Chapitre 12 - L'arrivée des Miroirs
Dès le lendemain matin, Anthémis décida de repartir pour Lunaria ; elle essayait de se convaincre qu'elle aurait le temps de prévenir Edel avant l'arrivée des Miroirs. Et puis, d'un autre côté, la commandante des Sans-Reflets n'aurait pas voulu continuer d'héberger une « petite fille » plus longtemps. C'est ainsi qu'après avoir avalé une grande tartine et bu assez d'eau pour tenir une journée entière sans avoir besoin de se réhydrater, la jeune fille commença à s'en aller. A peine quelques minutes après son départ, Adélaïde la rattrapa en courant, sa pelle accrochée dans le dos.
- Je ne vais tout de même pas te laisser parcourir une dizaine de kilomètres avec ces monstres qui rôdent partout.
Anthémis avait probablement été trop confiante en se disant qu'elle arriverait à se cacher et se défendre avec la petite – mais épaisse – canne en bois d'Ambroisie. Elle se sentit rassurée, aux côtés la femme forte et sûre d'elle qu'était Adélaïde.
Elles ne croisèrent que deux ou trois Miroirs au total, qui ne furent pas difficiles à berner ; il leur suffit de s'éloigner de quelques mètres pour qu'ils ne remarquent pas même leur présence. Ainsi, ces créatures ne semblaient pas bien menaçantes, mais les deux femmes, qui avaient toutes deux vécu l'attaque d'Ibai, savaient qu'ils étaient les plus dangereux des prédateurs de l'Homme.
Par mesure de sécurité, elles décidèrent de contourner le chemin de terre qui reliait directement Ibai et Lunaria, se disant qu'il y avait plus de chance pour que les Miroirs traversent le fief Nord par ce passage-là plutôt qu'un autre. Elles arrivèrent tout de même rapidement à destination ; les premières maisons de Lunaria se firent remarquer à l'horizon au bout d'à peine deux heures de marche. Aucun Miroir ne rôdait dans les parages.
- Je te laisse te débrouiller à partir d'ici, déclara Adélaïde.
La chaleur que lui procurait cette sensation de sécurité au fond de la poitrine se dissipa automatiquement, pour laisser place à une glaciale angoisse. Anthémis serra ses doigts autour de la canne, et remercia vaguement Adélaïde de l'avoir accompagnée jusque là. La femme la prit par les épaules et la regarda droit dans les yeux.
- Bonne chance pour la suite, lui dit-elle simplement.
Elle réajusta sa pelle sur son dos, fit volte-face et s'en alla silencieusement. Anthémis la regarda durant quelques minutes marcher vers l'horizon. C'était probablement la dernière fois qu'elle la voyait.
Prenant son courage à deux mains, Anthémis tourna les yeux vers ce qui l'attendait en face d'elle. De là où elle était, elle pouvait déjà discerner les premières maisons en ruine qui avaient formé l'ancienne Capitale, avant la Grande Révolte. Se trouvant en hauteur, elle pouvait aussi apercevoir plus ou moins bien une minuscule partie des frontières qui séparaient le fief Nord du fief Ouest. Aucun habitant d'un fief n'avait le droit d'en sortir pour aller visiter le reste d'Hodei, sauf par ordre de la Famille Dirigeante. Il y avait probablement une raison à cela, mais elle ne la connaissait pas.
Anthémis continua sa marche et arriva bientôt devant les premières maisons de Lunaria, qu'elle contourna, sentant son pouls accélérer de plus en plus. Aurait-elle le temps d'aller voir Edel et de s'en aller juste après ? Et si elle ne trouvait pas le jeune garçon, que ferait-elle ? Et si elle le trouvait mais qu'il lui en voulait d'être partie de la sorte, et qu'il refusait de l'écouter ? Elle ne serait venue pour rien, dans ce cas-là. Et Anthémis détestait perdre son temps.
Ce vendredi matin-là était un jour de marché ; les vendeurs avaient installé leurs produits sur de longues tables de part et d'autre de la place principale de Lunaria, non-loin du Temple. Celui-ci n'avait pas changé d'un poil depuis la dernière venue d'Anthémis ; il était toujours aussi sinistre et inquiétant.
Elle remarqua assez vite un homme qui lui était familier, assis derrière un stand, qui vendait des choux et des pommes-de-terre. Berbéris. Il attendait désespérément que quelqu'un daigne s'intéresser à ses produits, mais son regard blasé ne changeait pas tellement de celui qu'il semblait arborer au quotidien.
Anthémis préféra s'éclipser discrètement, et se diriger vers la maison des trois hommes – Edel y serait peut-être.
