Chapitre 14 - Au fief Ouest
Ils ne savaient plus combien de temps s'était écoulé depuis l'explosion. Un quart d'heure, peut-être une demi-heure. Les Miroirs approchaient sans doute, mais ils n'arrivaient pas à bouger, toujours secoués par ce qui venait de se produire. Anthémis n'avait pu s'empêcher d'avoir un haut-le-cœur en voyant le bras d'Igor se vidant de tout son sang, au milieu d'autres débris humain, et avait vomi tout ce qu'elle avait ingurgité le matin.
Elle n'avait rien dit à Edel. Son ouïe refusait toujours de fonctionner correctement, ne lui faisant entendre inlassablement que le même grésillement insupportable. Si elle n'avait rien dit au jeune garçon, elle savait en revanche qu'il finirait par comprendre la situation de lui-même.
La Pythonisse se tenait toujours en arrière, et n'avait pas bougé. Au bout d'un certain temps, Anthémis la vit s'approcher d'eux, et dire quelque chose. Edel releva la tête - qu'il avait caché dans ses bras - et laissa se dévoiler sur ses joues de longues traînées salées. S'il avait pleuré, il devait avoir compris ce qui était arrivé à Igor - s'il n'avait pas déjà remarqué le bras au sol. Personne n'osait aller voir de plus près le vieil homme, craignant ce qui pourrait arriver s'ils s'approchaient trop près de la barrière.
Anthémis n'entendit pas ce que la Pythonisse avait à leur dire, mais elle vit les yeux d'Edel s'agrandir, et il prit la jeune fille par la main avant de les entraîner tous les trois à l'écart de Lunaria, tout en longeant la barrière de loin. Elle comprit que les Miroirs étaient sur le point d'arriver.
La nuit était à présent totalement tombée, ne laissant qu'un soupçon de lumière dans le ciel, à l'horizon, vers le fief Est. Malheureusement, ce n'était pas par là qu'ils allaient. Alors qu'elle savait que le fief Est était composé d'une population bien plus aisée que celle du fief Nord, Anthémis ne savait en revanche rien du fief Ouest ; elle n'avait aucune idée de ce qui l'y attendait - si du moins elle parvenait à s'enfuir.
Ils coururent tous les trois tant qu'ils le purent ; les Miroirs étaient loin derrière, mais ils devaient rester sur leur garde. Anthémis voyait les deux autres se parler entre eux d'un air grave, mais elle n'arrivait pas à entendre. Le grésillement se fit pourtant plus doux, moins présent ; elle parvint, au bout d'un certain moment, à écouter quelques bribes de conversation. Il était question de s'éloigner le plus possible de Lunaria et de passer par le croisement entre les quatre fiefs. La route était encore longue, et ils commençaient déjà à fatiguer.
Le chemin fut vite coupé, lorsqu'Edel aperçu au loin une silhouette noire. Il dit quelque chose, mais Anthémis n'en entendit que quelques mots.
- Ça ... humain ... pas ... je ... Miroir.
Était-ce un humain ou un Miroir ? C'était probablement la question que se posait Edel.
La silhouette se retourna, et dans le noir de la nuit, deux points lumineux se laissèrent apercevoir. Ceux qui pouvaient encore voir comprirent instantanément qu'il s'agissait d'un Miroir, et firent demi-tour pour s'éloigner discrètement.
- On ne ... passer. Comment ... faire ... barrière ... se ... avoir ... les mines ?
Anthémis regarda la haute barrière qui les séparait à la fois de leur liberté et d'une mort assurée. Berbéris n'avait probablement pas pu passer. Il avait dû se faire transformer en Miroir - ou, comme l'avait dit Opale, se faire refléter. Ou alors, il avait explosé, comme Igor. Elle n'était ni triste ni satisfaite à cette idée. Elle ne méprisait pas assez Berbéris pour se réjouir de sa mort.
Quand, soudain, une idée lui vint en tête.
- Les mines ... Une fois qu'elles ont explosé, elles sont inoffensives, non ?
Edel haussa les épaules. La Pythonisse se contenta de hocher la tête de haut en bas.
- Ça veut dire qu'on peut passer par-dessus le chemin de ceux qui ont tenté de s'enfuir, sans risquer d'activer les mines !
