Chapitre 1 - L'Attaque
Le soleil s'était déjà couché depuis quelques heures ; en cette ordinaire soirée d'octobre 2368, le village d'Ibai était plongé dans les profondeurs d'une nuit visiblement douce et calme. Quelques bougies étaient encore allumées, mais ne tarderaient pas à s'éteindre. Quelques feux crépitaient encore dans les cheminées, mais leurs flammes mourraient bientôt. La plupart des villageois s'endormaient paisiblement, malgré le froid nocturne d'automne qui s'intensifiait de nuit en nuit, annonçant lentement l'arrivée d'un aigre hiver.
La vitre d'un petit bâtiment servant de musée sur l'histoire d'Hodei, commandé par la Famille Dirigeante, filtrait une faible raie de lumière par l'entrebâillement d'une porte du fond de la salle d'entrée. Ce que personne ne savait, excepté les habitants d'Ibai, était que ce musée, d'apparence simple et rudimentaire, cachait en son sous-sol un lieu de fête et de loisirs. Cet endroit n'était ouvert que la nuit, où les Varlets ne rôdaient pas dans le village, et était appelé ''bar'' par ses fidèles clients. On y servait boissons et alcools, ce qui était pourtant interdit pour de simples villageois du fief Nord, et le marché noir n'y était qu'une activité des plus banales. Certains profitaient de l'endroit pour s'échanger des armes illégales, souvent à but de nuire à ce gouvernement tyrannique, d'autres se contentaient de quelques babioles parvenues du monde au-delà de l'océan. Ce lieu avait toutes les caractéristiques pour déplaire à la Famille Dirigeante, et ceux qui s'y reposaient encouraient de graves sanctions ; les villageois le savaient bien, et ceux qui craignaient le gouvernement ne s'autorisaient pas à se laisser aller à ce genre d'endroits. Seuls les moins peureux - et souvent les plus inconscients - venaient s'y amuser. C'était le cas d'Ambroisie Vanderguel, habituée depuis son plus jeune âge à négocier sur des objets du marché noir afin de se procurer quelques ustensiles utiles au quotidien mais pourtant interdits en Hodei. Depuis la disparition de son père suite à la découverte publique des armes illégales qu'il gardait chez lui, Ambroisie limitait ses venues au bar, mais cette nuit-là elle n'y était que pour se détendre un peu, accompagnée de sa petite sœur, Anthémis. Cet endroit leur rappelait à toutes deux de bons souvenirs de l'époque où leurs parents étaient encore parmi elles, et elles aimaient se rendre de temps en temps là-bas, où elles étaient toujours les bienvenues.
Pour la première fois depuis plusieurs jours, voire plusieurs semaines, Anthémis avait un petit sourire accroché aux lèvres, ce qui ne lui arrivait pourtant que très rarement. Elle se sentait chez elle, là, assise sur ce canapé abîmé et troué à certains endroits, mais qui lui était pourtant si confortable ; elle s'y sentait bien, et écoutait sa sœur parler de ses dernières créations en tant que tisserande. Une atmosphère chaleureuse et bienveillante émanait de la salle, tandis que des groupes d'amis ou de collègues s'échangeaient quelques mots ou objets de part et d'autre du bar. La nuit allait être douce.
Quand, soudainement, des craquements se firent entendre. C'était un bruit singulier, on pouvait vite le comparer à un objet se fissurant, au craquellement d'un ustensile léger et fragile. Bientôt, l'éclat d'une vitre se brisant retentit, et les deux sœurs tournèrent la tête au même moment vers la porte d'entrée du musée.