Les sombres feuilles mortes de l'automne étaient éparpillées le long du chemin ; elles s'effritaient dans un agréable son sous les pieds de la jeune fille, qui se fit un plaisir de marcher dans les tas de feuilles. Elle finit par reprendre son sérieux, et doubla la vitesse de sa marche lorsqu'elle arriva près de la maison. Elle s'apprêta à frapper à la porte, mais se rendit compte qu'elle n'aimerait pas tomber nez à nez avec Igor si c'était lui qui venait lui ouvrir. Elle se souvint qu'Edel lui avait dit que son père ne travaillait plus beaucoup, et était souvent plus présent chez eux que dehors ; il était donc fort probable que ce soit lui qui vienne en premier, et elle ne souhaitait pas l'affronter en face à face après qu'il l'ait découverte en train de les voler. D'un autre côté, elle n'avait pas de temps à perdre. Des vies étaient en danger.
Sans plus réfléchir, elle frappa deux grands coups à la porte. À sa surprise, ce fut Edel qui vint lui ouvrir. Il fit les yeux ronds en la voyant.
- Anthémis ?
Les doigts encore serrés autour de la poignée, il resta immobile quelques courts instants, avant de se reprendre :
- Tu es vivante ! Qu'est-ce que tu m'as fait peur ! Où tu étais passée ?
Le soulagement se lisait clairement dans ses yeux. Elle savait pourtant qu'Edel n'était pas spécialement attaché à elle. Il tenait à la vie en général, et détestait sentir les gens qu'ils connaissait, même de loin, mourir. Tous les deux se ressemblaient un peu de ce point de vue là, bien qu'Anthémis n'ait jamais été jusqu'à étudier la médecine ni entretenir sa propre infirmerie.
- Je suis venue pour te prévenir de quelque chose, le prévint-elle.
Elle ne fit pas plus durer le suspens, et déclara directement :
- Les Miroirs se dirigent tous vers Lunaria. La prochaine ville sur la liste est la vôtre, et vous ne pourrez pas y échapper, sauf si vous vous enfuyez à temps.
Le soulagement dans les yeux d'Edel fut vite remplacé par quelque chose de plus sombre, probablement de la peur. Pourtant, il ne parut pas surpris.
- Je m'y attendais un peu, avoua-t-il. Mais j'osais encore espérer que les Miroirs en finiraient là, ou même, se dirigeraient dans le sens inverse, vers le fief Est ...
Il baissa le regard vers le sol, et des mèches noires vinrent lui bloquer la vue.
- Qu'est-ce qu'on fait ? finit-il par demander faiblement.
- « On » ? répéta Anthémis. Je ne reste pas ici, moi. Je suis juste venue te prévenir. Hors de question que je perde encore mon temps à Lunaria, surtout si c'est pour me faire rattraper par les Miroirs.
Edel releva la tête subitement, et attrapa le bras de la jeune fille. Cette dernière recula, surprise qu'il s'agrippe à elle de la sorte.
- Non. Reste, articula-t-il.
- Pourquoi ?
- Il faut qu'on prévienne les habitants de Lunaria. Ils ne doivent pas être au courant, eux. Je ne peux pas tous les prévenir tout seul, et en plus de ça, la plupart ne savent même pas ce que sont les Miroirs !
- Quoi ? Tu comptes vraiment tous les prévenir ? Mais vous êtes combien, dans cette ville ? Il y a beaucoup trop de gens, laisse tomber cette idée, tu n'y arriveras pas !
Edel releva son deuxième bras et pris Anthémis par les épaules, comme l'avait fait Adélaïde quelques minutes auparavant.
- Il faut prévenir un maximum de personnes. Je ne pourrais pas vivre avec toutes ces morts que j'aurais pu éviter sur la conscience.
Son regard déterminé montra une facette d'Edel qu'Anthémis ne pensait pas connaître un jour ; ce jeune garçon d'apparence si fragile et innocente était prêt à risquer sa propre mort pour en sauver d'autres. Un si haut niveau d'altruisme dépassa complètement la jeune fille.
- Préviens-les tout seul ! Moi, je dois y aller !
- On aura le temps. On en préviendra quelques-uns, qui à leur tour en préviendront d'autres, et ainsi de suite. Ça ira vite, je t'assure ! S'il-te-plaît, fais-le avec moi, on ira plus vite à deux.
Il ne lui laissa pas le temps de répondre, et s'engouffra directement dans la petite maison, probablement parti prévenir Igor. Anthémis resta, statique, dans l'encadrement de la porte. Elle hésitait. Elle avait fait vite, elle avait encore le temps de fuir avant l'arrivée des Miroirs. Mais si elle se mettait à jouer la sauveteuse avec Edel, elle n'aurait sûrement pas les moyens de s'en aller sans se faire traquer. Seulement, si elle ne pouvait pas y échapper, le jeune garçon le pouvait encore moins. Elle repensa à ce qu'elle avait dit à Jehan, la veille. Plus on est et mieux on saura se défendre des Miroirs.