Edel ouvrit grand les paupières. Il n'avait pas l'air convaincu par cette idée, il était même terrifié.
- Non ... va tous ... exploser !
- Mais non, il n'y a aucun danger ! Les mines sont à usage unique, si j'ai bien compris.
- Oui il ... aucun ... peut y aller je pense, approuva la Pythonisse.
Anthémis tira Edel par la manche.
- Allez. On n'a pas vraiment le choix, prononça-t-elle avant de partir devant, faisant demi-tour et retournant à Lunaria.
Le jeune garçon ne parut pas plus rassuré, mais il se résigna à suivre les deux femmes, car il n'avait de toute façon pas d'autre idée pour fuir le fief Nord.
Ils ne s'étaient pas trop éloignés de la ville, et ils la rejoignirent assez rapidement. Il y avait encore du monde devant les barrières, et visiblement, d'autres personnes s'étaient désespérément rajoutées à la liste des victimes des mines. De loin, un soupçon de lueur ocre leur indiqua que les Miroirs n'étaient pas loin. En l'espace de quelques minutes, Lunaria semblait s'être totalement métamorphosée ; le feu jaillissait de quelques-unes des dernières maisons de la ville, les cris se faisaient beaucoup plus forts, beaucoup plus nombreux, et les Miroirs s'étaient multipliés par deux. C'était probablement la fin de Lunaria. Cette pensée fit une sorte de vide dans le creux de l'estomac d'Anthémis ; depuis qu'elle était toute petite, on lui disait que cette ville était le cœur du fief Nord, sa nouvelle capitale depuis la Grande Révolte. On lui racontait ce qui s'y passait, comment y vivaient les gens. Lunaria semblait être un terrain à part, loin de tous les problèmes des villages du fief. Elle rêvait de cette grande ville, de sa population, de ses magasins, et de sa prospérité. Maintenant, elle savait que cette ville n'était pas mieux traitée que les autres villages, mais les souvenirs de cette époque d'insouciance la rendaient soudainement nostalgique.
Elle contempla quelque temps l'Envol qu'elle tenait toujours à la main. L'emblème de la résistance ... Lunaria n'était donc ni prospère, ni pacifique ; elle cachait en son sein une population entière de rebelles. Où se cachaient-ils ? Parmi cette foule qui tentait désespérément de sortir du fief, se trouvaient bien une dizaine de résistants. Où étaient-ils ? Qui étaient-ils ? Anthémis aurait tant voulu converser avec un des leurs, si seulement elle avait pu les rencontrer à un autre moment.
Edel regardait la barrière avec inquiétude. La jeune fille posa une main sur son épaule, et lui déclara :
- Je passerai en premier.
Cette phrase ne sembla pas le rassurer, au contraire.
- Non, n'y va pas, tu vas mourir, lui dit-il en la regardant droit dans les yeux.
Ses paroles ressemblaient plus à une supplication qu'autre chose. Mais ce qu'il ne savait pas, c'est qu'Anthémis n'avait pas spécialement peur de mourir ; du moment qu'elle considérait son acte comme utile, elle ne regretterait pas de l'avoir fait. Dans la situation actuelle, elle était de toute manière pratiquement sûre de ne rien risquer.
Elle s'agrippa alors fermement aux premiers barreaux de la barrière, et commença à escalader cette dernière sous les yeux ébahis des personnes aux alentours. Le vent froid de la nuit lui fouettait les joues, et elle se concentra sur cet élément. Elle ne devait pas penser à ce qu'elle encourrait, à ce qui pouvait lui arriver si elle s'était trompée et qu'il restait encore des mines sous ses pieds. Elle ne pensa qu'à l'air frais, qu'à son visage rendu froid par la nuit, qu'à l'agréable sensation de sentir le vent lui donner de petits coups de sa longue traînée glaciale sur ses deux joues. Et elle continua d'escalader la barrière.
Arrivée en haut, elle s'arrêta quelques instants et jeta un coup d'œil au sol. L'explosion avait formé une crevasse dans la terre, et on pouvait distinguer un corps humain au centre de celle-ci. Anthémis n'y réfléchit pas trop. Elle devait prendre son courage à deux mains, et le tenir fermement.
Puis, elle sauta.
