Chapitre 13 - L'attaque de Lunaria
Anthémis ne prit pas la peine de frapper à la porte ; elle entra directement dans le Temple, sans prendre le temps d'être polie. Il fallait faire vite.
Elle se dirigea sans hésiter vers le fond de la pièce jusqu'à ce qu'elle atteigne le rideau aux motifs fleuris, qu'elle tira brusquement. Elle vit la Pythonisse sursauter légèrement à l'entente du bruit ; cette dernière était encore assise sur son imposante chaise semblable à un trône, et, au vu de sa position, elle s'était probablement assoupie. Un livre à la couverture dorée, dont les reliures n'étaient qu'un simple ruban de la même couleur, reposait sur ses genoux.
- Qui est là ? émit-elle faiblement.
- Les Miroirs approchent, dit simplement Anthémis.
La Pythonisse resta sans bouger quelques petites secondes, avant qu'elle ne demande à la jeune fille de répéter.
- Les Miroirs approchent, ils arrivent, là, tout de suite, alors je vous conseillerais de partir d'ici au plus vite !
L'impatience s'entendait déjà clairement dans la voix d'Anthémis ; en vérité, elle était venue jusqu'au Temple car il fallait qu'elle fasse quelque chose en attendant Edel, qui lui montrerait le chemin à suivre pour quitter Lunaria sans croiser les Miroirs – chemin qu'elle ne connaissait pas. La Pythonisse ne lui faisait aucunement pitié, et si elle était aussi seule désormais, c'était probablement parce qu'elle avait préféré croire à des divinités plutôt qu'agir et faire elle-même de sa vie ce qu'elle voulait. Anthémis ne connaissait pas l'histoire de cette femme, mais une telle croyante avait bien dû mettre sa vie de côté pour se concentrer seulement et uniquement sur sa religion, et elle trouvait cela stupide. Elle n'était donc pas venue pour sauver la Pythonisse – du moins, ce n'était pas son premier objectif –, et cette dernière avait tout intérêt à se dépêcher de partir du Temple, au lieu de faire perdre son temps à Anthémis.
- Les Miroirs ? répéta à son tour la Pythonisse.
- Ceux dont Aenor Hodei a parlé, l'autre jour.
- Aenor Hodei en a parlé ? Avec les haut-parleurs ? Je n'entends rien depuis mon logis, je n'en avais aucunement connaissance.
Elle appelait le Temple son logis. Qu'il devait être désagréable de vivre chaque jour dans cette glaciale bâtisse ...
- Pourquoi venez-vous m'en parler ? demanda innocemment la Pythonisse.
- Oh, je ne sais pas, peut-être parce que les Miroirs vont arriver, vont enfoncer les portes, vont vous trouver ici, que vous ne saurez pas comment vous enfuir, qu'ils vont vous transformer et que vous allez lamentablement mourir ?
Anthémis n'aurait probablement pas dû expliquer la situation ainsi, mais l'angoisse lui montait dans la gorge et lui faisait dire les choses sans réfléchir, ne révélant que le fond de ses pensées. La pauvre Pythonisse ne savait probablement même pas qui étaient les Miroirs. Quoique, elle se disait donneuse d'oracles ; une vraie pythonisse ne devait-elle pas savoir qu'une chose aussi terrible arriverait en Hodei ?
- Vous savez qui sont les Miroirs ? l'interrogea-t-elle.
La femme ne répondit pas ; pour Anthémis, cette absence de réponse signifiait probablement qu'elle savait effectivement ce qu'étaient ces créatures, mais qu'elle ne voulait pas en parler.
- Pourquoi vous refusez de vous en aller ? Vous allez mourir, en restant ici.
- Maintenant que vous m'en avez informée, je sais ce qu'est mon rôle, rétorqua sèchement la Pythonisse. Je dois rester ici et attendre les croyants qui viendront chercher du réconfort au Temple. Ici est ma place, je n'en bougerai pas.
- Pourquoi les croyants viendraient vous voir alors qu'ils peuvent s'enfuir de Lunaria ?
- Ils ne peuvent pas partir. Le chemin est bloqué, personne ne pourra quitter Lunaria.
Alors même qu'Anthémis ne comprenait pas totalement les paroles de la Pythonisse, elle sentit son sang se glacer.
- Comment ça, « personne ne pourra quitter Lunaria » ? demanda-t-elle en baissant le ton.