Réfléchir si longtemps en restant plantée au même endroit n'allait pas la sauver. Désormais, elle n'avait plus le temps pour ça. Plus le temps de réfléchir.
Sans plus tarder, elle s'élança à travers la ville et cria à tous les coins de rue que les Miroirs arrivaient. Elle avait l'air ridicule, mais elle s'en moquait. Tant pis si personne ne la croyait, si personne ne savait qui étaient les Miroirs, si on la prenait pour une folle ; au moins, elle aurait essayé.
Dès qu'elle croisait quelqu'un, elle se précipitait vers lui, et essayait de le dissuader de rester ici. Comme elle s'y attendait, les passants l'écoutaient à peine, et, s'ils daignaient lui répondre, c'était seulement de petites remarques comme « tu t'es perdue, ma petite ? ». Bien qu'elle n'était habituellement pas sensible à ce qu'on pouvait dire sur d'elle, elle avait du mal à supporter le fait qu'on ne la prenne pas au sérieux seulement parce qu'elle avait un visage enfantin pour une jeune fille de son âge. Elle venait d'avoir quinze ans, et elle se sentait aussi mature qu'une adulte. En Hodei, on était considéré-e adulte à partir de seize ans, même si officiellement, l'âge minimum était de dix-huit ans. Plus qu'un an, même un peu moins, et elle aurait pu être une adulte aux yeux des habitants – si seulement ses joues rondes et ses grands yeux ne lui donnaient pas l'allure d'une petite fille.
Elle finit par retrouver Edel près du Temple. Celui-ci paraissait affolé.
- Tu sais quand est-ce que les Miroirs atteindront Lunaria ?
- Non, je ne sais pas exactement. Dans la journée, avant le coucher du soleil. Il est quelle heure ?
Le jeune garçon lui désigna une grande horloge accrochée au haut d'un imposant bâtiment perdu au milieu d'autres monuments et maisons. Anthémis put y déchiffrer l'heure ; il était déjà midi.
- À partir de maintenant, je suppose qu'ils peuvent arriver à n'importe quel moment, murmura-t-elle, le regard dans le vide.
- Alors ne tardons pas !
Edel se précipita vers les maisons environnantes. Son attention était trop centrée sur son objectif pour qu'il se rende à l'évidence : personne ne les écouterait et personne ne les croirait tant que les Miroirs ne seraient pas devant eux, en chair et en os. Il leur fallait une preuve. Une preuve de l'existence de ces créatures. Et Anthémis la possédait, cette preuve. Son œil.
À un moment pareil, elle n'avait plus le choix. Elle ne voulait pas se faire rejeter des habitants de par l'effrayante laideur de son œil, mais la situation voulait qu'elle les effraie et les fasse fuir, justement.
Anthémis détacha doucement son cache-œil ; c'était la première fois qu'elle se montrait sans, depuis l'attaque d'Ibai – si on ne comptait pas la veille, où Opale le lui avait arraché. Il n'y avait pas grand monde autour d'elle, et personne ne lui prêta attention, mais elle savait que la prochaine fois qu'elle irait prévenir quelqu'un, ce dernier la repousserait automatiquement. Cette sensation ne devrait pas la blesser, elle y était habituée, après tout. Alors pourquoi ne supportait-elle pas l'idée d'être une nouvelle fois considérée comme répugnante, voire dangereuse ?
Baissant la tête, comme pour cacher son œil contre sa volonté, elle s'approcha d'un homme au hasard parmi les personnes qui l'entouraient.
- Monsieur ? émit-elle doucement, sans avoir relevé le visage.
- Mmh ?
- Vous n'allez probablement pas me croire, mais les Miroirs dont Aenor Hodei a parlé l'autre jour arrivent vers Lunaria, et ce n'est pas ...
- Alors comme ça, tu parles, la coupa l'homme.
Cette voix lui dit quelque chose. Sentant ses membres se crisper, Anthémis releva la tête, et tomba nez à nez avec Berbéris. Les yeux de ce dernier s'agrandirent quand il remarqua l'ocre de l'iris de la jeune fille.
- Tu es ..., commença-t-il, mais il ne finit par sa phrase.
Une mine de dégoût se dessina sur son visage, et il repoussa violemment Anthémis, qui faillit tomber par terre.
- Je savais bien que tu n'étais pas normale ! Sale monstre !