Et rien ne se produisit.
Le soulagement lui traversa la poitrine, et détendit ses membres qui s'étaient crispés au moment de son saut. Ses pieds étaient posés à plat sur le sol, elle respirait encore. Elle était vivante.
De plus près, elle remarqua une deuxième barrière qui lui faisait face ; elle se situait donc dans le Couloir dont avait parlé la Pythonisse. L'espace qui séparait deux fiefs. Elle avait toujours pensé qu'une seule barrière électrique suffisait à protéger les frontières, mais étant donné les mines et le Couloir, la Famille Dirigeante ne semblait pas être du même avis.
Elle fit signe à Edel de la suivre. Ce dernier s'approcha de la barrière, et lui rappela que le fief Nord n'était pas toujours fourni en électricité, mais qu'ils ne savaient rien du fief Ouest ; par conséquent, il était toujours aussi risqué d'essayer d'escalader la deuxième barrière électrique du Couloir.
Anthémis eut un rictus.
Elle avait oublié ce détail.
Elle n'eut pas d'autre choix que de vérifier si la deuxième barrière était elle aussi électrique. Elle songea à écouter attentivement pour entendre de possibles grésillements, mais son audition ne le lui permettait pas. Elle demanda à Edel s'il serait d'accord pour la rejoindre dans le Couloir, et elle lui expliqua la situation. Au final, ce fut étrangement la Pythonisse qui accepta de venir l'aider. Elle monta la barrière à l'aide du jeune garçon et rejoignit Anthémis.
- Vous avez du mal à entendre ? Ce doit ... de l'explosion, déclara-t-elle. Il se trouve que mon ouïe s'est améliorée ... peux plus rien voir.
La jeune fille arrivait à comprendre l'essentiel de la phrase, mais certains fragments refusaient d'atteindre son cerveau.
La Pythonisse s'agenouilla ni trop près ni trop loin de la barrière et ne dit plus rien pendant quelques instants. Puis, elle se releva.
- En effet. C'est électrique, annonça-t-elle. J'entends les grésillements.
Le soulagement qu'avait ressenti Anthémis s'estompa peu à peu. Comment allaient-ils pouvoir passer ? Ils avaient réussi à fuir les Miroirs, à se débarrasser des mines, et il fallait maintenant réussir à vaincre l'électricité ? Cette fois, la jeune fille n'était pas sûre d'avoir de solution.
De nouveaux cris se firent entendre non-loin de là, comme un signal pour annoncer l'arrivée d'autres Miroirs. Edel monta à son tour la barrière du fief Nord, se sentant probablement plus en sécurité dans le Couloir qu'à l'orée de Lunaria.
En arrivant, il remarqua quelque chose sur le grillage.
- C'est quoi, ce truc au plein milieu ?
Anthémis tourna la tête vers l'endroit que lui désignait du regard Edel, et constata en effet un large trou dans le grillage, tout juste de la taille pour laisser passer quelqu'un.
- Qui a pu ... truc pareil ? continua le jeune garçon.
- Certainement pas un humain, rétorqua Anthémis. Il se serait fait électrocuter avant même d'avoir commencé à forcer le passage.
La chose qui avait fait ce trou avait probablement foncé sur le grillage sans se soucier de son électricité ; la barrière avait été sévèrement abîmée à cet endroit-là, laissant des barreaux tordus et d'autres complètement cassés. Pourtant, elle avait survécu à l'explosion des mines. Quelle créature s'était projetée sur la barrière en l'abîmant à ce point, alors que même les mines n'y avaient rien changé ? Des Miroirs ? Ils venaient pourtant d'Ibai, c'est-à-dire à l'exact opposé de la direction qu'avait semblé prendre cette chose-là - si du moins elle venait réellement du fief Ouest, ce qui semblait le plus probable étant donné que la barrière abîmée appartenait à ce fief-là.
- Un passage dans le grillage ! s'écria quelqu'un dans la foule qui s'était jetée devant la barrière du fief Nord, et qui observait avec attention ce que traficotaient ces trois jeunes personnes.