- Les barrières qui nous séparent du Couloir entre le fief Nord et le fief Ouest sont électriques, rétorqua la femme. De plus, des mines ont été enterrées au pied des barrières. Même si l'électricité ne passe pas toujours au fief Nord et que les Lunariens parviennent à escalader la barrière, ils exploseront sous la puissance des mines.
La jeune fille eut l'impression de tomber des nues ; elle n'était pas du tout au courant que l'accès hors de Lunaria était impossible ! D'une part, les Miroirs les attaquaient, et de l'autre, les mines allaient les tuer à coup sûr ... Ils étaient piégés dans la ville.
- Les habitants de Lunaria sont au courant ?
- Pas tous, non. La plupart des Lunariens se contentent de savoir que les barrières sont électriques, ils ne cherchent pas à en savoir plus. De toute manière, même s'ils parvenaient à s'enfuir du fief Nord, ils risqueraient d'être arrêtés par les Varlets. Personne n'a donc jamais essayé de s'enfuir par là, et ainsi, peu de personnes savent que des mines sont enterrées à cet endroit.
- Et vous, comment vous pouvez être au courant ?
- C'est la même chose partout en Hodei, à chaque frontière entre les fiefs.
- Vous êtes déjà sortie hors du fief Nord ?
Au même moment qu'Anthémis posait sa question, des coups se firent entendre à la porte du Temple, qui s'ouvrit pratiquement automatiquement. La jeune fille comprit de par la violence avec laquelle les coups avaient résonné dans la salle qu'il ne s'agissait pas là de simples humains. Elle ne pensait pas que les Miroirs arriveraient aussi vite, mais de toute évidence, il s'agissait d'eux ; ils avaient dû être attirés par le point culminant de Lunaria, soit le Temple. Elle attira la Pythonisse vers elle et, d'une main tremblante, l'empêcha de lâcher le moindre mot. Cette dernière sembla comprendre la situation, et ne se débattit pas. Cachées derrière le rideau, elles étaient invisibles aux yeux des Miroirs, mais ça n'allait pas durer.
- Il faut partir, murmura Anthémis. Les Miroirs ont mauvaise ouïe, ils ne nous entendront pas si on parle tout bas, rajouta-t-elle en se souvenant de ce que lui avait dit Adélaïde sur le sujet, et sur ce qu'elle avait elle-même pu observer à son arrivée à Ibai.
- Il y a une trappe qui donne sur le toit, juste au-dessus de nous, répondit la Pythonisse.
La jeune fille leva les yeux, et remarqua effectivement une surface carrée fixée au plafond. Elle allait pouvoir passer par là pour échapper discrètement aux Miroirs, mais elle allait devoir faire vite.
Un petit anneau était accroché à la trappe. Anthémis chercha un quelconque crochet qui pourrait lui permettre d'ouvrir le passage en tirant sur l'anneau, mais elle n'en trouva aucun. De l'autre côté du rideau, les Miroirs avançaient, lentement mais sûrement.
- Vous n'avez pas de crochet pour ouvrir la trappe ? chuchota-t-elle.
- Si, mais je crois qu'il est à l'autre bout de la salle. Là où sont les Miroirs.
L'angoisse, déjà bien présente dans l'esprit de la jeune fille, continuait de lui monter le long de la gorge, et elle aurait aimé crier de peur ou de frustration et lâcher toutes ses émotions négatives ainsi, plutôt que de devoir canaliser de telles sensations dans un petit, bien trop petit corps. Les Miroirs approchaient, ne cessaient de se rapprocher, et elle ne savait plus quoi faire.
Dans un geste désespéré, elle donna un grand coup de sa canne contre la trappe, qui, brusquement, s'ouvrit et laissa s'échapper une modeste échelle faite de cordes et de bois. Elle resta un moment devant ce qui venait d'apparaître devant elle comme par magie. J'ai réussi, se dit-elle intérieurement. En vérité, elle ne pensait pas qu'un bon coup de canne serait la solution à son problème.
Mais ce geste ne passa probablement pas inaperçu chez les Miroirs, et Anthémis se dépêcha d'attraper la Pythonisse par le bras pour l'aider à monter.
- Allez-y toute seule. Je vais rester ici, lui assura cette dernière.
- Quoi ? Non ! Vous venez avec moi, pas le temps de discuter !
- Si je n'aide pas les Lunariens, je ne sers plus à rien ! Puisque Lunaria entier est destiné à dépérir, je mourrai avec lui !