Il s'en alla rapidement, traînant derrière lui un panier à roulettes plein de pommes de terre. La jeune fille, bien qu'elle méprisait Berbéris, se sentit quelque peu vide après la réflexion de ce dernier. Monstre, avait-il dit. Il était parti si vite, sans même prendre le temps de comprendre d'où provenait la couleur des yeux d'Anthémis. Elle avait à peine eut le temps de lui parler. Tout était allé si vite, comme s'il n'avait pas été si surpris d'apercevoir l'ocre des Miroirs sur le visage de la blessée qu'il avait hébergée.
La jeune fille fut ensuite submergée par la colère. Monstre ? Avait-elle choisi d'être touchée par un Miroir ? Les Sans-Reflets aussi, avaient été touchés, et ils n'étaient pas plus des monstres qu'elle ! Ils s'étaient battus pour survivre, et s'ils ne s'étaient pas défendus, ils auraient fini par se transformer entièrement en ces horribles créatures ; ils s'étaient battus pour survivre, et cela faisait d'eux des monstres ?
Edel n'avait pas réagi ainsi, quand il avait remarqué la couleur de son œil. Il l'avait même aidée. Comment un garçon comme lui pouvait vivre avec un homme comme Berbéris ? Il était beaucoup trop gentil pour pouvoir supporter quelqu'un d'aussi infect à ses côtés chaque jour !
Mais Edel devait être une exception, car lorsque, ensuite, Anthémis alla parler aux autres habitants, tous s'éloignèrent d'elle, apeurés. Son œil n'était pas simplement jaune ; il était lumineux, éclatant, presque éblouissant dans l'obscurité. Même si ce n'était alors que le jour, et que le soleil renvoyait une luminosité bien suffisante pour faire pâle figure à l'œil de la jeune fille, les habitants de Lunaria à qui elle venait parler voyaient bien qu'il ne s'agissait-là même pas d'une lentille de contact ou d'un autre gadget permettant de changer la couleur des yeux. Ils comprenaient que cet œil était réel, mais au lieu d'en conclure que ce que racontait Anthémis était vrai et qu'il fallait qu'il s'en aillent au plus vite de la ville, ils prenaient peur et certains la traitaient même de monstre, comme l'avait fait Berbéris. Mais elle savait qu'elle n'était pas un monstre ; elle avait longtemps douté, mais depuis qu'elle avait appris que les Sans-Reflets étaient dans le même cas qu'elle, sa vision de la chose avait changé. Elle n'était pas un monstre, elle était humaine. Et si l'Homme était considéré comme un monstre, alors oui, elle en était un. Mais dans ce cas-là, elle n'avait pas à être rejetée de la sorte, car ils étaient tous humains, et ils allaient tous devoir s'allier, au bout d'un moment, pour se défendre des Miroirs.
Et ce moment-là allait arriver dans très peu de temps.
*
Exténués, Anthémis et Edel étaient assis sur les marches de l'escalier menant à la place centrale de Lunaria. La nuit allait bientôt tomber, les Miroirs pouvaient arriver à tout moment, et personne ne les avait écoutés. Les deux jeunes gens ne savaient plus quoi faire.
- On doit partir d'ici, déclara Anthémis. On ne peut plus rien pour les habitants de Lunaria.
- Le seul qui ait accepté de nous croire, c'est Berbéris. Je lui en ai parlé, et il est directement parti. Il doit déjà être loin, à l'heure qu'il est.
- Et Igor ?
- Sous prétexte que c'est toi qui nous as informé de l'arrivée des Miroirs, il refuse de nous croire. Il raconte que tu n'es qu'une menteuse, et une voleuse. Mais tu n'es pas une voleuse, n'est-ce pas ? Igor dit ça parce qu'il n'a pas confiance en toi, je le connais.
Anthémis eut un rictus, gênée.
- Quoi qu'il en soit, il faut que j'aille le raisonner, annonça Edel en se relevant. Tu as raison, on ne peut plus rien pour les autres. Qu'est-ce que tu vas faire, toi ?
La jeune fille s'apprêtait à répondre qu'elle allait partir tout de suite, quand son regard se posa sur le Temple.
- La Pythonisse a été prévenue ? demanda-t-elle.
Edel regarda à son tour le Temple, avant de répondre par la négative.
- Il faut qu'on la prévienne, elle aussi. Surtout elle, finalement. Elle qui est aveugle et isolée dans ce vieux bâtiment, elle va être la dernière au courant, déclara Anthémis.
- Oui, vas-y. On se rejoint devant les barrières qui nous séparent du fief Ouest.
Au même moment, des cris forts se firent entendre du côté de l'entrée est de Lunaria. Les deux jeunes gens tournèrent la tête en même temps. De là où ils étaient, ils ne purent rien voir de la scène, mais les cris continuèrent.
Le soleil commençait à se coucher à l'horizon. La journée s'était écoulée.
- Les Miroirs sont arrivés, déclara Anthémis.
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