À partir de là, plusieurs Lunariens commencèrent à escalader la barrière, se dépêchant pour éviter les Miroirs qui les avaient visiblement déjà repérés. Avant qu'ils ne la bousculent pour passer avant elle, Anthémis se hâta de passer à travers la barrière. Elle fit très attention à ne pas toucher les rebords électriques, mais elle avait largement la place de passer. Elle s'étonna que même dans le noir de la nuit, ils n'aient pas remarqué ce trou plus tôt.
Edel aida la Pythonisse à passer, et entra dans le fief en dernier.
Et voilà, c'est tout, songea Anthémis. Ils avaient atteint le fief Ouest. Cette idée ne lui parut étrangement pas aussi folle que ce qu'elle s'était imaginé. Elle n'avait jamais vraiment ressenti le besoin de sortir d'Ibai, mais elle s'était souvent demandé ce que pouvait procurer la sensation d'être loin de chez elle, dans un fief étranger. Au final, cela ne changeait rien. Elle ne frissonna même pas d'excitation ; sur le moment, elle n'avait qu'une envie, et c'était s'enfuir le plus loin possible. Si des humains avaient pu atteindre le fief Ouest, les Miroirs le pouvaient aussi.
Les Lunariens s'éparpillèrent rapidement dans la région, tous cherchant à s'éloigner de la ville ; le fief donnait directement sur des bois, et les arbres leur permettraient de se cacher plus facilement. Il n'y avait plus grand-chose à craindre, du moins jusqu'à ce que les Miroirs ne les rattrapent. Mais pour l'instant, ils avaient le temps.
- Où allons-nous, maintenant ? demanda la Pythonisse.
- C'est une bonne question, émit simplement Anthémis.
Edel ne disait plus rien depuis un moment. Son regard était vide et impassible. Il continuait de marcher aux côtés des deux femmes et tenait la Pythonisse pour l'aider à avancer, mais il semblait être ailleurs. Ses yeux ne trahissaient aucune trace de peur, ni même de tristesse. Il était probablement secoué par les derniers événements.
- On devrait faire une pause. Dormir un peu, déclara la jeune fille.
- Allumons un feu, proposa la Pythonisse.
- La fumée va se voir de loin, ça risque d'attirer les Miroirs.
- Oh, oui. Mais il fait si froid ...
La température frôlait effectivement zéro degré. L'hiver n'était toujours pas arrivé, pourtant il se faisait déjà sentir. Anthémis n'était pas spécialement frileuse, mais elle voyait ses deux compagnons frissonner, et lorsqu'elle toucha sans le vouloir la main d'Edel, elle remarqua que celle-ci était gelée.
- On peut peut-être allumer un feu quelques minutes, et l'éteindre dès qu'on sera réchauffés, dit-elle.
La Pythonisse hocha directement la tête, tandis que le jeune garçon ne réagissait toujours pas. Anthémis essaya de trouver quelques bâtons au sol - chose assez difficile dans le noir - et les rassembla. Elle ne savait pas exactement comment faire un feu, mais elle avait entendu dire qu'il fallait frotter deux silex au-dessus du bois jusqu'à ce qu'il y ait de petites étincelles qui viennent enflammer les bâtons. Faute de trouver du vrai silex, elle se rabattit sur deux petits cailloux, et commença à les frotter l'un contre l'autre avec force.
Edel, pour la première fois depuis une demi-heure, réagit et s'agenouilla près d'elle. Il lui prit doucement les cailloux des mains.
- Tu n'y arriveras pas comme ça, lui lança-t-il en murmurant presque.
Il chercha quelque chose dans son sac-à-dos. Anthémis le regarda faire ; elle n'avait pas remarqué qu'il avait emporté son sac avec lui. Il finit par en sortir ce qui semblait être un briquet.
- Ah ! Ce sera plus simple avec, émit-elle.
Elle tenta d'attraper le briquet, mais Edel l'en empêcha.
- Tu sais t'en servir ? lui demanda-t-il.
La jeune fille le regarda quelques instants. Elle avait toujours été fascinée par le feu, mais n'avait jamais eu l'occasion de se servir d'un briquet. Elle en avait très envie. D'un autre côté, ses jambes la brûlaient suffisamment sans qu'elle ne s'enflamme les doigts en essayant d'allumer un simple briquet.
- Non, chuchota-t-elle.
- Laisse-moi faire.