Anthémis sentit la détermination dans la voix de la femme, mais elle n'avait pas risqué sa vie en venant jusqu'au Temple pour rien ; elle avait prévu de sauver la Pythonisse, alors elle le ferait.
- Vous montez. Un point c'est tout.
Un Miroir fit son apparition de l'autre côté du rideau au même moment. Ses yeux ocre illuminaient la pièce sombre que formait l'intérieur du Temple. Il tourna lentement sa tête couleur ébène vers les deux femmes, de la façon la plus effrayante qui existe, comme s'il savait pertinemment où elles se situaient, mais qu'il prenait son temps par pur plaisir sadique, simplement pour les voir souffrir de la pire des angoisses.
La Pythonisse ne choisit que ce moment-là pour monter l'échelle, et Anthémis la suivit dès qu'elle le put, mais le Miroir s'élança vers elle et lui attrapa les jambes alors qu'elle était déjà proche de la sortie. Elle se débattit, sentant une violente douleur lui traverser le bas du corps. Elle donna des coups de pieds et ses gestes brusques ainsi que la force qu'exerçait sur elle la créature faillirent la faire tomber. Elle serra les barreaux de l'échelle avec toute la force de ses mains. Au-dessus d'elle, la Pythonisse était déjà sur le toit. Elle lui tendit la main pour l'aider à monter. Anthémis attrapa son poignet et tira avec force pour se dégager de l'étreinte du Miroir ; la femme dut s'appuyer sur les rebords de la trappe pour ne pas tomber en avant.
Le pied de la jeune fille finit par glisser d'un des barreaux, et le Miroir se retrouva à essayer d'agripper à la fois la jambe posée sur l'échelle et la jambe libre. La position qu'il adopta le fit devenir plus vulnérable, et Anthémis en profita pour lui donner un dernier coup de son pied en l'air ; la créature fut légèrement repoussée, tout juste le temps que la jeune fille remonte entièrement l'échelle et rejoigne la Pythonisse sur le toit du Temple.
Ses jambes la brûlaient, elle avait l'impression qu'une fournaise s'était allumée à l'intérieur de ses membres ; malgré l'atroce douleur qu'elle ressentait, elle essaya de ne se concentrer plus que sur la fuite loin des Miroirs. Elle remarqua néanmoins que le toucher de la créature avait sévèrement abîmé son pantalon : il n'avait pratiquement plus de tissu au-dessous des genoux, le tout ayant été troué. Sa peau en-dessous avait, grâce à son habit, été plus épargnée que si elle avait été à l'air libre ; malgré cela, l'ébène des Miroirs se remarquait facilement le long de ses mollets, et la douleur restait très forte.
Les deux femmes se trouvaient au haut du Temple, et le toit était assez pointu ; elles peinèrent à rejoindre le sommet sans glisser. La créature qui avait touché Anthémis s'était décidée à monter l'échelle, et se retrouvait maintenant dans la même position que les femmes quelques minutes auparavant ; elle tenta d'escalader le toit d'argile, mais elle n'avait rien sur quoi prendre appui. Pendant qu'elle tentait inlassablement de rejoindre les deux femmes, ces dernières se tournèrent vers le clocher. Elles remarquèrent que les cloches sonnaient à répétition depuis un moment déjà ; elles ne s'en étaient pas rendu compte auparavant, trop occupées à essayer de fuir les Miroirs. Anthémis supposa que, comme à Ibai, les cloches servaient à prévenir d'un événement important, de façon à ce que même les habitants les plus éloignés puissent comprendre qu'il se passe quelque chose.
Alors qu'elle s'apprêtait à s'approcher du clocher, la jeune fille buta sans le vouloir contre une des statuettes qui longeaient le toit du Temple ; elle en profita pour la regarder de plus près.
- C'est quoi, cette statue ? demanda-t-elle.
- L'Envol. Le symbole de Lunaria, répondit simplement la Pythonisse.
Anthémis resta quelques courts instants à observer de près ce qui se faisait appeler l'Envol, tandis qu'elle voyait du coin de l'œil la ville entière à feu et à sang – les Miroirs semblaient se déplacer plus rapidement qu'elle ne le pensait, et se multipliaient à la même vitesse. Elle repensa vaguement à ce que lui avait dit la Pythonisse quelques minutes auparavant. Puisque Lunaria entier est destiné à dépérir, je mourrai avec lui. Depuis toute petite, on disait à Anthémis que cette ville était la capitale de la résistance, celle qui hébergeait en son sein les rebelles les plus déterminés à mettre fin à ce gouvernement, celle qui avait abrité la femme qui avait tué Milio Hodei, la martyre de Lunaria. L'Envol était probablement un symbole de rébellion, l'emblème de la résistance.