Ce qu'elle vit glaça littéralement le sang d'Anthémis. Elle n'eut pourtant pas une vision bien claire de ce qui se produisait devant ses yeux, car les événements s'enchaînèrent à une rapidité fulgurante, mais elle eut le temps d'apercevoir ce qu'elle qualifia instantanément de monstres. Leur peau d'ébène se dissimulait parfaitement dans la pénombre de l'entrée, mais leurs yeux jaunes les scrutaient tous, de la pire des manières possibles, passant de personne en personne, lentement et calmement, tandis que le temps semblait s'être arrêté. Les yeux écarquillés, Anthémis restait sur place, statique, paralysée par la peur. Et alors que les images s'étaient figées dans son esprit, ce fut soudainement le noir. Le noir, le vide total. Une vive douleur, et puis, plus rien, durant plusieurs minutes.
Quand elle rouvrit les yeux, la jeune fille se retrouvait piégée sous des décombres où seul le haut de son corps était laissé à l'air libre. Ses oreilles mirent du temps à lui faire parvenir au cerveau tous les cris des villageois et tous les pleurs. Anthémis ne comprenait pas ce qui se passait autour d'elle, mais alors qu'elle levait les yeux au plafond, elle vit que celui-ci n'existait pratiquement plus, et qu'elle était écrasée sous les décombres du toit. Était-ce la faute des créatures qui venaient d'arriver ? Combien étaient-elles, au juste ? Et surtout, qui étaient-elles ?
Puis, la jeune fille entendit quelqu'un hurler son prénom. Elle tourna faiblement la tête, et vit Ambroisie courir vers elle. Elle n'avait rien, cette nouvelle rassura Anthémis, qui voulut se relever mais qui en fut empêchée par la vision d'autres silhouettes noires s'approchant d'elle, tandis qu'elle était coincée et blessée ; s'approchant d'elle, tandis qu'elle était sans défense.
Elle n'avait encore aucune idée de ce que ces créatures pouvaient bien lui faire, mais il était évident qu'elle n'avait pas intérêt à rester à cet endroit sans bouger. Ambroisie arriva bientôt près de sa petite sœur, et commença à la dégager des décombres, mais Anthémis n'avait d'yeux que pour les silhouettes qui peu à peu s'approchaient.
- Ambroisie ... Va-t-en, les créatures s'approchent, émit la jeune fille.
Mais sa sœur ne répondit pas.
- Ambroisie ! Va-t-en !
Cette dernière, tout en continuant de déplacer au plus vite qu'elle le pouvait ce qui retenait prisonnière Anthémis, lui jeta un regard déterminé, et dit tout bas :
- Arrête de jacasser et aide-moi à te sortir de là.
Mais alors qu'elle soulevait une pierre du buste de sa petite sœur, cette dernière émit un gémissement de douleur ; elle avait une vilaine blessure à l'abdomen, de toute évidence provoquée par la pluie de décombres qui l'avait ensevelie suite à sa perte de conscience. Anthémis, se sentant trop épuisée, laissa sa tête retomber sur le sol et ferma ses yeux fatigués. Les créatures s'approchaient, c'était probablement la fin de ses jours, et elle en avait conscience. Elle avait bien vécu, après tout ; elle connaissait des camarades de classe qui étaient mortes bien avant elle, bien avant qu'elles n'aient atteint leurs quinze ans. Mourir en cette douce nuit n'était pas une affreuse fin.
Soudainement, un cri strident se fit entendre. Non pas le même genre de hurlement que l'on entendait déjà avant, alors que l'attaque venait de commencer ; mais un cri si aigu et si déchirant qu'il fut à la limite de fendre les tympans d'Anthémis. Elle eut l'impression de reconnaître cette voix, même cachée dans ce tumulte de cris et de pleurs. Ambroisie.
La jeune fille se redressa le plus rapidement qu'elle le put, même encore ensevelie sous les pierres, pour voir ce qu'elle redoutait tant : sa sœur, encerclée par ces silhouettes noir d'encre. Alors que les écorchures que lui avait causé la chute du toit lui déchiraient presque la gorge, elle ne put s'empêcher de crier le nom de sa sœur, au risque d'être à nouveau repérée par les créatures. Ambroisie tourna la tête vers elle, un air d'horreur et de désespoir braqué au visage, avant de disparaître derrière les silhouettes.