Edel fit rouler un petit mécanisme sur le haut de l'engin à l'aide de son pouce, et une petite flamme en jaillit aussitôt. Il l'approcha du tas de bois qui prit feu rapidement. Anthémis eut l'impression de revivre lorsque sa vision se fit soudainement plus claire. Elle put enfin regarder les alentours et savoir plus précisément ce à quoi ressemblait le fief Ouest ; au final, ils ne se situaient tous les trois que dans un simple bois, et il n'y avait rien d'extraordinaire à cela.
- Pourquoi tu as un briquet dans ton sac ?
- J'avais anticipé la situation, répliqua simplement Edel avant de s'allonger sur le sol et fermer les yeux, exténué.
Anthémis le contempla quelques instants. Les paupières closes, il avait un visage presque enfantin. Une petite bouille d'ange, songea-t-elle. Il n'avait typiquement pas la carrure d'un garçon cherchant la bagarre, et semblait comme le plus innocent et fragile des adolescents de son âge. Elle ne savait même pas exactement l'âge qu'il avait. Seize, dix-sept ans, peut-être.
La Pythonisse s'assit elle aussi près du feu, en face d'Anthémis. Cette dernière lui jeta un coup d'œil. Ses deux trous béants au milieu du visage ne la dérangeaient pas tellement. Il est vrai que la première fois qu'elle l'avait vue, elle ne s'était pas spécialement attendue à voir un tel visage, mais elle s'y était vite fait. Elle la trouvait même jolie. Ses volumineux cheveux roux ondulaient gracieusement autour de son visage pâle, et ses lèvres roses et bien dessinées laissaient paraître un léger sourire, même lorsqu'elle ne souriait pas, lui donnant une espèce d'air malicieux en permanence.
Elle centra ensuite son attention sur le feu. Ses étincelles jaillissaient et s'envolaient haut dans le ciel, tandis que ses flammes jaillissaient inlassablement de son cœur et ondulaient dans une traînée orange, passant du corail jusqu'au safran, illuminant les ténèbres de la nuit. Les cheveux de la Pythonisse ressemblaient un peu à ce feu, avec ses boucles d'un roux incroyablement lumineux.
Cette dernière sembla s'endormir assez rapidement, c'est du moins ce qu'en conclut Anthémis en la voyant s'allonger sur l'herbe, mais il était difficile d'en avoir la certitude puisqu'elle n'avait plus de paupière à fermer.
Soudain, une voix brisa le silence.
- Mon père est mort, j'ai raison ?
Edel avait ouvert un de ses yeux et regardait Anthémis. Son visage était toujours impassible et lui donnait presque un air effrayant, une moitié cachée par l'obscurité, et l'autre à la lumière du feu accentuant les ombres sous ses yeux, rendant son regard plus profond et surtout plus sombre.
La jeune fille revit dans son esprit le bras qui traînait au sol dans une flaque de sang, et réprima un frisson.
- Oui.
Elle n'avait pas tellement de gêne à annoncer la mort du père d'Edel ; elle n'allait pas passer par quatre chemins, autant dire ce qui était.
Edel continua quelques instants de la regarder sans rien dire, ce qui eut tendance à agacer Anthémis. Elle avait l'impression qu'il l'épiait.
- Pourquoi tu m'as empêché de le sauver ?
La jeune fille releva la tête.
- Quoi ?
- Tu m'as attiré loin de la barrière. Si tu ne l'avais pas fait, si tu m'avais simplement dit qu'il y avait des mines au sol, j'aurais eu le temps de le sauver.
- C'était déjà trop tard. Je t'ai sauvé de peu.
- Non, c'était pas trop tard. J'aurais eu le temps. J'en suis sûr.
- Tu m'en veux ?
Edel ne répondit pas à cette question, et se contenta de fermer les yeux.
- Pourquoi tu m'as sauvé ?
Cette fois-ci, ce fut à Anthémis de ne pas tout de suite savoir quoi répondre.
- Je m'en serais voulue si je ne l'avais pas fait.
- Ah ? Donc c'est juste une question de regret ... Enfin bon, je suppose que je suis censé te remercier ... Même si tu m'as empêché de sauver mon père et qu'il est mort dans ces horribles conditions ...