D'autres Miroirs arrivaient par la trappe, et celui qui avait touché la jeune fille était enfin parvenu à monter le toit. Sans plus attendre, Anthémis donna un grand coup de sa canne au pied de la statuette, ce qui la fissura à l'endroit touché. Elle donna un autre coup, puis encore un autre, et enfin l'Envol se décrocha. Il n'avait pas été fixé au toit avec grande application, mais c'était à la grande satisfaction de la jeune fille, qui entraîna la Pythonisse le plus vite possible vers le clocher en tenant dans la main gauche la statuette.
- Qu'est-ce que vous avez fait ? la questionna la femme.
- J'ai décroché une des statues. Bientôt, il n'y aura plus personne pour se souvenir de Lunaria, quand tout sera déserté. L'emblème de la résistance ne devrait pas être oublié au fin fond d'une ville dévastée.
La Pythonisse ne rajouta rien d'autre, et se laissa entraîner par Anthémis. Le Miroir prenait son temps pour ne pas glisser, mais il avançait tout de même plus rapidement qu'elles. Il fallait vite trouver un moyen pour qu'elles s'en aillent sans se casser quelque chose à cause de la chute.
Anthémis s'avança dangereusement vers le rebord du toit, et put remarquer une lignée de bretèches le long du mur ; leur toit était assez grand pour accueillir une personne. Elle se hâta de faire venir la Pythonisse et de l'aider à descendre. À partir de là, cette dernière sauta et tomba à terre assez maladroitement, manquant de s'étaler au sol. La jeune fille s'apprêtait à faire de même, quand le Miroir apparut derrière elle brusquement et tenta de l'attraper. Elle réagit rapidement, presque automatiquement, comme un réflexe ; de sa canne, elle le repoussa violemment avant de courir un peu plus loin sur le rebord du toit. Elle ne tenait habituellement pas parfaitement bien en équilibre, mais cette fois-ci, elle sut plus ou moins bien se débrouiller – du moins, jusqu'à ce que la créature ne la rattrape et ne la pousse vers le vide. À ce moment précis, elle crut qu'elle allait tomber et se fracasser le dos par terre, mais par miracle, lorsque ses pieds quittèrent le toit, elle réussit à prendre appui sur la gouttière. Le Miroir s'agenouilla et voulut la prendre par le cou. Anthémis lâcha alors sa prise et se laissa tomber sans grâce sur le toit d'une des bretèches. Malheureusement, son équilibre ne lui permit pas de se remettre debout et de sauter comme l'avait fait la Pythonisse ; elle eut tout juste le temps de se rattraper au rebord de la bretèche avant que le poids de son corps ne la pousse hors du toit et ne la fasse glisser vers le vide.
Un autre Miroir sur le sol s'approcha d'elle et, de là où il se trouvait, ne put que lui attraper les pieds ; les chaussures d'Anthémis l'empêchaient d'atteindre facilement sa peau, ce qui fit que la jeune fille ne ressentit rien face à ce toucher. Elle tenta d'éloigner la créature, ce qui n'était pas une mince affaire. Elle était suffisamment en hauteur pour que le Miroir ne la touche pas plus, mais elle n'allait pas rester dans cette position indéfiniment ; de plus, elle devait supporter tout son poids par la seule force de ses bras, et, bien que rester ainsi quelques temps ne la dérangeait pas, tenir une telle posture pendant un peu trop longtemps allait vite devenir épuisant.
Le son des cloches cessa soudainement, suivi d'un bruit sourd proche de là où se situaient les deux femmes, dérivant l'attention du Miroir. Anthémis profita de ce moment pour se laisser tomber au sol et rejoindre la Pythonisse rapidement. Elle l'entraîna dans une course folle où leur seul but était d'échapper aux créatures qui de partout envahissaient Lunaria. En passant, la jeune fille remarqua un corps étalé au sol, juste au-dessous du clocher. Le bruit sourd devait être celui de son corps se fracassant au sol. Certains, pris d'une violente folie et d'un immensurable désespoir face à ce genre de situation préféraient même fin à leur vie d'eux-mêmes ; Anthémis le savait et n'avait pas le temps de s'occuper de lui. Elle avait avant tout sa vie et celle de la Pythonisse à sauver.