Prise au piège, Anthémis ne bougea pas durant plusieurs secondes, encore une fois paralysée par la peur. Ce ne fut que lorsqu'un tremblement se fit ressentir, provoquant le déplacement d'une pierre près de l'abdomen de la jeune fille, qu'elle se décida à partir. Mais pour quoi faire ? songea-t-elle. Partir, courir, m'enfuir ? Elle ne pouvait pas laisser sa sœur se faire attaquer par les silhouettes ; mais elle ne pouvait pas contrer ces dernières, sans avoir la certitude d'une mort imminente, ou du moins d'en sortir avec de graves séquelles.
Les cris familiers de sa sœur cessèrent, et le cœur d'Anthémis se serra d'une façon qui lui fit un pincement singulier à la poitrine. Elle se dégagea du tas de pierre et de bois aussi discrètement qu'elle le put, gémissant sans le vouloir au contact de ses blessures avec les matières froides qui avaient, autrefois, formé le toit du musée. Laissant son regard glisser vers l'encerclement des silhouettes noires, elle aperçut le spectacle le plus effroyable qu'elle ait jamais vu ; le reste de l'attaque, les cris ou les silhouettes n'étaient rien par rapport à ce qu'elle avait devant les yeux. Ambroisie, sa peau noircissant de plus en plus au fil des secondes, comme si elle avait été carbonisée de tout son corps ; ses yeux virant au vert clair, puis au jaune ocre et scintillant qui se discernait même de là où se situait Anthémis ; et son regard, un regard déchiré entre l'agonie et la plus profonde des haines. Bientôt, Ambroisie fut semblable, trait par trait, aux silhouettes qui l'avaient encerclée.
Anthémis ne sut pas très bien ce qui lui arriva, ce jour-là, mais le spectacle qui s'offrait à ses yeux lui était si insupportable qu'elle se mit à courir comme jamais elle n'avait couru, à s'enfuir tellement vite que son souffle en fut presque coupé, abandonnant ainsi sa sœur, et ce à jamais. Elle rencontra sur son chemin plusieurs dizaines de silhouettes, toutes semblables et toutes lui donnant l'aspect de l'horreur comme elle n'aurait jamais songé le connaître. Toutes voulurent l'attraper, sûrement pour la transformer comme Ambroisie avait été transformée, mais Anthémis esquiva chaque coup du mieux qu'elle le put ; jusqu'à ce qu'une des créatures ne fasse que lui frôler le haut du crâne. La jeune fille usa de son habilité pour lui échapper de justesse. Durant un fragment de seconde, elle eut cru mourir de ce coup qui aurait pu s'avérer fatal, mais elle n'avait plus le temps d'avoir peur, plus le temps de songer à ce dont elle avait ou non échappé. Anthémis voulait s'enfuir, voulait partir le plus loin du danger, sans plus penser à sa sœur ni à rien. La vision d'Ambroisie l'avait ravivée, et il était hors de question qu'elle finisse comme elle, transformée en ces choses répugnantes ; tout ce qu'elle voulait à ce moment était survivre.
Elle ne s'arrêta pas de courir, même après avoir dépassé le musée, le quartier et le village entier. Le cauchemar vivant auquel elle venait d'assister la hantait toujours, comme s'il se présentait encore devant elle. Les yeux jaunes de sa sœur la suivirent jusque dans les profondeurs de la forêt, la couleur de sa peau comme carbonisée, l'odeur des silhouettes lui volant Ambroisie pour toujours. Ce ne fut que lorsque les os de ses jambes semblèrent sur le point de se briser que la jeune fille se laissa tomber dans les ruines de l'ancienne Capitale, à deux kilomètres de la ville de Lunaria.
Bạn đang đọc truyện trên: Truyen247.Pro