Edel lui en voulait clairement. Pourtant, il semblait à Anthémis qu'elle avait fait le bon choix. Qu'aurait-elle pu faire d'autre ? Oui, il est vrai qu'elle aurait dû et qu'elle aurait pu réagir plus rapidement, mais il n'était pas sûr que cela aurait changé quelque chose.
Il ne lui en voulait en revanche pas suffisamment pour souhaiter qu'elle se brûle avec le briquet, et ce fut cette réflexion que la jeune fille préféra conserver en mémoire.
•
Le lendemain matin, Anthémis ouvrit les yeux, réveillée par les rayons du soleil qui filtraient à travers les feuilles orangées des arbres. La Pythonisse était déjà debout, et caressait du bout du doigt l'écorce d'un arbre. La jeune fille se leva avec difficulté avant de trébucher et de retomber au sol. Ses jambes avaient été affaiblies par le toucher du Miroir, la veille. La Pythonisse détourna son attention de l'arbre pour se tourner vers Anthémis.
- Tout va bien ? s'enquit-elle.
- Oui, oui ..., émit la jeune fille avant de réussir à se relever.
Elle s'approcha de la Pythonisse.
- Qu'est-ce que vous faites ? l'interrogea-t-elle.
- Il y a si longtemps que je n'avais pas touché d'arbre ..., répondit simplement la femme.
Anthémis marqua une pause, se demandant si elle pouvait poser la question qui lui trottait depuis un certain temps dans la tête. Au bout d'un moment, elle se lança :
- Vous êtes vraiment restée sept ans enfermée dans le Temple ?
- C'est une longue histoire, rétorqua aussitôt la Pythonisse assez sèchement en serrant ses doigts autour du cahier doré qu'elle gardait toujours contre elle.
De toute évidence, elle n'avait pas envie d'en parler.
Elles entendirent toutes les deux un bruissement de feuilles derrière elles. Edel se levait à son tour. Des cernes se remarquaient sous ses yeux ; il n'avait probablement pas dormi de la nuit. Il avait prétendu faire la garde, au cas-où des Miroirs approchaient, mais Anthémis se doutait qu'il n'aurait pas réussi à s'endormir de toute façon, avec ce qui était arrivé à son père.
- Maintenant qu'il fait jour, on peut aller visiter un peu le fief Ouest. Si on reste ici, les Miroirs nous rattraperont, déclara Anthémis.
Elle alla chercher la canne d'Ambroisie qui reposait au sol, et ils quittèrent l'endroit dès qu'ils furent prêts. Ils avaient perdus assez de temps en dormant, et qui sait où se situaient les créatures d'ébène à ce moment-là.
Pendant qu'ils marchaient, la pluie commença à tomber. Ils n'avaient rien pour se protéger, et le bois pris rapidement fin, ses arbres ne leur permettant plus d'échapper aux gouttes d'eau qui leur assénaient désormais le crâne. L'air était froid, et la pluie ne cessa pas de la journée. Même Anthémis, qui supportait relativement bien les températures hivernales, était frigorifiée. De plus, Edel ne lui parlait toujours pas, et cela l'agaçait. Non-pas qu'elle aurait voulu lui parler - elle-même n'était pas bien bavarde -, mais elle n'aimait pas le fait qu'il lui en veuille alors qu'elle lui avait sauvé la vie. Il avait probablement besoin de temps à cause de ce qui était arrivé à son père, mais il lui laissait le sentiment d'être rejetée en quelque sorte, alors qu'elle avait pensé bien faire. Elle était peut-être stupide d'être agacée par cela. Elle ne savait pas si c'était normal ou non. Après tout, ce n'était qu'Edel. Peu importe s'il lui en voulait ou non, n'est-ce pas ? Elle se demandait même pourquoi elle l'avait vraiment sauvé. Elle avait failli devenir sourde en s'approchant à ce point de l'explosion ; heureusement, son ouïe s'était plus ou moins rétablie, mais tout de même.
Ils ne rencontrèrent aucun Miroir sur le chemin, ce qui était un véritable soulagement ; affaiblis par le froid et par la faim comme ils l'étaient, il ne manquait plus qu'ils aient à se défendre des créatures avec le peu qu'ils avaient.