Cette dernière essaya de stopper la course, mais la détermination d'Anthémis l'en empêcha. Au contraire de s'arrêter, elle accéléra le pas.
- Stop ! Je vous ai dit que je voulais rester au Temple ! s'écria la femme.
- Pourtant vous m'avez suivie.
- Oui, parce que vous n'auriez pas voulu vous enfuir tant que je ne le faisais pas moi-même. Mais maintenant, c'est bon, vous pouvez me laisser seule !
- On ne devrait pas parler en courant, ça va nous fatiguer, rétorqua simplement Anthémis.
- Mais vous m'écoutez ou non ?!
La jeune fille resta sur sa décision : elle sauverait la Pythonisse. C'était peut-être stupide, peut-être inutile ; mais quelque part, elle voulait lui montrer que les divinités n'allaient pas la sauver, que si elle voulait survivre, elle allait devoir le faire de ses propres mains. Son entêtement était probablement idiot, chacun devrait croire ce qu'il veut, mais il aurait été tellement stupide que la Pythonisse meure simplement parce qu'elle pensait qu'elle allait être sauvée par un miracle ou par les divinités elles-mêmes.
- Et où comptez-vous aller ? l'interrogea la Pythonisse, paniquée.
- Rejoindre un ami, dit simplement Anthémis.
- Pour aller où ?
- On va trouver un moyen de s'enfuir du fief Nord. Il y a forcément un moyen, déclara la jeune fille en continuant de courir de toutes ses forces.
- Puisque je vous dis que c'est impossible !
Anthémis ne l'écouta pas ; elle ne pouvait pas être sûre qu'il serait impossible de rejoindre le fief Ouest tant qu'elle n'avait pas essayé par elle-même. La situation était désespérée, mais elle ne comptait pas rester sans rien faire.
Elle s'était donné rendez-vous avec Edel près des barrières, mais était-il au courant pour les mines ? Allait-il essayer de traverser ce que la Pythonisse appelait le Couloir, là où la mort lui était assurée ? Il fallait qu'elle se dépêche d'aller le retrouver avant qu'il ne fasse exactement ce qu'il ne devait pas faire, à savoir escalader la barrière. Le problème, c'est qu'elle ne savait pas par où aller ; elle ne connaissait qu'à peine Lunaria.
- Vous, vous savez par où sont les barrières, non ? Donnez-moi un point de repère, articula Anthémis à l'adresse de la Pythonisse.
Sa demande ressemblait plus à un ordre, ce qui ne sembla pas plaire à la femme.
- Certainement pas. Vous courrez droit à notre perte, en vous dirigeant là-bas.
- Depuis tout à l'heure, vous vous plaignez que je vous force à venir avec moi, mais vous ne vous débattez pas beaucoup, pour quelqu'un contraint à faire quelque chose qu'il ne veut pas, remarqua Anthémis.
- Je ne vois rien. Même si vous me lâchiez ici, je ne saurais pas retourner à mon logis, et je serais une cible parfaite pour les Miroirs. Nous nous sommes trop éloignées du Temple, je n'ai plus le choix, maintenant.
Pendant que la Pythonisse parlait, la jeune fille remarqua qu'elle tenait encore sous son bras le livre doré qui reposait sur ses genoux, quelques minutes auparavant. Pour qu'elle ait tenu à le garder avec elle, elle devait y tenir ; mais ce n'était probablement pas une bonne idée de le tenir ainsi près d'elle, elle risquait de le perdre ou de sévèrement l'abîmer. Anthémis décida de ne rien dire à ce sujet ; elle n'avait pas le temps de se concentrer là-dessus.
Puisque la femme refusait de lui donner ne serait-ce qu'un indice, elle se contenta de se diriger dans la direction opposée de celle où étaient arrivés les Miroirs, en espérant que les barrières se trouvaient bien par là.
Elle remarqua quelques personnes qui, effectivement, se dirigeaient dans la même direction. Elle fut rassurée de comprendre qu'elle ne se trompait pas de chemin, et à la fois désespérée de voir que tant de gens courraient droit vers les barrières sans savoir ce qui les y attendait.
La plupart des Miroirs étaient maintenant loin derrière, mais leur vitesse les ferait rapidement arriver aux frontières, et bien plus nombreux qu'ils ne l'étaient à leur arrivée.
