ne viens pas d'Hodei ? lui demanda-t-elle en baissant le ton, comme si elle avait peur que cette phrase provoque la colère de Mélopée et de Berbéris.
- Non. J'habitais dans le monde au-delà de l'océan.
Anthémis resta interloquée quelques instants. Elle ne pensait pas que certains habitants d'Hodei de leur génération puissent être amenés sur l'île après tous les autres. Comment était-ce possible ? Edel avait pourtant l'air d'un garçon tout à fait normal, pourquoi aurait-il été amené jusque là ?
- Igor et moi ne sommes pas les seuls, précisa-t-il. Je sais qu'il y en a eu d'autres comme nous.
- C'est vrai ... ? Alors ... tu te souviens à quoi ressemblait le monde au-delà de l'océan ?
La jeune fille s'était vite remise de sa surprise et se retrouvait désormais fascinée par la personne qui se tenait à ses côtés, et elle comptait bien en apprendre un peu plus sur le monde qui les entourait sans qu'ils ne puissent le voir.
Mais Edel répondit pas la négative.
- Tu ne te souviens vraiment de rien ?
- C'était il y a longtemps. Il y a, je ne sais plus ... onze ans, je crois. J'avais six ans. De tout ce dont je me souviens, ce monde-là était assez différent d'ici ... mais c'est probablement parce que j'habitais en montagne, ça ne donnait pas le même effet qu'ici, où tout est plat ou légèrement rocheux.
- Assez différent ? Tu peux m'en dire plus ? À quoi ça ressemble, les montagnes ?
- C'est grand, et il y a beaucoup de neige en hiver, rigola Edel face à la curiosité d'Anthémis. Je me souviens vaguement d'un petit village au pied de la montagne. C'est probablement là où on habitait, Igor, ma mère et moi. Il y avait une ferme, un peu à l'écart. Je ne sais pas pourquoi, mais je l'aimais beaucoup, cette ferme. Les animaux étaient ...
Il marqua une pause et plissa légèrement les yeux.
- Ils étaient ...
Anthémis le regarda hésiter quelques secondes.
- Ils ... je ne m'en souviens plus, finit-il par déclarer. Mais je me souviens du bâtiment. Il était grand, tout gris, mais pas le gris de nos maisons. Plutôt un gris argenté. Il y en avait pleins, des monuments de cette couleur. C'était la mode, il faut croire.
Edel s'arrêta et sembla soudainement mélancolique, comme nostalgique de cette époque.
- J'allais avoir une demi-sœur, émit-il plus doucement. Ma mère est tombée enceinte de son nouveau petit-ami quand Igor et moi on est arrivés ici. Elle en était à son neuvième mois, j'aurais presque pu la voir. Maintenant je sais que je ne la verrai jamais. Ma mère non-plus. Je ne me souviens même plus de leur prénom, à toutes les deux ...
Ses yeux se mirent à briller légèrement, et Anthémis comprit que ressasser ces souvenirs le rendait profondément triste. Alors qu'elle avait vu sa sœur mourir devant ses yeux, Edel n'avait jamais pu voir la sienne. Sans même avoir vécu une pareille chose, elle sentit une étrange compassion la traverser.
- Comment on est arrivé ici ? Je ne le sais plus. J'étais avec Igor. J'ai dû avoir un choc à la tête, et j'ai tout oublié. Quand je me suis réveillé, j'étais emprisonné au fief Nord avec Igor. On n'avait pas le choix. On ne pouvait pas sortir. Alors il s'est occupé de moi, et on s'y est fait. Mais une chose est sûre : même si personne du monde au-delà de l'océan n'est venu nous sauver d'Hodei, je sais qu'il y a des gens, derrière l'horizon. Je le sais. Je les ai vus de mes propres yeux.
Alors qu'il achevait sa dernière phrase, Anthémis sentit un élan d'espoir la parcourir. Elle se sentit comme plus vivante, et cette petite flamme qui représentait son espoir réchauffa doucement la poitrine de la jeune fille.
- Oui, il y a des gens là-bas. Et bientôt, on sera comme eux. On sera libres. J'en suis sûre.
- Alors même que les Miroirs viennent d'arriver ?
- On trouvera un moyen. Il y a toujours un moyen. Il ne sera peut-être pas évident, mais on y arrivera si on a la motivation.
Edel sourit.
- Je l'espère, émit-il.
Son sourire finit par disparaître, et les larmes que ses yeux avaient jusque-là cachées se mirent à perler le long de ses joues. Son père venait de mourir, et cela il ne pouvait pas l'oublier. Alors même s'il y avait l'espoir de pouvoir s'en sortir, il n'était pas d'humeur à rêvasser de leur future liberté.
N'ayant jamais su comment réagir face à quelqu'un en pleurs, Anthémis lui tapota doucement le bras. Edel répondit en posant sa tête sur l'épaule de la jeune fille et en lui murmurant un faible « merci ». Dans cette position, elle se sentit extrêmement gênée. Non-seulement elle ne savait pas comment réagir devant quelqu'un en pleurs, mais en plus elle ne savait pas quelle réaction avoir lorsque quelqu'un l'enlaçait ou même, ne posait que sa tête sur son épaule. Était-elle d'ailleurs obligée de faire quelque chose ? Sentant le sang lui monter à la tête, elle resta immobile, droite, raide, et regarda devant elle sans oser bouger. Elle aurait préféré qu'il reste comme ils étaient, assis à se parler normalement comme deux êtres sensés. Pourquoi cette soudaine marque de tendresse ? Comme ce garçon était étrange.