La Pythonisse gardait son cahier au creux de son bras pour qu'il ne prenne pas l'eau. Elle avait refusé quand Edel lui avait proposé de le garder dans son sac. Anthémis se demandait ce qu'il y avait de si important à l'intérieur, pour que la femme y tienne à ce point. Elle l'avait pris avec elle quitte à être encombrée et à se ralentir, ou à risquer de l'abîmer, voire de le perdre.
Vers la fin de la journée, il s'arrêta de pleuvoir. Ils s'étaient visiblement un peu perdus dans le fief, et n'avaient croisé personne ni aucun village. Pas de vie, pas de ville, pas de Miroir. Cet endroit semblait vide.
Alors que la nuit allait bientôt tomber, ils aperçurent une silhouette qui se dirigeait vers eux. Anthémis crut d'abord à un Miroir, et s'apprêta à s'en aller discrètement, mais Edel la stoppa :
- Je ... je crois que c'est Berbéris !
La jeune fille regarda ce dernier, surprise. Berbéris ? En effet, plus il s'approchait d'eux et plus ses traits se faisaient nets et précis. Il s'agissait bien de lui. Elle pensait qu'il était mort à Lunaria ! Enfin, elle l'avait plus supposé qu'autre chose, mais pour une raison ou une autre, elle s'en était persuadée. Il avait dû sortir du fief un peu après eux.
- Tiens ? émit-il lorsqu'il arriva à leur hauteur.
Edel semblait sincèrement heureux de le revoir, ce qui n'était pas le cas d'Anthémis. Elle n'oublierait pas l'accueil qu'il lui avait réservé, ni ce qu'il lui avait dit.
- Tu t'en es sorti ! s'écria le jeune garçon.
- Oui, je suis sorti par le trou dans le grillage. Je suppose que vous aussi ?
Edel hocha la tête et sourit, soudainement ravivé par la présence de Berbéris. Anthémis ne le comprenait décidément pas.
Le regard de l'homme se tourna vers la Pythonisse, et son visage laissa apparaître une mine de pur et simple dégoût.
- C'est ... elle, c'est ..., balbutia-t-il. C'est quoi, ça ? Quelle horreur !
Pour sûr, le physique de la Pythonisse n'était pas le plus commun, ni le plus agréable à regarder. Mais elle restait un être humain, et le fait qu'il l'appelle « ça » avec autant de dégoût dans la voix que dans le regard l'abaissait au rang de monstre - comme Anthémis, d'après lui.
La jeune femme baissa la tête et serra les poings.
- D'où ça sort ? Vous vous trimballez avec depuis combien de temps ? s'écria Berbéris.
Alors qu'Anthémis comptait répliquer, Edel la devança :
- Ne lui parle pas comme ça. C'est avant tout un être humain, une femme, respecte-la.
- Un humain, ça ? se moqua l'homme.
- Oui, aussi étrange que cela puisse paraître, on est physiquement capable de vivre même sans œil, c'est fou ! ne put s'empêcher de railler Anthémis.
Berbéris la considéra avec mépris.
- Remarque, vaut peut-être mieux plus avoir d'yeux plutôt que d'en avoir comme les tiens, rétorqua-t-il en faisant référence au toucher du Miroir.
La jeune fille roula des yeux, exaspérée de la répartie enfantine de cet homme. Maintenant qu'elle était touchée - légèrement - sur plusieurs partie du corps et que cela ne changeait rien à son comportement, elle voyait bien qu'il n'y avait pas grand-chose à craindre de son œil ocre.
La Pythonisse fit demi-tour et s'en alla rapidement on ne sait où. Anthémis pouvait parier que les remarques de Berbéris l'avaient blessée, et il n'y avait rien d'étonnant à cela. Elle courut la rattraper. En passant, elle remarqua la forte odeur que dégageait l'homme. Ce n'était pas une senteur commune, pas le style de parfum que l'on pouvait acheter sur le marché. C'était quelque chose de beaucoup plus fort, et qui était étrangement familier à Anthémis. Elle ne l'avait pas remarqué jusque là, probablement parce qu'elle n'avait pas réalisé, mais cette fois-ci, elle savait d'où elle connaissait cette senteur. Une odeur de brûlé mélangée à quelque chose d'autre, quelque chose presque imperceptible. L'odeur des Miroirs.
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