Au bout d'une heure de course qui leur avait paru durer une éternité, les deux femmes arrivèrent près des barrières, où déjà une vingtaine de personnes était présente ; elles devaient être arrivées il y a peu de temps, car aucune n'avait encore essayé de passer de l'autre côté.
Le soleil était à présent couché ; dans l'obscurité de la nuit – évidemment non-éclairée par les lampadaires de la ville, l'électricité ne passant pas cette soirée-là –, Anthémis tenta d'apercevoir Edel, probablement accompagné d'Igor. Elle mit du temps à les remarquer, et quand ce fut le cas, elle comprit avec horreur que le vieil homme était déjà en train d'escalader les barrières, soutenu par Edel qui était encore sur le sol du fief Nord. D'autres personnes commençaient aussi à monter et à s'approcher dangereusement du Couloir truffé de mines. De toute évidence, personne n'était au courant qu'ils allaient tous mourir s'ils restaient là.
La jeune fille, tenant toujours la Pythonisse par le bras, s'approcha d'eux rapidement, mais pas aussi vite qu'elle ne l'aurait dû ; la vision d'Igor au sommet de la barrière l'affolait autant qu'elle ne la stupéfiait, comme si tout son système nerveux refusait de fonctionner normalement.
Ce ne fut que lorsqu'il s'apprêta à se laisser tomber sur le sol du fief Ouest qu'elle réalisa complètement la situation. Elle lâcha soudainement le bras de la Pythonisse, accourut vers Edel, l'étreignit et, sans qu'il n'ait eu le temps de réagir, les jeta tous deux au sol, le plus loin possible des barrières. Au même moment, un bruit sourd retentit, et tout s'arrêta autour des deux jeunes gens. L'air semblait changé. Un léger grésillement envahissait les oreilles d'Anthémis ; elle n'entendait plus que ce grésillement, et rien d'autre.
Quand elle ouvrit les paupières, elle remarqua qu'il y avait beaucoup moins de monde devant les barrières que l'instant d'avant. Elle vit la Pythonisse, un peu en arrière, agenouillée au sol, toujours en vie mais semblant désemparée. Quelques personnes étaient encore là, près des dernières maisons de Lunaria, et regardaient la scène qui se présentait devant eux sans réagir.
Que se passe-t-il ?
Le choc qu'avait reçu son crâne en frappant contre le sol avait dû lui brouiller la mémoire, mais elle la récupéra assez rapidement, dès lors qu'Edel commença à se débattre et à essayer de se dégager de l'étreinte d'Anthémis. Elle le laissa respirer. Le visage du garçon était tiraillé par l'angoisse. Ses lèvres prononcèrent une phrase, une demande d'après son expression, mais la jeune fille n'en entendit pas un traître mot. Elle ne lut sur ses lèvres que deux seules syllabes, qui furent répétées plusieurs fois par le garçon : Igor.
Anthémis se releva péniblement pour faire face aux barrières. Elle devait vérifier où était Igor. Était-il en vie ? Où était-il ? Avait-il vraiment sauté, s'était-il laissé tuer par les mines ?
La réponse lui parut évidente lorsque ses yeux, s'habituant de mieux en mieux à l'obscurité, lui laissèrent la vision de tous ces corps amputés étalés au sol. Le corps de ceux qui avaient dépassé la barrière, mais aussi celui de ceux qui s'en tenaient trop proches. La barrière n'avait pourtant pas cédé, bien qu'elle ait été abîmée.
L'odeur du sang lui parvint aux narines. Un parfum envahissant, qui semblait vouloir s'emparer de son odorat, de son corps, d'elle entière. Un parfum enivrant qui souhaitait prendre possession d'elle, comme une présence hostile qui lui était pourtant si familière. L'odeur de la mort.
Le rouge fut la seule couleur qu'elle réussit à deviner malgré le noir de la nuit. Le sang s'échappant longuement des corps qui venaient tout juste de perdre vie.
Elle fit un pas, puis deux, et sentit sous son pied une forme cylindrique, dont la matière provoqua un bruit singulier sous la chaussure d'Anthémis, comme si elle avait marché sur quelque chose de visqueux. Elle sut à quoi s'attendre lorsqu'elle baissa les yeux sur le sol.
Un bras.
Un bras dont l'extrémité abondait d'un sang aussi obscur que le noir de la nuit, un bras qui avait été sauvagement arraché.
Un bras ridé, encore recouvert d'un fin tissu grisâtre, exactement de la même couleur que la chemise d'Igor.
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