Ils restèrent un certain temps dans cette position, et il sembla à Anthémis qu'Edel s'était endormi. Il ne manquait plus que ça : qu'il s'endorme sur son épaule ... Elle n'osa tout de même pas le déplacer, parce que l'avoir contre elle la réchauffait, ne serait-ce qu'un petit peu.
- Quelle attitude de faible, railla Berbéris, debout près de l'arbre en face des deux jeunes gens.
Anthémis ne comprit pas tout de suite de qui parlait cet homme.
- C'est pas en ayant ces habitudes de petit ange en besoin d'affection qu'il va survivre avec les Miroirs à ses trousses, continua-t-il.
- Pourquoi te moquer de lui alors qu'il est ton ami ?
- Tu me tutoies, maintenant ? s'énerva Berbéris.
La jeune fille arqua un sourcil.
- Désolée, je ne vouvoie que les gens pour qui j'ai du respect, expliqua-t-elle sur un ton indifférent.
Un sourire apparut sur les lèvres de l'homme.
- Je vois, je vois. C'est vrai qu'un monstre comme toi ne doit pas respecter grand monde.
- Alors ? Edel n'est pas ton ami ? insista Anthémis, ignorant totalement la dernière remarque de Berbéris.
- Mon ami, une mauviette comme lui ? Certainement pas. On habite ensemble par question de pratique, c'est tout. Et je ne me moque pas de lui, je constate juste qu'il va probablement faire partie des premiers à se faire transformer entièrement en un de ces monstres.
- Ah ? Parce que tu es médium et que tu peux certifier qui d'entre nous va mourir en premier ?
- Ici, c'est une évidence. Avec sa fragilité, il va se laisser faire dès lors qu'il va rencontrer un Miroir sans personne pour l'aider. Et l'autre truc, l'aveugle là, ça aussi ça va crever vite.
L'autre truc, ça aussi ça va crever vite. Cette phrase résonna dans la tête d'Anthémis et sembla se cogner aux parois de son cerveau, car elle eut l'impression que celui-ci allait exploser tant ces dernières paroles la scandalisaient. Elle ne trouva même pas les mots justes à lui sortir. Comment pouvait-on respecter si peu un être vivant ?
- Toi et moi, on a une chance de survivre, finit-il par déclarer.
La mâchoire encore serrée pour contenir sa colère et ne pas éclater alors qu'Edel dormait paisiblement sur son épaule, elle releva la tête vers Berbéris.
- Regarde-toi, continua ce dernier. Ton œil, ta peau. T'as été touchée de partout, tellement que c'en devient dégueulasse. Mais t'es encore debout, vivante. Ça prouve que t'as été confrontée plus d'une fois aux Miroirs, et que tu as su t'en défendre. Toi, tu survivras plus longtemps que les autres, même si t'es la plus jeune.
Anthémis n'y avait jamais pensé, mais il avait raison. Elle pouvait survivre et continuer de se battre. Il fallait juste qu'elle troque sa canne pour quelque chose de plus efficace. Mais elle en était peut-être capable, oui. Elle devait garder confiance en elle et continuer d'avancer, quoiqu'il arrive.
- Tu dis qu'Edel et Mélopée sont faibles, mais tu t'es vu ? finit-elle par prononcer. Tu n'es même pas capable de t'assumer. Je ne te connais pas mais je pourrais parier que tu te caches derrière un masque de type malveillant.
- Qu'est-ce que t'en sais ?
- Ça se voit. Je vois typiquement quel genre d'homme tu es.
- Mmh ? Alors comme ça je me cache et je ne veux pas montrer mon vrai visage au monde ? Je dis tout ça mais je ne le pense pas vraiment, c'est ça que tu veux dire ?
- Non, je ne dis pas que tu ne penses pas ce que tu dis. Mais tu n'es clairement pas le même genre de personne avec moi qu'avec Edel. Tu changes de caractère à chaque personne, on dirait. Je t'ai entendu parler avec Edel tout à l'heure, et même si tu viens de me dire ce que tu pensais de lui, tu ne le faisais pas paraître, en lui parlant. Tu portes un masque avec lui ou avec moi, je ne sais pas, mais tu dois bien en porter un à certains moments. Et j'appelle ça une attitude de faible et d'hypocrite.
- Tu ne sais pas de quoi tu parles. Te fatigue pas à essayer de me sonder, tu risques de chercher longtemps.
Il s'assit sur le sol humide sous les quelques feuilles de l'arbre, et reprit :
- D'après ce que tu dis, je porte un masque et c'est ça qui me rend faible. T'es sûre que tu ne parles pas de toi, là ?
Anthémis détourna le regard, quelque peu gênée. En y repensant, il avait encore une fois raison. Elle jouait la fille sans émotion qui ne sourit ni pleure jamais, mais dans le fond, elle n'était ni plus ni moins qu'une humaine normalement constituée, et pourvue de sentiments.
- Oui, c'est vrai, j'ai tendance à porter un masque moi aussi. Je n'ai jamais dit le contraire, avoua-t-elle.
- Ce qui fait que toi et moi, on est pareil. On est tous les deux faibles, conclut Berbéris.
La jeune fille ne répondit pas, trop dégoûtée à l'idée d'être comparée à cet homme. Il avait beau considérer peu de gens comme des êtres humains, être rapidement insupportable pour quiconque n'aime pas les personnes dans son genre, et sentir à plein nez le Miroir sans raison apparente, il avait eu raison sur plusieurs points. Et le fait que quelqu'un d'aussi infect puisse être pourvu ne serait-ce que de la moindre trace d'intelligence la consternait.
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